samedi 7 novembre 2009

Jude l'obscur, de Thomas Hardy

Qu’est-ce qui fait le grand romancier ? Plus facilement qu’autre part, on peut parfois s’en rendre compte en lisant des ouvrages « datés ». Tout ce qui ne correspond plus à notre époque, à notre mentalité nous oblige en effet à une prise de distance, donc à un regard différent de celui que nous porterions sur des textes qui, portant en eux une modernité toute semblable à la nôtre, pourraient plus facilement susciter notre enthousiasme et balayer tout esprit critique.

Il en est ainsi de « Jude l’obscur ». Si la lutte entre les conventions sociales ou religieuses et les sentiments véritables, thème majeur de toute l’œuvre de Thomas Hardy, n’est pas par elle-même quelque chose d’anachronique, la manière qu’a le romancier de parler (c’est-à-dire de ne pas vraiment parler) de sensualité, ainsi que le monde rural caractérisé par un machinisme naissant qu’il décrit avec force détails, marquent très fortement la différence, à un siècle à peine d’intervalle, avec les récits d’aujourd’hui. On dirait volontiers que Flaubert est beaucoup plus moderne. Mais pas Zola, intellectuellement très contemporain de Hardy.

On n’en voit que mieux, dans « Jude », la prodigieuse fermeté du romancier qui sait très exactement là où il va nous mener. Qui connaît ses personnages « de l’intérieur », mieux qu’il ne semble possible de les connaître – car ils sont quelquefois imprévisibles. Créatures de pure invention, ils ne paraissent pas pour autant « fabriqués ». Ils sont improbables et pourtant pas invraisemblables. Ils sont l’émanation d’une société, dont ils ne sont pourtant pas les purs produits. Ce qui leur arrive est tragique et l’on a à la fois l’impression qu’ils ont accompli leur destin et exercé – fût-ce en se fourvoyant – leur pleine liberté. Le romancier, lui, nous dépeint la société, alors qu’il n’a – apparemment – aucune prétention sociologique. Et, par-dessus tout, il existe une voix dans le livre, elle est présente à chaque chapitre, à chaque paragraphe. Et cette voix, proche et lointaine, située là où aucune autre qu’elle ne saurait être, en un lieu unique, cette voix a une tonalité propre qui peut être rattachée à une couleur : Thomas Hardy écrit en gris foncé, une couleur mate où il entre très peu de lumière. Comme dans Tess d’Urberville, cette couleur est celle du grand romancier qu’il est.

mercredi 7 octobre 2009

La vie comme à Lausanne, de Erik Orsenna

Orsenna est manifestement un écrivain intelligent. Contrairement à Mauriac – ou plus exactement à ce que Sartre en disait – il ne se pose pas en Dieu pour ses personnages. Son attitude à lui serait plutôt celle du marionnettiste : il s’amuse à tirer les ficelles, il voudrait bien par là nous amuser aussi. Il badine sans cesse : avec l’amour, la maternité, la politique – même avec l’Italie. Avec la Suisse aussi, puisque l’histoire est celle d’un jeune homme doué pour les études et aussi pour le football, qui deviendra un député centriste ; et la Suisse est, de toute évidence pour Orsenna, le Pays de la tempérance et du juste milieu, le lieu, en somme, où s’originent tous les centres possibles.

Mais à force d’être intelligent, le romancier perd la bonne distance. Sa désinvolture, son ironie à l’endroit de ses personnages les vident de l’essentiel de leur substance. Orsenna ne croit guère à l’histoire qu’il raconte, seulement à la jubilation qu’il éprouve en la racontant. Et le lecteur se lasse très vite de ce jeu où il ne fait que contempler le romancier tirant les ficelles. En écrivant ce livre, Orsenna a manifestement oublié la leçon des critiques : le romancier est forcément de mauvaise foi. Ce qui va de pair avec une certaine forme de bêtise.

samedi 3 octobre 2009

Au-delà de cette limite... de Romain Gary

La cinquantaine passée, on ne joue plus avec l’amour. Parce que le sexe ne suit plus, surtout si la crise pétrolière s’en mêle (le roman se passe dans les années du premier choc pétrolier) et que la puissance financière, elle aussi marque de virilité, cesse elle aussi de prodiguer ses certitudes. Mais qu’arrive-t-il alors si l’on tombe amoureux d’une jeune, très jeune Brésilienne prénommée Laura ? Et, pis que tout sans doute, si ce sentiment paraît partagé ? On ruse, on consulte des médecins, on fantasme. On ne veut pas s’avouer vaincu. Comme il n’est pas d’amitié possible entre hommes et femmes – tel est le credo, au fond assez machiste, mais crânement assumé, du narrateur de ce roman et sans doute aussi de son auteur – le fait de bander ou pas devient affaire d’honneur. Romain Gary sait bien parler de ces choses-là : avec un mélange de crudité et de panache, et des métaphores parfois fulgurantes, qui forcent l’admiration et nous retiennent de lui prescrire un lavage de cerveau (de cerveau ?) opéré par d’enragées féministes. Au-delà de l’expression d’un tempérament, ce livre peut être lu aussi comme une complainte sur la condition masculine – une condition pas si enviable, pas si glorieuse qu’on ne l’a prétendu des siècles durant.

vendredi 2 octobre 2009

Au Pays, de Tahar Ben Jelloun

Mohamed est vraiment l’anti-héros : bon ouvrier chez Renault, bon père, bon musulman, il a toujours fait en sorte d’éviter de se faire remarquer. Il fait partie de ces hommes que l’on peut croiser indéfiniment sans les voir. Quoiqu’il ait plutôt eu de la chance avec ses enfants – aucun d’eux n’a eu affaire à la police – il les a sentis s’éloigner de lui, inexorablement, sans comprendre pourquoi. Un jour, pendant les années 60, Mohamed avait été emmené du Maroc en car pour occuper son emploi à l’usine ; sa femme l’a rejoint ensuite, et ses enfants, nés et grandis dans un HLM de banlieue, sont devenus de véritables petits Français. Histoire très classique d’un immigré.

Mais la législation sociale étant ce qu’elle est, voici que sonne l’heure de la retraite. Contrairement à ses enfants, Mohamed n’est pas chez lui en France. Chaque année, pour ses vacances, il retournait d’ailleurs au bled, au terme d’un parcours de plus de 2000 km en voiture. La retraite – qu’il appelle lentraite – s’avère tout d’abord très déroutante pour Mohamed. Mais pourquoi ne pas la considérer comme de grandes vacances – de grandes vacances que l’on pourrait passer le plus possible en famille. Pour cela, Mohamed va faire construire une grande maison un peu folle et pas fonctionnelle du tout, dictée par l’émotion et la fantaisie, une sorte de palais du Facteur Cheval plus absurde qu’inventif. Pour que ses enfants viennent le rejoindre et que la famille vive toute ensemble, comme on doit vivre quand on est une grande famille. Mais ses enfants ne viendront pas, bien sûr ; et le rêve de Mohamed se brisera contre cette évidence : ses enfants ne lui ressemblent pas. Tel est pour Tahar Ben Jelloun l’un des drames de l’immigration : cette lignée brisée, cette irréconciliabilité entre parents et enfants. L’histoire de Mohamed est triste et sans morale. Aurait-il pu devenir lui-même un « petit Français » ? Sans doute pas. Et le bled, pauvre, désertique, ne lui offrait presque rien. Entre ses parents marocains et ses enfants français, Mohamed était voué à être le représentant d’une génération sacrifiée. Comme lui, il y en a des milliers, appartenant à un passé proche. Tahar Ben Jelloun nous rappelle qui ils furent et qu’il ne faudrait pas les oublier.

lundi 28 septembre 2009

L'audace d'espérer, de Barack Obama

A l’aise, sûr de lui sans être arrogant, charmeur, convaincant et convaincu : tel nous apparaît Barack Obama à la télévision. Il n’en fait ni trop ni trop peu. Cette maîtrise exceptionnelle de son image, servie par un physique lui-même hors du commun, tend à faire du premier Président afro-américain des Etats-Unis un gagnant sur tous les fronts. C’est du moins l’image que l’on en avait, en Europe, aux premières semaines de son mandat. Les choses paraissent moins simples aujourd’hui.

