dimanche 24 janvier 2010

Carnets de Saorge, de Charles Juliet

Je commence à avoir mes petites habitudes à Genève. Les librairies d’occasion que je croyais bonnes avant d’y être allé, du côté de l’Université, se sont avérées en pleine décrépitude. Et c’est dans un îlot urbain théoriquement « alternatif », autrement dit négligé voire dégradé, que j’ai trouvé un vrai bonheur de livres. On y accède par un passage couvert et sombre, on se retrouve dans une cour surbaissée aux herbes folles, on descend deux ou trois marches de guingois, on écarte quelques branches d’arbustes pour se frayer un passage, et on arrive finalement à la porte d’entrée de la librairie. L’éclairage est chaud et c’est un peu comme si l’on entrait dans le salon accueillant de son voisin. On navigue entre des falaises de livres, sur des étagères en bois brut. Il y a les romans, français et étrangers, les essais, la poésie, des disques aussi ; parfois, les étagères débordent en piles sur le sol et il faut alors se fixer des stratégies subtiles avant de pouvoir avancer un pied ou l’autre et pouvoir jeter un coup d’œil de près à quelques titres intéressants. Le propriétaire tient la caisse, elle-même entourée de piles d’ouvrages ; il note scrupuleusement les titres que vous achetez, ainsi que leur prix, sur un grand cahier à carreaux d’écolier. En sortant, on retrouve la bizarrerie de cette cour, les appartements qui ont mal vieilli, avec leurs balcons où s’accumulent les objets hétéroclites, révélateurs d’occupants autrefois bohèmes, sans doute, aujourd’hui plutôt paupérisés et mouisards. On n’est pas tout à fait dans un lieu privé de vie, mais ces immeubles semblent attendre depuis trop longtemps quelque chose qui ne vient pas.

C’est donc là que j’ai trouvé les « Carnets de Saorge ». Curieusement, le client qui me précédait avait acheté plusieurs autres livres de Charles Juliet – mon choix s’était-il fait, en quelque sorte, par imitation ? Un tout petit livre, pour 5 francs, prix imbattable dans une bouquinerie suisse. Un livre dont l’attrait tenait avant tout au nom de Saorge, immédiatement évocateur d’une image : celle de ce gros village perché que l’on découvre brusquement en contre-haut, à un tournant de la route de la Roya, et qui, de loin même, semble à la fois rempli d’Histoire et plein de vitalité de nos jours encore.

Charles Juliet y a séjourné, dans l’ancien couvent franciscain devenu « résidence d’écrivains » sous la houlette de la Direction régionale des Affaires culturelles de la région PACA (qui, paraît-il, va changer de nom, mais on ne sait pas encore lequel sera choisi). Coïncidence : le couvent de Saorge était, en quelque sorte, la « maison-mère » des Franciscains qui enseignaient dans leur collège à Monaco ; et, à l’époque où j’y faisais mes études, le supérieur du couvent de Saorge était le Père Pol de Léon, personnage haut en couleur, auquel j’avais écrit, précisément pour demander si une « retraite littéraire » serait envisageable dans le bâtiment occupé par sa confrérie. A quoi il avait répondu, en substance, qu’il n’avait rien contre le littéraire pourvu qu’il fût, en première intention, hautement spirituel et christianisé dans la stricte observance des rites conventuels. L’échange de correspondance en était resté là. Mais mon idée de « laïciser » le couvent de Saorge, au bénéfice de la pensée et de l’écriture, était en quelque sorte prémonitoire.

Peut-être est-ce la raison essentielle qui m’a fait aller vers ce livre. L’auteur y raconte ses rencontres au village et dans les alentours. Ses « parenthèses », aussi, pour se rendre ici ou là, pour une conférence ou une rencontre. Un certain nombre de ceux que l’on appelle les « néo-ruraux », post soixante-huitards en mal d’ « authenticité » et de « contact avec la nature », se sont plus ou moins établis ou incrustés dans le village et sur ses hauteurs. Cela peut donner des échanges intéressants ou pas, selon le cas ; cela peut ouvrir sur de vraies valeurs humaines ou accentuer encore nos raisons de ne pas beaucoup espérer de l’homme et de son devenir. La marginalité peut se vivre selon des formes tout à fait opposées.