Et ce livre nous en donne quelques clés. Certes, Obama a réussi en politique grâce à ses immenses qualités personnelles et parce qu’il a eu un peu de chance aussi. Mais au prix de quelle dépense d’énergie ! Il faut l’entendre raconter ses campagnes électorales, l’agenda surchargé, les voyages longs et fastidieux (même l’Illinois, qui n’est qu’un des Etats des Etats-Unis couvre un vaste territoire dans lequel les déplacements dévorent beaucoup de temps), l’amertume de certaines réunions ratées ou infructueuses, et par-dessus tout le pouvoir de l’argent, cet argent omniprésent, qui fait et défait les candidats et pèse d’un poids effrayant sur toutes les élections, de la plus petite à la plus grande. Elu au Sénat, le jeune Obama n’est pas pour autant entré dans une sorte d’aristocratie qui lui vaudrait tranquillité et privilèges : tous ses faits, ses gestes, ses votes, sont pesés, comptés ; à tout moment, il peut faire l’objet d’une campagne de dénigrement, il doit à la fois écouter les mises en garde de ses collaborateurs et les diriger…

On se découragerait à moins. Obama, lui, est à la fois d’une lucidité sans concession et d’une détermination à peu près inflexible. C’est à la fois admirable et, par moments, vertigineux. Obama est formidablement sympathique ; on le sait admirable, on l’aime et on a envie de l’aimer plus encore. Il ressemble vraiment à ce que les Etats-Unis voudraient être : un Pays au-dessus de la mêlée. Et sans le discours ploutocratique d’un Bush : manifestement, le nouveau Président des Etats-Unis a le sens du social ; il connaît les « vraies gens », il leur a parlé, il les a fréquentés.

C’est pourquoi, à lire son livre, il arrive qu’on s’interroge. Non pas sur la sincérité de son discours, mais sur des éléments de cohérence. Sur ce qui paraît être l’oubli d’un principe de non-contradiction. Je vois un exemple possible dans le récit de son premier voyage au Kenya avec sa femme Michelle. Dans l’avion du retour, celle-ci fait remarquer à son mari qu’elle est heureuse de retourner en Amérique, car les gens qu’elle a rencontrés au Kenya ne sont pas libres. Elle juge en effet que l’organisation tribale de la société, dans laquelle celui qui a réussi doit aider toute sa famille, y compris éloignée, sans considération des mérites, entraîne une forme de paralysie et constitue un encouragement à la fainéantise. Certes. Et de disserter sur le système américain qui donne ses chances à chacun, récompense la volonté de travailler et l’inventivité. Le mythe du self made man demeure vivace, qui conjugue liberté, responsabilité et réussite. Mais lorsque Obama évoque, quelques pages plus loin, les régions sinistrées de l’Amérique, où le chômage sévit, où les usines ferment, où la ville et la société se décomposent, il pourrait tout aussi bien pousser un peu davantage son raisonnement et affirmer que ce qui manque à la société américaine, ce qui ouvre la voie à ces drames, c’est le manque de solidarité. Une solidarité dont bien des sociétés africaines regorgent et dont le tribalisme n’est qu’une forme certes perverse mais qui, humainement, n’est pas sans raison d’être.

Dans un autre passage de son livre, Obama se dit fier de la démocratie américaine, du rapport direct avec les citoyens. La preuve en est qu’à une certaine époque, il était possible de s’approcher très près de la Maison-Blanche, presque d’apercevoir depuis la rue le Président à son bureau. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, Obama le sait et le regrette. Mais il lui faudrait s’interroger sur ce qui a changé : la logique de blocs destinés à se heurter l’un à l’autre a fait place à un aspect multicentrique et multiforme des menaces. Il y a moins de risque de devoir lancer une bombe atomique ; mais les mesures de sécurité se sont insinuées dans la vie de tous les jours, pour la détériorer. Et je pense, pour ma part, qu’il s’agit d’une régression en termes de civilisation. Vive la guerre froide, car peut-être que l’Union Soviétique pouvait nous anéantir en quelques secondes (peut-être pas, d’ailleurs), mais je pouvais davantage faire confiance à mon voisin, ne pas passer constamment sous ces portiques idiots qui se mettent à hurler simplement parce que vous avez oublié les clés de votre voiture dans votre poche.

Il y a par ailleurs de très belles pages sur le racisme et son changement de forme au cours des dernières décennies. Les petites vexations du quotidien sont demeurées ; par contre, les discriminations pour l’emploi ou la carrière (une fois qu’on connaît la personne en profondeur) ont eu tendance à s’estomper. La conviction d’une quelconque infériorité n’existe plus aujourd’hui chez personne ; reste un rejet suscité uniquement par les apparences, et que – bêtise plus grande encore – des apparences contraires suffisent à faire disparaître, ainsi que l’a brillamment montré Philip Roth dans « la Tache ».

Obama a aussi d’excellents passages pour montrer à la fois qu’il s’est interrogé sur la guerre en Irak, qu’il a beaucoup écouté (je crois qu’il a vraiment cette qualité-là) et qu’il en a conclu que l’intervention américaine n’a ni légitimité ni possible efficacité à long terme. Pour autant, il continue de penser qu’il appartient aux Etats-Unis de faire régner la paix dans le monde. Le Budget américain de la Défense lui paraît énorme, mais il ne plaide pas nettement pour une démilitarisation, considérant ce rôle de « sherif » (c’est lui-même qui emploie le mot) que son Pays doit continuer à jouer. En comparant ce raisonnement à celui où il plaide pour une réforme du système de santé, je n’ai pu m’empêcher de penser que la « technique Obama » consiste à donner un coup à droite, un coup à gauche. L’objectif est assez évident : ne pas paraître extrémiste, éviter la tentation d’être catalogué « à gauche » (alors que bien des éléments de son discours devraient nous conduire à cette conclusion), tout en s’efforçant de passer certains messages qui contredisent passablement le discours du libéralisme économique pur et dur. Mais en voulant toujours tenir l’équilibre, Obama risque de passer pour ambigu ; certains pourraient bien parvenir à le mettre en face de ses contradictions, d’une manière telle qu’il aurait du mal à s’en tirer, politiquement parlant. L’Histoire le jugera-t-elle comme le Guy Mollet américain ? Je ne le lui souhaite pas.

samedi 12 septembre 2009

La Violence monothéiste, de Jean Soler

La Francophonie se veut aujourd’hui un mouvement axé sur la diversité culturelle et linguistique, et pas seulement sur la défense de la langue française. Pas étonnant, donc, si c’est au cours d’un colloque organisé par ladite Francophonie que j’ai entendu parler de ce livre. Etaient rassemblés à la tribune Stéphane Hessel et Edouard Glissant, à propos des droits de l’homme, et le premier a beaucoup insisté, en citant à plusieurs reprises et en recommandant le livre de Jean Soler, sur l’opposition entre droits de l’homme er religions monothéistes. Cela m’a intrigué et donné envie de lire le livre.

Jean Soler est un excellent connaisseur des religions du Livre, tout comme des textes sacrés eux-mêmes. Les citations ne lui font jamais défaut à l’appui des idées qu’il avance. Quant à sa thèse d’ensemble, elle est assez simple : les religions monothéistes, parce qu’elles reposent sur une opposition des contraires (le Bien, le Mal, par exemple ; ou le peuple élu, les autres peuples), dont l’un doit triompher de l’autre, sont nécessairement des facteurs de violence extrême. C’est ce que l’auteur appelle d’un néologisme curieux (et plutôt malsonnant à mon avis) : le monobinarisme. A l’inverse, les civilisations où coexistent plusieurs dieux, plusieurs croyances, plusieurs principes susceptibles de se marier entre eux car interdépendants (exemple bien connu du Yin et du Yang), sont par essence beaucoup plus pacifiques.

Evidemment, l’auteur n’a pas beaucoup de mal à citer des passages de la Bible où il est question d’exterminer – sans laisser de prisonniers, sans faire grâce à quiconque – tout ce qui n’est pas le Peuple élu. Il rappelle au passage que le devenir tout entier du peuple d’Israël repose sur une trahison : celle de Jacob qui a usurpé à son frère le droit d’aînesse. Au passage, et c’est plus étonnant, Jean Soler souligne que le monothéisme de la Bible n’est pas, en tout cas au début, un véritable monothéisme ; il est bien dit en effet que l’on ne doit adorer qu’un seul dieu, pas que ce dieu est le seul à exister. Yahvé, dieu des Juifs, doit seulement avoir l’exclusivité du culte de son peuple. Pour moi, ce constat s’accorderait assez bien avec l’idée d’une invention du monothéisme par les Egyptiens : Akhénaton a éliminé les anciens dieux pour n’en reconnaître qu’un seul, et cela s’est fait très vite. Ce n’est pas la thèse de Jacques Attali, bien sûr, car cela ne sert pas sa cause. Mais peut-être les Hébreux se sont-ils contentés, de loin et pour des raisons politiques : il s’agissait en effet de démarquer le peuple d’Israël des autres peuples, pour assurer son existence et l’ancrer dans l’Histoire.

De là à dire que les peuples polythéistes ont mené leurs guerres avec davantage de douceur… Je ne suivrais pas tout à fait Jean Soler sur ce terrain. Il suffit de penser à l’extraordinaire cruauté de certains Empereurs chinois ou de certains shoguns pour se dire que la même violence peut venir d’ailleurs que du monothéisme. Sous l’angle historique, la démonstration, toute passionnante qu’elle soit, n’est donc pas entièrement convaincante ; elle le serait davantage en termes de raisonnement pur : il est certain que l’existence de plusieurs divinités, éventuellement en délicatesse entre elles, et de toute manière assez antropomorphe, constitue un puissant facteur de relativisme et permet plus difficilement à l’homme de se croire investi d’une mission divine consistant, par exemple, à exterminer ses semblables.

Mais j’ai trouvé intéressant, quoique pas vraiment novateur, le chapitre où Jean Soler souligne que tant Hitler que Staline se comportaient en fait dans leurs proclamations et dans leurs comportements dictatoriaux comme des chefs théocratiques. Tous deux ont été séminaristes, c’est connu, mais il est bon de le rappeler en soulignant que ce n’est pas réellement un hasard.

Et combien Jean Soler a raison de conclure en constatant qu’à une époque où les plus récentes découvertes scientifiques montrent l’importance du temps, du hasard et de l’incertitude dans le fonctionnement du monde matériel, le « retour du religieux » (entendons par là, bien sûr, la religiosité fanatique) ne devrait pas pouvoir trouver la moindre place.

dimanche 16 août 2009

Journal d'une femme adultère, de Curt Leviant

Aucun lecteur ne possède jamais la clé qui ouvre toutes les portes. Le temps aiguise le flair, certes, et quintessencie le désir de la chose écrite… Mais savoir dire exactement pourquoi un texte, dès les premières pages, possède un pouvoir différent, une capacité plus forte de vous arracher au quotidien, ça non, on n’y arrive pas vraiment. Il faut se contenter d’indices : l’existence d’un jeu multiple, de divers niveaux possibles de lectures, d’un entrelacs de références… Un roman puissant ne saurait être simpliste. Mais quand on a affirmé cela, on n’a pas dit grand-chose de cette véritable magie qu’est la littérature et qui opère si bien dès les premières pages du livre de Leviant. Peut-être sent-on d’emblée (et l’épaisseur du livre est là pour le confirmer, mais elle n’aurait pas suffi par elle seule à nous convaincre) que l’auteur possède une énorme richesse accumulée, dans laquelle son récit va nous immerger. Et que cette richesse touche à la fois à la sensualité, au monde réel et à celui des idées. Que la force de cet auteur est qu’il va réussir à dominer son lecteur, avec son plein consentement éclairé.

…Bien, voilà ce que j’écrivais après lecture de quelques pages de ce Journal. Il y en a près de mille au total, et je viens de les achever. Oui, c’est un grand rendez-vous littéraire. Ce portrait de femme foisonnant, proliférant, est vraiment d’une incroyable richesse. Est-on proche de l’autobiographie ou l’imagination a-t-elle tourné à plein régime ? On n’en saura rien : l’auteur, en décalage par rapport à son époque, ne s’est pas beaucoup dévoilé. En revanche, l’intrigue du livre, et jusqu’à son dénouement, est faite de situations assez convenues. C’est peut-être l’influence de la musique – Aviva, la « femme adultère », est violoncelliste de son état et son amant Guido est aussi son élève – qui interdit le mariage du littéraire et du romanesque. On demeure étonné de ce mystère, sans savoir à l’avance s’il demeurera lancinant alors que d’autres lectures auront succédé à celle-ci, ou bien s’il s’effacera tout de suite.

Une forme d’humour bien particulière (plutôt yiddish ou juif new-yorkais ?) court tout au long du livre. L’amour est chose sérieuse, mais c’est à travers une bonne dose d’autodérision qu’on peut l’évoquer par touches successives et subtiles. C’est une leçon d’écriture et sans doute aussi une leçon de vie.

lundi 20 juillet 2009

Le monde d'hier, de Stefan Zweig

J’ai parfois l’impression que l’on tend à oublier la rupture profonde qu’a marquée la Première Guerre Mondiale. Fin d’un monde ? Fin d’une civilisation ? Ces termes sont délicats à manier. Pourtant, la caractéristique de cet événement est non seulement qu’après lui les choses n’ont plus jamais été comme avant (on peut le dire de bien d’autres faits historiques et c’est presque une tautologie, d’ailleurs) mais qu’un certain regard sur le monde – peut-être pourrait-on le caractériser par la foi en l’avenir - s’est trouvé à jamais anéanti.

De là vient sans doute l’interrogation lancinante sur les causes véritables du conflit. Les thèses dans ce domaines sont aussi variées que peu convaincantes : de l’exacerbation des nationalismes (mais ce phénomène a lui-même des causes qu’il s’agirait d’élucider) à la baisse progressive des taux d’intérêt (idée développée par l’économiste Charles Gide) en passant par les analyses multifactorielles (qui se veulent plus réalistes, mais peuvent apparaître aussi comme purement descriptives et, par conséquent, assez superficielles). Dans un très beau passage, Zweig évoque pour sa part l’accumulation extrême des énergies due au progrès technique, énergies « potentialisées » à l’intérieur des frontières étatiques et récupérées par les pouvoirs en place qui essayaient, de la sorte, de se conforter alors qu’ils se sentaient menacés. Bien sûr, cela ne règle pas définitivement la question ; mais cela s’accorde plutôt bien avec la puissance de la haine et la volonté d’extermination qui régna, dans les deux camps, au commencement de la guerre, jusqu’à ce que l’énergie s’épuisât.

Zweig a vécu cette période en intellectuel cosmopolite et polyglotte qu’il était. En pacifiste, aussi, ami de Romain Rolland, à qui il voue une considération et une estime sans borne. « Au-dessus de la mêlée », texte dont tout le monde connaît le titre et le thème mais que plus personne n’a lu de nos jours (et Zweig mentionne, ce qui à de quoi surprendre, qu’il ne s’agissait pas d’un ouvrage mais d’un article de six pages seulement), causa alors une sorte de choc, tant Romain Rolland allait à l’encontre de l’opinion dominante. A une époque « mondialisée », pourquoi cet auteur traîne-t-il avec lui une réputation de vieillotterie ? Ne faudrait-il pas aller y voir de plus près, de même que certains redécouvrent aujourd’hui avec une surprise heureuse Anatole France, victime en son temps d’une impitoyable « liquidation » de la part d’André Breton ?

S’il ne fut pas à proprement parler un « écrivain engagé », Zweig affirme en tout cas son ambition d’être un éclaireur, un homme qui veut montrer aux autres le chemin des valeurs humaines, contre l’oppression et contre l’obscurantisme. La Vienne où il a vécu, celle des premières années du XXème siècle, a été un formidable bouillon de culture intellectuel et artistique. Ce « Monde d’hier » s’est effondré brusquement, sans que les intellectuels comme lui parviennent à croire à un tel désastre avant qu’il fût arrivé. De même que les intellectuels de l’après Seconde Guerre Mondiale ne purent pas (ou ne voulurent pas) croire aux crimes du nazisme. Les peuples ont besoin de « grandes consciences » et de savoir aussi qu’elles peuvent se tromper. Se trompe-t-on moins à une époque où les « grandes consciences » n’existent plus guère ? Ne peut-on pas rêver que l’expérience d’un Zweig, contenue dans ce récit riche et palpitant, puisse tempérer les égarements d’aujourd’hui ?

Il n’empêche que les mots de Zweig sonnent quelquefois bizarrement pour le lecteur d’aujourd’hui. Les censeurs contemporains taxeraient probablement son livre d’antisémite. Pour lui, le Juif ashkénaze viennois est un Juif assimilé et n’a donc plus rien de Juif, et plus guère de raison d’être considéré comme tel, ne serait-ce que parce que sa famille a depuis longtemps délaissé toute pratique cultuelle : il n’en faut pas davantage pour brandir cette accusation d’antisémitisme. On voit aussi apparaître au détour d’une phrase quelque chose comme l’idée d’une conspiration homosexuelle pour accaparer le pouvoir en Allemagne, aux lendemains de la Première Guerre Mondiale. « Le Monde d’hier », livre posthume écrit par un auteur vieillissant, porte les marques d’une amertume qui déborde parfois inconsidérément. Et nous montre aussi, par un jeu de miroirs d’une époque à l’autre, combien la nôtre a créé de nouveaux tabous, a standardisé le langage et interdit d’accès certains domaines de questionnement. Les bonnes réponses ont-elles été trouvées pour autant ? Pas sûr. Et nous pourrions bien être en train de rebâtir sans l’avouer une dogmatique tout aussi rigide et inadéquate qu’une autre.

samedi 11 juillet 2009

Béguin, de Cécile de la Baume

C’est lors d’un déjeuner plutôt mondain que j’ai eu connaissance de ce livre. L’auteur est, paraît-il, une parente de la famille Stern (celle du banquier dont l’assassinat a récemment défrayé la chronique judiciaire). Elle a signé ce premier roman d’un pseudonyme, mais a écrit d’autres livres sous son vrai nom, un patronyme bien connu dans les milieux de la banque et à Genève. Traçabilité assurée en consultant internet à partir d’une simple interrogation sur Google.

Ce livre, ma commensale en parlait comme d’un texte scandaleux, usant de certains mots si crus qu’elle-même en ignorait la signification. Quoi de mieux pour piquer une curiosité livresque, masculine et, qui plus est, temporairement helvétique ?

En fait, s’il est vrai que ce roman évoque sans fioritures le désir féminin, son véritable sujet est tout autre : c’est celui de la possibilité même d’une histoire d’amour, lorsque l’élan du désir et les choix de vie des partenaires forment un puzzle dépareillé. Amélie a beau découvrir avec David une manière d’être désirée qui la flatte et lui fait aimer plus qu’elle ne l’a jamais fait son propre corps, elle se rend très vite compte que tous les moments passés à ne pas faire l’amour avec David – et ces moments seront de plus en plus nombreux si leur liaison s’ « installe », se développe jusqu’à ne plus guère se différencier de la conjugalité « officielle » - sont pour elle marqués par l’ennui et par l’impossibilité d’une authentique complicité. Il n’y a pas de désamour, puisque ce n’est pas de sentiment qu’il est question ; mais la relation se distend et cherche des prétextes – du même ordre que ceux de l’époux infidèle qui ment à son conjoint – pour en arriver à une rupture que le pur hasard d’un dégât des eaux précipitera. Sans le dire et sans peut-être le savoir, Amélie n’a pas tout à fait renoncé à chercher de la profondeur dans un monde chosifié.

Sur la route, de Jack Kerouac

Il est des livres qui appartiennent à une génération. Peut-être les autres en sont-elles exclues. La mythique de « la route », qui donne son titre au livre, est reliée à une époque : celle où le refus des valeurs bourgeoises, le rejet du « rêve américain » en tant que symptôme d’un incurable attachement à la réussite et à l’argent, supposait la forme moderne du vagabondage, partir ici ou là, en train ou en voiture, vivre de rien, accumuler les aventures, ressentir, souffrir parfois, aimer sans rien devoir à l’ordre établi et surtout ne rien planifier, envisager à tout moment que tout puisse arriver, le pire parfois et le meilleur aussi souvent que possible. Tel était le credo de la « beat generation » et je ne suis pas sûr que nous puissions encore le comprendre vraiment aujourd’hui.

Comme le dit pudiquement Michel Mohrt dans sa préface, « Sur la route » est un livre qui comporte certaines longueurs. O combien ! Pendant les cent cinquante premières pages, je me serai rarement autant ennuyé. C’est seulement par fidélité à ma règle personnelle (mais pas absolue) qui m’incite à ne pas abandonner les livres à demi-lus que j’ai continué. J’ai été récompensé : le second départ vers l’Ouest américain est plus riche que le premier, peut-être parce que Dean, le « héros » du livre, y occupe une place décisive. Il n’empêche que, par moments, on se demande chez quel auteur on se trouve. Ainsi, lorsque Dean et le narrateur s’entendent pour que ce dernier couche avec Marilou, la petite amie attitrée du premier, nous avons droit à cette savoureuse déclaration : « Attends qu’on soit amants à San Francisco ; je n’ai pas le cœur à ça. C’était vrai, elle pouvait en juger. C’étaient trois enfants dans la nuit de la terre qui voulaient affirmer leur liberté et les siècles passés, de tot leur poids, les écrasaient dans les ténèbres. » On en reste pantois : Kerouac est-il le « clochard céleste », cet être éthéré, détaché des contingences matérielles, métaphysiquement dépouillé des attributs du réel, qu’annonce le titre d’un autre de ces livres ? Est-il au contraire un écrivain cynique qui se moque sans vergogne de son lecteur ? Ou un véritable attardé des choses de la vie ? Impossible de le dire vraiment ; et ce que l’on sait de sa vie nous porterait à dire qu’il était tout cela à tour de rôle et parfois simultanément. Il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, disait Michelet. Dean Moriarty, hâbleur inconstant, beau gosse déchu et incontrôlable, que l’auteur exalte à longueur de pages comme un personnage sublime sans jamais qu’on en comprenne le motif (en fait, le motif existe sans doute, mais il fait partie de l’inexprimé de ce roman), Dean Moriarty est finalement un assez triste sire. Le XXIème siècle pourrait-il réhabiliter la beat generation à travers un personnage tel que lui ? Rien n’est moins sûr et c’est peut-être cela qui est particulièrement triste.

lundi 29 juin 2009

Forme et signification, de Jean Rousset

L’œuvre d’art est-elle conçue avant d’être réalisée ? Est-elle cosa mentale, autrement dit présente dans l’esprit du créateur qui n’aurait ensuite « plus qu’à » la matérialiser ? Dans son introduction, Jean Rousset opère une distinction : la modernité, ayant pris conscience du processus créateur, a délaissé l’idéalisme passé et admet désormais la création comme un processus où l’élaboration et la fabrication sont concomitantes. Dans le cas de l’écrivain, on ne saurait donc affirmer qu’il a quelque chose à dire et prend la plume pour accomplir son dessein ; ce qu’il a à dire n’est autre chose que lui-même et il emprunte les voies de la littérature comme un chemin vers sa propre découverte. Cet éclairage sur le sujet créateur ne nous paraîtra pas très nouveau, à nous lecteurs du XXIème siècle, mais Jean Rousset a le mérite d’une parfaite clarté dans la démonstration (rien de moins jargonnant que son essai), ce sur quoi beaucoup de ses successeurs auraient bien fait de prendre exemple.

Pour illustrer son propos, Jean Rousset évoque d’abord Corneille et la structure en double spirale ascendante de Polyeucte ; puis, c’est Mme de La Fayette, qui en inventant le roman psychologique moderne, narré à la troisième personne, parvient presque complètement à rendre l’auteur invisible sur la scène romanesque, alors même qu’il s’agit d’explorer les ressorts les plus secrets de ses personnages. C’est aussi Marivaux, dont les pièces sont toutes construites sur le mode du double registre : certains personnages se disent eux-mêmes (mais l’amour qui les possède ne leur permet pas de se connaître totalement eux-mêmes ; il faut donc d’autres personnages, spectateurs ou voyeurs, pour les démasquer). En outre, Marivaux opère par un assemblage rigoureux, géométrique, des scènes entre elles ; mais le texte de chaque scène et son déroulement interne est plutôt un jaillissement – et c’est ce qui fait paraître le théâtre de Marivaux si caractéristique.

Le roman par lettres est le domaine par excellence où la subjectivité se donne libre cours. Avec des variantes, des changements possibles d’approche et de regard ; c’est, par excellence, le lieu littéraire où les mêmes faits peuvent être racontés de manière très différente. C’est aussi un exercice où il s’agit de doser parfaitement l’autopromotion et la dissimulation en fonction du correspondant. On y décèle donc peut-être plus qu’ailleurs l’invention d’une forme mouvante, déterminante pour la perception qu’aura le lecteur de l’histoire qui lui est racontée. Et, le livre ayant été écrit en 1962, la lettre dont il est question est seulement la « lettre sur papier » ; on sait que, depuis, l’invention du courrier électronique n’a pas manqué d’exciter l’imagination des romanciers : une subjectivité « en temps réel » peut s’y donner libre cours… Dans la Madame Bovary de Flaubert, il montre également les variations du récit au fur et à mesure que le manuscrit s’élabore : Flaubert voudrait y mettre plus d’action, mais son tempérament d’écrivain le pousse, au contraire, vers l’analyse et la méditation. Là aussi, la forme de l’œuvre ne vient au jour qu’avec l’œuvre elle-même.

Et que dire alors de l’œuvre de Proust ? Œuvre circulaire par excellence, récit de l’écriture d’un livre qui s’achève alors que le lecteur comprend que le livre qu’il vient de lire était précisément le seul sujet possible du livre qu’il a commencé, quelque trois mille pages auparavant, et qui réalise le projet mallarméen : le monde aboutissant à un livre. Certes, il y a un projet initial : on sait que le début et la fin de la Recherche ont été écrits tout d’abord, et l’entre-deux a suivi, mais en s’inventant au fur et à mesure. Il y a dans Forme et signification de très belles pages sur le rapport des personnages à l’art mis en miroir avec leur comportement amoureux. De très belles notations aussi sur les lectures que Proust prête à ses personnages et qui ne sont pas le fruit du hasard : toutes sont significatives, toutes nous en apprennent beaucoup sur les protagonistes de la Recherche, mais aussi sur le Narrateur et, à travers lui, bien sûr, sur l’auteur. C’est toujours un immense plaisir de se plonger dans une analyse intelligente et sensible de cette œuvre que, pour ma part, je mets au-dessus de toutes les autres. C’est une bonne manière d’y prendre encore davantage de goût, si tant est que cela soit possible. Je regrette seulement que, dans la comparaison entre l’art et l’amour, Jean Rousset n’ait pas vu ou qu’il ait oublié de dire qu’entre l’art et l’amour la seule différence – n’oublions pas que Proust ne parle que de l’amour-eros, jamais de l’agapê et quant à la philia, c’est pour lui un autre registre qui ne reçoit pas le nom moderne d’amour – est que l’art peut conduire l’homme à un certain état de bonheur, que nous pourrions appeler, comme Proust ne l’appelle jamais, le bien-être ; l’amour, jamais : il est par nature la marque d’une impossibilité liée à la nature humaine, car le désir est inconnaissable et il se produit entre lui et son accomplissement une sorte de rupture tellurique qui conduit au mieux à la déception, au pis au désastre. Pensons aux pages sublimes où Proust nous explique que, sitôt que prend fin la douleur de convoiter sans succès l’objet aimé, celui-ci n’a plus aucun prix. Swann épouse Odette, cette femme qui « n’est pas son genre », au moment où il ne l’aime plus, au moment où il pourrait – devrait, sans doute – faire tout autre chose que l’épouser. Ce désir renaissant, cette douleur dont tout être humain sensitif ne peut jamais se débarrasser, est au cœur même de la Recherche ; elle est par essence incurable, mais peut-être, de nous l’avoir fait si bien connaître, Proust nous a-t-il fourni en même temps le moyen d’en atténuer un tant soit peu l’effet destructeur.

Je lis rarement des livres de critique. Sans doute crains-je leur côté tautologique ou bien, à l’inverse, les universitaires façon Barthes qui se haussent du col au détriment de l’œuvre et de l’auteur auxquels ils s’ « attaquent ». Encore que Barthes soit souvent stimulant, et à vrai dire j’éprouve une réelle sympathie pour le personnage, souvent docte et tendant plus souvent qu’à son tour à l’abscons, mais à côté de cela presque enfantin, se refusant à couvrir ses faiblesses d’une sorte de bouillie universitaire, les dissimulant à peine comme s’il y avait en lui une recherche incessante de l’empathie, une sorte d’humanisme attardé, souriant au-dessus du discours compassé de la critique structurale et le transcendant comme on peut le faire d’un devoir d’état avec lequel on prendrait quelques petites libertés teintées d’insolence bénigne. Je range en tout cas Jean Rousset au nombre de ces « lecteurs éclairés » qui ont le don d’entrer sans effraction dans les œuvres et de vous en faire voir les beautés, avec ce qu’il faut de connaissances alliées à ce qu’on apprécie de discrétion.

mardi 16 juin 2009

La démangeaison, de Lorette Nobécourt

Au commencement était la Chair : une chair dérangeante, « démangeante », atteinte d’un pityriasis qui envahit l’existence d’Irène, la narratrice, qui se gratte sans cesse, compulsivement, jusqu’au sang, jusqu’à ne plus dormir, jusqu’à ce que son corps en devienne méconnaissable. Il faudrait que la Chair se fît Verbe, qu’Irène enfin puisse mettre des mots sur ce qu’elle croit être la cause de sa maladie : une famille mesquine, étriquée, qui manque d’amour à son égard. Bizarrement, incongrûment, les mots arrivent un jour : Irène se met à écrire ; c’est un soulagement pour elle : les frottements sur le papier ont remplacé les griffures sur la peau. La voici devenue presque « normale », capable en tout cas de mener une vie sociale et professionnelle. Pour combien de temps, si l’énigme n’est pas résolue ? Car n’est-ce pas en elle-même que gît le mal ? Irène (paradoxe de ce prénom qui signifie « la paix ») rechute, devient folle et blesse son amant. Elle est admise en hôpital psychiatrique.

L’écriture de Lorette Nobécourt – et ce n’est pas un jeu de mots – est celle d’une écorchée. Il n’y a pas la moindre graisse, juste des nerfs et du sang. Le livre semble être produit tout entier par la souffrance insupportable de devoir assumer un corps en quelque sorte monstrueux parce qu’en perpétuelle destruction. Souvent, l’écriture exaltée, enragée, fait penser à l’œuvre en prose de Rimbaud. Ce n’est pas un mince hommage pour ce livre bref et acéré, qui confronte le corps à l’écriture, sans conclure autrement que par la violence faite au lecteur, écho de la violence subie par le corps de la narratrice.

dimanche 14 juin 2009

La Vie en sourdine, de David Lodge

Même si la surdité est plutôt comique tandis que la cécité est toujours tragique, la perte de l’ouïe est une expérience difficile, surtout parce qu’elle modifie nos rapports avec les autres. Desmond, le narrateur de ce roman de Lodge – qui demeure dans le genre, où il excelle, du « roman de campus », tout en élargissant le propos par l’introduction de notations autobiographiques – se trouve confronté à cette perte sensorielle, qui n’a pas été étrangère à son désir de quitter l’université avant l’âge légal de la retraite. C’est un homme à la croisée des chemins : vieillissant, puisque dépendant désormais des prothèses auditives, mais encore plein de ressources, celles notamment que lui a conférées sa longue expérience d’enseignement de la linguistique. En outre, son père, très âgé, devient de plus en plus dépendant et même légèrement dément, tandis que sa femme demeure active, dynamique, à la fois aimante et pas toujours parfaitement compréhensive à l’égard de l’infirmité nouvelle de son mari.

De cette situation, et de l’irruption inopinée dans la vie de Desmond, d’une jeune femme, Alex, thésarde américaine séduisante mais passablement excentrique, Lodge a réussi à tirer un roman passionnant, où alternent les « petits faits vrais » (les tracasseries et cocasseries que peut produire une prothèse auditive, selon qu’on la porte, qu’on l’oublie ou qu’elle cesse de fonctionner), les scènes vraiment romanesques (le morceau d’anthologie que représente le repas de Noël en famille et la réception qui s’ensuit pour le « boxing day ») et une véritable méditation sur la vieillesse, le handicap et la mort, relayée par la référence à de célèbres créateurs (Beethoven, Goya) atteints eux aussi de surdité. David Lodge est drôle comme il sait l’être, maniant un humour qu’on ose à peine qualifier de « britannique » tant il semble franchir sans encombre le Channel, et, dans le même temps, grave et profond comme il ne l’a peut-être pas été jusqu’ici. Et c’est deux registres, loin de s’annuler ou de se contredire, se valorisent l’un l’autre pour former un roman des plus attachants, le meilleur pour ma part que j’aie lu de cet auteur.

vendredi 22 mai 2009

L'usure des jours, de Lorette Nobécourt

Pourquoi l’auteur, manifestement écrivain des villes, décide-t-elle tout à coup de devenir une femme des champs ? Pourquoi la Parisienne, tout à coup, se fait-elle Provinciale ? De ce choix de vie, nous ne saurons rien ou presque. Le hasard d’une maison que l’auteur visite et qui lui « parle » (les maisons parlent parfois, ou ne pourrait-on dire plutôt qu’elles s’accordent à un certain discours que l’on tient sur soi-même et en soi-même) y est sans doute pour quelque chose. Mais peut-on appeler hasard le hasard et surtout celui-là ?

Certitude, en revanche : ce changement, peut-être à cause de la plus grande solitude qu’il provoque, entraîne un retour sur soi. La mère de Lorette Nobécourt aurait dû se faire avorter ; elle était déjà en route pour la Suisse quand le froid extérieur l’a fait changer d’avis. Se remet-on d’exister quand en principe on n’aurait pas dû ? Pour elle, le monde est mensonge et elle développe un eczéma qui dénonce cette fausseté, met le réel à nu. Au sens figuré comme au sens propre, Lorette Nobécourt est une écorchée vive. Tout est intense chez elle : les moments de vie, d’émotion, de contemplation autant que l’angoisse ou la douleur qui parfois la ravagent. Elle en parle dans une prose à la fois lumineuse et tranchante, si peu bavarde parfois qu’elle en devient obscure (obscure et non pas mystérieuse). Mais l’on s’attache facilement à ce que cette femme encore jeune mais plus tout à fait novice dans la vie nous dit d’elle-même, de ce qu’elle aime et de ce qui lui fait mal. On s’y attache pour plusieurs raisons sans doute ; mais, personnellement, j’en placerai une au-dessus de toutes les autres : Lorette Nobécourt ignore la désinvolture, ce ragout bon marché d’égoïsme et de laisser-aller.

Un glacier dans le coeur, de Daniel de Roulet

Sous-titré « vingt-six manières d’aimer un pays et d’en prendre congé », ce livre évoque sous forme de saynètes des moments de l’histoire intellectuelle et de l’histoire tout court de la Suisse, Pays dont l’auteur est citoyen, qu’il aime et n’aime pas à la fois, au point de ne pas y vivre sans s’en être éloigné tout à fait : il vit en effet dans le Jura français, à Frasne, petite ville bien connue de tous ceux qui, comme moi, prennent régulièrement le TGV Berne-Paris. Clin d’œil : c’est précisément dans le TGV qui me ramène en Suisse que j’écris ce billet. L’occasion de me demander ce qu’il en sera lorsque je devrai, moi aussi, « prendre congé » de la Suisse, c’est-à-dire lorsque ne m’y retiendra plus aucune obligation professionnelle. Ce n’est en tout cas pas tout de suite et je ne sais quand ce sera.

Robert Walser aimait platoniquement une repasseuse ; il l’aimait dans la distance et spécialement à l’occasion de Noël. Walser est devenu fou, n’a rien écrit pendant des années et sa repasseuse n’a à peu près rien compris à cet amour. Daniel de Roulet, lui, aimerait bien comprendre ce qui poussait Annemarie Schwartzenbach à découvrir la haute vallée de Laar, en Iran, dont elle a tiré un roman « la Vallée heureuse ». Difficile, là aussi. La Suisse a ses mystères, les Suisses ont les leurs. Qui sait, par exemple, que Le Corbusier, ce grand homme du XXème siècle né à la Chaux-de-Fonds, fut un collaborateur obstiné, ayant posé ses pénates dans l’un des grands hôtels occupés par les « officiels » français, tandis que les Allemands occupaient Paris ? Mais ne le dites pas trop : il y a risque de désaffection, donc de chute des prix, pour son œuvre.

Comme tous les Pays, la Suisse a ses côtés aimables. Qu’elle ne soit pas un grand pays par sa superficie rend ses réussites encore plus dignes d’éloges. Mais suffit-elle à remplir une vie ? L’amour qu’on a pour elle peut-il être exclusif ? A l’heure de la mondialisation, c’est de moins en moins sûr. Surtout quand on est artiste et que d’un seul regard on embrasse le monde. Mais il n’est pas facile non plus d’appartenir à la fois à la Suisse et à d’autres Pays. C’est peut-être là le cœur de la difficulté : le Pays de Guillaume Tell réclame une exclusivité que ses montagnes et ses pâturages ne suffisent pas à oxygéner.

lundi 27 avril 2009

Le Commandant Bill, d'Armel Job

Il y a la guerre vue par celui qui la fait, façon « les Croix de Bois » ; la guerre vécue par celui qui ne la fait pas mais qui devrait la faire si elle se faisait : c’est le « Balcon en forêt », de Gracq ; il y a, enfin, la guerre simplement subie : telle est la situation de ces paysans belges qui virent passer chez eux les troupes allemandes parties envahir leur grand voisin d’outre-Rhin et grand ennemi. Déjà en 14… et l’Histoire semble prête à se reproduire.

Les hommes jeunes sont mobilisés. Les femmes font ce que font les femmes quand les hommes ne sont pas là, et même bien souvent quand ils y sont : à peu près tout, y compris attendre et espérer.

L’auteur connaît bien la vie de ces villages. Sa rudesse mais aussi sa richesse. Une certaine manière d’être ensemble, de s’entraider, qui n’empêche pas de faire sentir les différences d’âge, de moyens financiers ou de caractère. L’habitude, aussi, de ne pas se dévoiler entièrement, fût-ce au mari ou à la femme avec qui l’on passera toute sa vie et que l’on portera en terre en ayant gardé pour soi l’essentiel.

Pendant cette « drôle de guerre », un avion de reconnaissance allemand tombe dans la forêt, non loin de Boisferté. L’un des deux militaires, blessé, survit et il est heureux que ce ne soit pas l’autre, le « méchant », le pilote qui a essayé de tirer au revolver sur les villageois venus lui porter secours, puisque, par l’effet de la guerre, le blessé se retrouve prisonnier, sous la garde des gens du village. Un prisonnier bien embarrassant, que l’on nourrit et héberge dans une grange mais avec qui l’on se refuse à familiariser. Certains, du moins…

Il faut aussi faire disparaître l’avion écrasé dans le bois et nettoyer les arbres tombés, comme s’il s’agissait d’une clairière créée à dessein, pour que, si les Allemands reviennent, ils ne soient pas tentés de demander des comptes aux gens de Boisferté sur l’avion abattu et son équipage. Modifier les apparences, réorganiser le visible. Telle est la décision de Cadet, enfant du village, de retour après avoir fait la guerre, fort de son expérience auprès du « Commandant Bill » : désormais, il est celui qui « sait », celui qu’on écoute et à qui l’on obéit. Mais qui est vraiment le « Commandant Bill » ? Est-il vraiment celui qui dicte à Cadet, outre l’avion, de faire disparaître également le prisonnier ? De faux-semblant en faux-semblant, un jeu subtil se fait et se défait, qui mêle la vie rurale, la guerre, l’amour, des choses que l’on cache et que l’on exhibe tour à tour, ce que disent les hommes et ce que taisent les femmes, ou inversement, l’importance de l’hypocrisie et aussi de la maladresse dans les rapports sociaux. Tant de rideaux s’ouvrent ou se déchirent et la Vérité paraît toujours se dérober. Peut-être est-il vain de la chercher encore, dans un roman ou ailleurs.

lundi 13 avril 2009

Grâce et dénuement, d'Alice Ferney

C’est l’envie qui me manque de parler de ce livre. Je n’ai au fond à en dire ni bien ni mal. La collections « un endroit où aller », de la maison « Actes Sud », cette présentation pas prétentieuse, presque un livre de poche, le papier vergé, le préjugé selon quoi on a affaire à un « écrivain de qualité » (autrement dit, un véritable écrivain sans être élitiste), tout cela n’avait rien que d’attrayant. Alice Ferney, en outre, est jeune et représente le type d’auteur que l’on aimerait compter parmi ses amis.

Voilà donc quelques arguments et dès que le livre commence (hormis les deux ou trois premières pages), c’est une sensation d’ennui. Cette histoire de Gitans analphabètes, occupant sans autorisation un terrain en périphérie d’une ville, et auxquels Esther, une jeune femme bien sous tous rapports et « intégrée dans la société », vient rendre visite régulièrement pour faire la lecture à leurs enfants, cette histoire-là m’a paru fadasse et artificielle. Oui, on sait que la lecture peut faire des miracles, que les enfants des Gitans ne vont pas souvent à l’école, que les Maires de bien des villes, de droite ou de gauche, doivent se débrouiller avec le problème des « gens du voyage », si possible sans faire de scandale et en évitant d’y perdre trop d’électeurs. So what ? Certes, Alice Ferney ne tombe pas dans le misérabilisme facile. C’est un bon point pour elle et, du coup, je ne peux pas dire que j’aie détesté ce livre ; pourtant je l’ai trouvé tour à tour terne et artificiel. Pas plus que l’auteur ne peut savoir vraiment de quoi elle parle, ni même s’il est vraiment possible de parler d’un tel sujet, ses mots à elle ne m’ont pas parlé, à moi, lecteur. Tout ce que j’ai à dire pour ma défense, Votre Honneur, c’est que j’ai réellement lu « Grâce et dénuement » de la première à la dernière ligne. C’est pour moi un joli titre gâté.

dimanche 5 avril 2009

Amour profanes, de Joyce Carol Oates

Découvrir un écrivain, le lire pour la première fois est toujours une aventure. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Les conseils des amis sont déterminants, comme les articles de journaux, mais aussi une foule d’autres choses beaucoup plus contingentes : on a découvert le livre chez un bouquiniste, bien caché, et on a eu l’impression que c’est à nous qu’il se destinait (car il en est des livres comme des chats : ils peuvent choisir à l’avance leur maître sans le connaître), sa couverture ou son titre correspondait à notre humeur du moment, l’odeur du papier était attirante, une phrase lue au hasard nous a paru sonner juste ou promettre de nous entraîner dans un univers où nous avions envie d’aller.

La couverture rose d’ « Amours profanes » appartient au genre démodé et, en la voyant chez un bouquiniste de Genève, je me suis probablement senti en retard d’un écrivain, d’une écrivaine plutôt, dont les critiques saluent chaque nouvel opus ; il est vrai aussi que l’on avait parlé d’elle pour le Prix Nobel de l’an dernier, finalement attribué à Le Clézio.

« Amour profanes » appartient au genre, assez répandu en terre anglo-saxonne et relativement peu exporté, du campus novel. Mais là où David Lodge nous amuse avec ses histoires d’universitaires jaloux, amoureux, parfois mesquins, qu’il jette avec une jubiliation mal disimulée dans des aventures rocambolesques, Joyce Carol Oates, elle, interprète plutôt sa partition dans le registre sociologique et psychanalytique. Pour autant, en bonne américaine, elle n’oublie pas d’être efficace et de faire défiler devant nous de nombreux personnages dans une multitude de situations. Son talent est de jouer avec le pathétique et le ridicule, tout en évitant – certes, de peu, mais c’est ce peu-là qui fait toute la différence – la posture du caricaturiste. On sent le métier d’écrivain, au meilleur sens du terme : le récit est la plupart du temps brillant et maîtrisé, mais il ne dissimule pas toujours bien ses ficelles (une certaine manière, par exemple, de relancer l’intérêt pour un personnage en le précipitant dans un rôle à contre-emploi) ni certains moments d’étiage. On aimerait que ce soit plus bref, plus incisif ; on se dit qu’avec l’apport d’autres matériaux, puisés peut-être dans d’autres livres, Joyce Carol Oates aurait pu nous gratifier d’un chef-d’œuvre. Mais je ne connais pour l’instant pas assez cette romancière pour savoir si cette intuition peut être juste. Il me reste à dénicher d’autres livres d’elle. Retour prochain chez les bouquinistes, dans les boutiques ou sur internet.

mercredi 25 mars 2009

Ziana, de Maurice Couturier

La guerre d’Algérie n’en finit pas de revenir hanter l’époque d’aujourd’hui. Presque un demi-siècle a passé ; et les jeunes gens de l’époque, au crépuscule de leur vie, interrogent leur passé. Les tabous de la mémoire immédiate sont tombés mais les plaies se rouvrent facilement : ce Pays entretient avec la France une puissante relation d’amour-haine. Et peut-être, ce sentiment contradictoire est-il aussi celui qui caractérise le Narrateur de Maurice Couturier : oui, cette guerre coloniale a été une infamie, mais aujourd’hui, l’intégrisme islamique est une autre face de l’intolérable.

Une lettre retrouvée dans les pages d’un livre rappelle au Narrateur comment, jeune militaire au moment des accords d’Evian, il avait assisté à la transition entre l’administration coloniale et l’administration de la nouvelle Nation indépendante. Et comment ce passage s’est fait dans la défiance réciproque, les malentendus et les désirs de vengeance inavoués.

C’est une lettre trouvée entre les pages d’un livre qui provoque ce retour en arrière. Elle évoque la mémoire d’Olivier, le meilleur ami du Narrateur, mort mystérieusement sur la plage une nuit, près du casernement. Un peu naïf, sans doute très romantique, Olivier était tombé amoureux de Leila, une jeune infirmière algérienne qui venait donner des soins au dispensaire. Le Narrateur, devenu entre-temps journaliste, va donc partir à la recherche de la famille d’Olivier, des gens assez peu faciles et avec lesquels les rapports s’avéreront plutôt embrouillés. Ce faisant, il trouvera aussi Leila, et, sur son chemin, les islamistes d’aujourd’hui et leur violence aveugle contre les valeurs occidentales. L’histoire comme un cycle de violences qui se répondent les unes aux autres, et au milieu de cela de belles échappées : vers l’amour, la poésie, la littérature. Au travers des rapports de la France et de l’Algérie, et sans doute aussi de sa propre expérience personnelle, c’est cette vision cruelle et sans concessions, mais non pas désespérée, que Maurice Couturier nous propose de l’histoire contemporaine.

dimanche 22 mars 2009

Un garçon parfait, d'Alain Claude Sulzer

En quoi ce garçon est-il parfait ? Ce Jacob, venu d’Allemagne pour travailler dans un palace en Suisse, sur le bord du lac de Brienz, va en tout cas susciter les passions : celle d’Ernest, tout d’abord, homme solitaire et renfermé, parfait sans doute lui aussi à sa manière, puis celle du grand écrivain Julius Klinger, homme plutôt hautain et sûr de lui, peu soucieux de dévoiler ses plus secrets désirs à son public et à sa famille. Sous son apparente perfection, Jacob ne s’embarrasse pas de scrupules et, à force de non-dits et de doubles jeux se préparent les ingrédients du drame. Et le drame aura lieu, bien sûr ; issu du silence, il retournera au silence. Tout en nuances et en demi-teintes, le récit d’Alain Claude Sulzer est fait de multiples retours en arrière, d’images qui se télescopent, pour offrir au lecteur, sans jamais juger ni prendre parti, un vrai moment de littérature, c’est-à-dire un questionnement angoissé sur le mystère des corps et des cœurs, l’étrangeté de toute existence et l’impossibilité, peut-être, de trouver la beauté ailleurs que dans les mots censés l’exprimer. Alain Claude Sulzer est une sorte de Marcel Proust trempé dans l’existentialisme et qui nous ferait partager le désenchantement de sa propre mémoire. Paradoxalement, ses personnages un peu guindés peuvent nous apparaître comme des figures de la postmodernité. La litote serait-elle une figure majeure de notre futur littéraire ?

samedi 21 mars 2009

La trahison de Thomas Spencer, de Philippe Besson

Plus d’un écrivain français est fou d’Amérique. Philippe Besson en fait partie. Le Grand Sud le fascine, c’est comme s’il y avait vécu, et l’on sent à chaque page de « la trahison de Thomas Spencer » que cette histoire de deux amis jumeaux par la date de naissance, que les tragédies de l’Amérique (mais pas seulement elles) finiront par séparer, lui tient à cœur comme si elle était la sienne propre. Oui, on est presque dans l’autobiographie d’un écrivain français devenu américain par pure passion.

Et ce qui rajoute encore à cette sensation d’authenticité, ce sont les « petits faits vrais », les notations sur le vif, les remarques frappantes d’exactitude dont l’auteur émaille chaque page. Pourtant, le style n’est pas très littéraire, un peu trop journalistique à mon goût. On se laisse tout de même prendre à l’intelligence et à la vivacité qu’il déploie. On se plaît assez dans ce livre. D’où vient alors qu’il ne m’ait pas transporté complètement ? D’un décalage, sans doute : Philippe Besson écrit trop propre, trop net, trop tranchant. Son narrateur américain aurait, pour ainsi dire, attrapé les bonnes manières de la bourgeoisie suisse. Les écrivains américains du « deep South » nous avaient habitués au crade, au vulgaire, au désespéré… à côtoyer des personnages « à qui rien ne pouvait plus arriver ». Pas suffisamment « destroy », Philippe Besson ne nourrit pas complètement nos attentes et l’on émerge légèrement frustré de son livre.

jeudi 19 mars 2009

Mars, de Fritz Zorn

« J’avais grandi dans une maison où la vie n’était pas bien vue, car chez nous on aimait à être correct plutôt que vivant ». L’autur, qui signe d’un pseudonyme, est issu d’une famille riche de la « rive droite » du lac de Zurich. Une famille comme il faut (le terme revient à plusieurs reprises sous sa plume, en français), c’est-à-dire bourgeoise, conventionnelle, anticommuniste, opposée à tout ce qui pourrait sembler révolutionnaire, ayant depuis longtemps sombré dans l’ennui abyssal de ses journées indéfiniment calmes, de ses bonnes manières, d’un mode de vie (si le mot « vie » peut avoir une place ici) qui a banni toute passion et n’ose parler ni du sexe ni de la mort, sauf en des termes vides de toute substance.

« J’ai été éduqué à mort » : telle est, en somme, la phrase-pivot du livre. Fritz Zorn (son patronyme choisi signifie « colère » en allemand) est atteint d’un cancer. Il va en mourir et il le sait. Il trouve cela très bien, en tout cas parfaitement nécessaire au vu de l’incapacité à vivre que lui ont inculquée ses parents. Se révolter contre son milieu, devenir lui-même ? Il n’en a pas la force, il peut seulement, lui, le mécréant, imaginer que Dieu existe pour pouvoir lui lancer des cris de haine.

Zorn a pourtant fait des études universitaires et a exercé en tant que professeur. A cette époque, il s’était gagné une certaine popularité à l’université en écrivant des pièces de théâtre représentées par les étudiants. Sans doute est-ce ce « métier » d’écrivain, consolidé à cette époque, qui lui a permis de continuer à écrire avec une certaine cohérence, en dépit de la dégradation de son état mental. Car, il ne faut pas s’y tromper, « Mars » est moins un réquisitoire féroce contre la bourgeoisie en général (et contre la bourgeoisie suisse et zurichoise en particulier) que la description « par l’intérieur » d’un état mental psychotique. Zorn serait en quelque sorte à la schizophrénie ce que le Président Schreiber avait été à la paranoïa. Avec, dans les deux cas, de larges parts d’ombre : cette incapacité d’aimer aucun être, homme ou femme, par laquelle Zorn se décrit lui-même ne serait-elle pas tout bonnement de l’impuissance sexuelle, éventuellement – mais peut-être pas uniquement – d’origine psychologique ?

Fritz Zorn est mort du cancer à l’âge de trente-deux ans, sans avoir connu aucune femme. De lui, nous ne dirons pas qu’il « a vécu » et n’userons d’aucun autre euphémisme. Sa mort lui appartient, il l’a revendiquée avec assez de véhémence. Si elle a quelque chose à nous enseigner, c’est à rester vivants tant que nous sommes en vie. Ce livre sombre, déchirant, où l’on est parfois terriblement mal à l’aise, pourrait bien être une sorte de grille de repérage dans un champ de mines.

mardi 3 mars 2009

Le premier principe, le second principe, de Serge Bramly

Tout corps au contact du froid se refroidit, il tend à adopter la température de son environnement. L’entropie des systèmes fermés augmente. Bizarrement, Serge Bramly a adopté pour titre de son livre deux règles qui ne débouchent sur aucune production possible d’énergie. Des règles stériles.

Puis il nous entraîne vers la rencontre hautement improbable de plusieurs personnages : un Narrateur-espion mal identifié (profession oblige), d’autres membres de la sécurité extérieure, un photographe inculte et névrosé, brusquement propulsé au premier plan de la célébrité, des hauts fonctionnaires, la Princesse Diana et le Premier Ministre Beregovoy. Ces deux derniers ne sont jamais nommés. Peut-être les caractéristiques de ce roman-qui-pourrait-être-vrai a empêché l’auteur tant de les désigner par leur vrai nom que de les affubler d’un pseudonyme : chacun sera ainsi responsable pour soi-même de les avoir identifiés. Fin de non-recevoir à tout procès possible en diffamation. Au fil de l’intrigue, les personnages se rapprochent les uns des autres, ils se rencontrent et l’on en vient ainsi à nous montrer comment un certain Premier Ministre ne s’est peut-être pas suicidé (la thèse n’est pas neuve) et comment Lady D a bien été victime, en fait, d’un paparazzi – mais pas de celui qui la poursuivait.

La France construit des armes, les vend et cela suppose une bonne dose de cynisme, y compris, à l’occasion, d’armer à la fois la rebellion et le Gouvernement officiel dans quelque Pays africain où, de toute manière, les potentats sanguinaires se succèdent les uns aux autres. Ç’aurait pu être du John Le Carré : économe, tranchant, renvoyant le lecteur à sa faculté de réfléchir et de spéculer. C’en est presque, mais en beaucoup plus bavard, ce que je n’ai cessé de regretter tout au long de ma lecture. La Mort de Lady D, au début du livre, cette femme qui écoute son corps mourir en croyant qu’elle demeure en vie, est carrément interminable. Le livre reste au-dessous de la cote d’amour qu’on aimerait pouvoir lui décerner. Voulant epeut-être trop expliquer, il peine à nous emporter. Nous croyons pourtant sans peine que les coups tordus qu’il raconte – ceux-là ou d’autres, pas plus jolis à voir – peuvent parfaitement avoir existé.

Montecristi, de Jean-Noël Pancrazi

Il y a les livres que l’on voudrait aimer et ceux que l’on voudrait avoir aimés. C’est presque une chanson de Joe Dassin, c’est peut-être aussi une distinction qui a son importance. Pour moi, Montecristi appartient sans contredit à la seconde catégorie.

Ce n’est pourtant pas que je déteste le ton incantatoire. Au contraire. Et, de ce point de vue d’ailleurs, il m’a toujours semblé que les imputations de "rhétorique", de solennité, voire de pathos que l'on adresse, par exemple, à la poésie de Saint-John Perse (une poésie qui a bien failli, au moment du "purgatoire" de l'auteur, sombrer dans la déconsidération si ce n'est dans l'oubli, à cause de ces attaques hâtives - mais ceci est un autre sujet, nous en reparlerons peut-être) énanaient de gens qui, pour des motifs pas nécessairement avouables, déniaient à la poésie tout droit de s’aventurer loin au-dessus de la boue ordinaire des chemins.

Lyrique survolté : ce sont les mots qui me viennent pour caractériser le ton de Montecristi. Mais pour autant la boue n’est pas loin : Pancrazi a résolument fait le choix l'hyperesthétisation du sordide et le lecteur a beaucoup de mal à le suivre sur ce terrain. Difficile, avec la voix d'un haute-contre, de donner toute sa mesure à la tragédie. Si le sujet s'y prêtait, ce genre de lyrisme devrait baigner le texte d'une sorte de halo onirique ; mais, précisément, on est aux antipodes du rêve et, du coup, voici que l'auteur nous refile l'impression qu'il parle de quelque chose d'inexistant (et non pas d'irréel, comme peut l'être le rêve qui a sa forme de réalité à lui, immatérielle - j'allais écrire, par un anglicisme significatif "intangible"). Rarement, le fond et la forme, comme on dit, auront été si peu en adéquation. Bien sûr, grands lecteurs que nous sommes, cette opposition, par elle-même, ne nous fait pas peur ; nous savons les courts-circuits puissants, les fulgurances fatales qui peuvent en résulter. Mais, là, franchement, ça ne fonctionne pas. Ce n'étaient pas ce ton, pas ce style qu'il fallait pour que nous soyons émus, pris, emportés - et sans doute révoltés aussi, puisque ce livre est supposé être une sorte de pamphlet, de "J'accuse" moderne en version humanitaro-écologiste. Un seul mot suffit à anéantir toute tentative en ce sens : "roman". Barrière juridique contre de possibles procès en diffamation ? Ou alibi pour ne pas aller au fond des choses ? On peut laisser la question en suspens, et se contenter de remarquer - au titre des points positifs - quelques bonheurs d'expression (par quoi je crois que Pancrazi est vraiment un écrivain) et un ou deux moments forts dans le récit. Je ne suis pas étonné de me rappeler, le livre refermé, que ces moments se passent à Paris et non pas en République dominicaine. Pancrazi l'écrivain n'avait manifestement rien à faire dans cette île. D'ailleurs, le narrateur de Montecristi se plaint de son impuissance créatrice. L'avion qui le ramenait en France est parti beaucoup trop tard.

samedi 17 janvier 2009

Chaos calme, de Sandro Veronesi

Que se passe-t-il quand on perd sa femme ? Le deuil, la douleur qui va et qui vient, plus ou moins supportable selon les moments, les souvenirs qui défilent et qu’on ne peut maîtriser, la prise de conscience progressive du « plus jamais » ? Rien de tout ça, en fait, dans « Chaos calme ». Il faut dire qu’au moment même où Pietro, le narrateur, perd sa femme, Lara, qui meurt d’un accident vasculaire, il en sauve une autre de la noyade sur la plage. Et que tout cela se passe aussi à la période où sa société de télécommunications est en train de fusionner et où tous les employés s’interrogent avec angoisse sur leur avenir.

Tous les éléments d’un immense désordre sont donc réunis. Cependant, Pietro choisit l’immobilité : il accompagne sa fille à l’école le matin et décide de rester toute la journée à l’attendre. Et c’est un peu comme si les événements se précipitaient vers lui : il fait la connaissance d’une jeune femme qui promène invariablement son chien, d’un jeune garçon mongolien qu’il amuse avec la télécommande des portes de sa voiture. Plus étonnant : les dirigeants en charge de la fusion viennent le voir et lui proposent de prendre des responsabilités dans la nouvelle structure. Tout à coup, le voici devenu important, peut-être précisément parce que la mort de sa femme l’a précipité dans une dimension différente qui est moins celle de la perte que celle de la différence, du décalage. Il devient aussi l’amant éphémère de la femme qu’il a sauvée de la noyade et qui décide de quitter son mufle de mari – lequel n’avait rien fait pour la sauver, bien au contraire - , ses relations avec son frère et la sœur de sa femme paraissent se compliquer. Tout le récit se déploie aux frontières de l’invraisemblable et de l’irrationnel sans jamais y tomber vraiment. Là réside le charme singulier de ce livre : dans cet état-limite permanent qui excelle à dire, sans effets voyants, l’absurdité d’une mort soudaine et, au-delà sans doute, le non-sens de la vie elle-même.

jeudi 1 janvier 2009

Une éducation libertine, de Jean-Baptiste Del Amo

Le Paris populaire de 1760 n’est que laideur et puanteur ; la Seine, pas sencore canalisée, y charrie tous les immondices que produit la société des hommes et, parfois, des cadavres. La chaleur multiplie les miasmes et rend l’atmosphère parfaitement irrespirable. C’est sur une plongée dans cette capitale à peine sortie du Moyen Age que s’ouvre « Une éducation libertine ». Admirable reconstitution, étonnante capacité d’exalter le laid et le répugnant. Pour son premier roman, écrit à 26 ans, Jean-Baptiste Del Amo rend sans les copier un hommage aux meilleurs auteurs qui ont su décrire les horreurs et les vices cachés ou apparents de la capitale, Balzac en particulier.

Mais le titre du livre nous entraînerait plutôt du côté de Restif de la Bretonne ou de Crébillon fils. On attend pour héros une sorte de Rastignac obsédé sexuel. Or, curieusement, Gaspard n’est pas un personnage très sensuel ; sans scrupules, oui, et hanté par le souvenir d’une vie brutale à la campagne parmi les porcs, donc ambitieux sans mesure. Sa carrière dans la société sera presque entièrement bâtie sur le goût des hommes pour les hommes, une caractéristique dont les auteurs libertins de l’époque se sont peu servis peut-être parce qu’ils l’ont peu connue ou reconnue. Sa rencontre avec le Comte de V. a pour Gaspard le caractère d’un événement fondateur ; mais son ascension de l’échelle sociale se fera en passant de bras en bras, en marchandant ses faveurs et, chaque étape franchie, en reléguant dans le néant l’étape précédente. Cet arrivisme forcené ne va cependant pas sans un puissant fantasme d’autodestruction, qui deviendra réalité. Cette sorte de conscience d’un personnage qui semble n’en pas avoir est assez étrange et m’a laissé passablement dubitatif. Reste l’évocation de Paris, de sa géographie physique et humaine : Del Amo est sans aucun doute un écrivain puissant, peut-être pas tout à fait (pas encore ?) un romancier.