En dehors de cela, le climat et l’ambiance de Saorge semblent propices à la créativité de l’auteur. On ne peut que s’en réjouir pour lui, tout en ayant une pointe de regret quant au fait qu’il ne nous dise à peu près rien de son « work in progress ». Mais, après tout, ce livre n’est qu’un carnet et ne comporte que quelques dizaines de petites pages… Et puis, Charles Juliet retournera certainement dans la région : au cours de ses pérégrinations, il a cherché la Vallée des Merveilles et ne l’a pas trouvée. Si ce n’est pas un motif suffisant pour retourner en ces lieux…

samedi 16 janvier 2010

Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil, de Haruki Murakami

Je n’avais guère aimé « Kafka sur le rivage », pourtant chaudement recommandé par une amie écrivain. Doté d’une incontestable puissance évocatrice, le talent de Murakami s’attaquait à un sujet monumental : il s’agissait ni plus ni moins que de revisiter l’histoire d’Œdipe, l’homme qui a tué son père et épousé sa mère. Et Murakami le faisait en associant le réalisme et le fantastique, un récit donné pour vraisemblable basculant tout à coup dans un monde où tout (c’est-à-dire bien souvent n’importe quoi) peut arriver. C’est très à la mode et bien souvent cela ne « fonctionne » pas ; d’autres auteurs en ont d’ailleurs fait les frais, je pense en particulier au Douglas Kennedy de « la Femme du Vème ».

Rien de tel ici. Ou, plus exactement, disons que le fantasme est tenu en lisière. Le narrateur d’ « Au sud de la frontière… » raconte sa vie et ses amours de jeunesse, sa prédilection pour les femmes boiteuses (conformément à une certaine tradition qui veut que la boiterie constitue un puissant appel sexuel). Cet homme est à la fois sensible et capable d’une certaine indifférence, ou en tout cas de tourner la page facilement. Il est à la fois en quête de profondeur et capable d’agir très superficiellement. Japonais et occidental : il vaut sans doute mieux associer ces deux qualificatifs d’origine que d’affirmer, comme je l’ai lu quelque part (c’était, je crois, un renvoi à partir du blog de Pierre Assouline), que Murakami est un auteur japonais qui écrit des romans américains, et que telle serait l’origine de son succès et de la qualité d’ « auteur-culte » qu’on lui décerne volontiers. Non, vraiment, Murakami demeure bien trop subtil en toute chose pour être qualifié d’ « Américain », même si à ce terme sont volontiers associés l’efficacité et « ce qui fait vendre ».

« Au sud de la frontière… » parle de ce que nous sommes… presque. Ce n’est pas un roman-miroir, où le lecteur aurait à insérer sa propre idiosyncrasie ; plutôt un roman qui a pour effet de ramener à la surface nos propres sensations enfouies et à les analyser, au travers de personnages qui ont leur propre consistance, qui appartiennent certes à un Orient occidentalisé, mais ne sont pas pour autant transposables tels quels chez nous, car si tout ce qui fait leur humanité – et la palette de leurs sentiments, en particulier – n’est pas différente, on constate clairement que leur rapport au corps (spécialement à leur propre corps), tout comme leurs relations avec les autres et plus particulièrement avec leur entourage relèvent d’un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre. La part de mystère de l’être humain s’exprime dans ce roman avec une force subtile. Si les interrogations y foisonnent, elles ne sont jamais gratuites ; et s’il existe des questions sans réponse, elles ne mènent pas pour autant à des impasses. Peut-être la leçon de Murakami est-elle simplement de dire que le tranquille bonheur familial ne mérite que l’estime, mais qu’il ne saurait pour autant effacer les contradictions, les regrets, tout un ensemble de matériaux hétérogènes appartenant au passé, sans lesquels nous serions en quelque sorte amputés d’une part majeure de nous-mêmes.

dimanche 10 janvier 2010

Auto-da-fé, de Elias Canetti

Les sujets les plus passionnants peuvent-ils aboutir à des livres détestables ? Oui, assurément. Et sans doute la déception qu’on en éprouve est-elle à la mesure de l’appétit qu’il y avait en nous au départ. Auto-da-fé illustre pour moi cette réflexion. Je peine depuis plusieurs semaines sur ce livre en raison de la promesse que je me suis faite un jour de ne jamais abandonner un livre en cours de route, même s’il me déplaît ou m’ennuie. Un serment qu’il faudra peut-être reconsidérer, un jour, car le temps passe de plus en plus vite, la PAL (pile de livres à lire) ne diminue pas, tout au contraire, et l’impératif des choix devient de plus en plus pressant. Mais, d’un autre côté, j’ai tant lu de livres ennuyeux jusqu’à la trois centième page et qui ensuite prenaient leur essor… Peut-être certains auteurs ont-ils du retard à l’allumage. A moins que ce ne soient les lecteurs. Qui eux-mêmes, pour subjectifs qu’ils soient nécessairement, ont le devoir de rester justes. Hum… vous m’en direz des nouvelles.

Pour revenir à Autodafé, c’est un livre sur les livres. C’est du moins l’impression que l’on a en commençant. Le Professeur Kien, éminent sinologue, ne vit que par et pour les livres ; il possède la plus importante bibliothèque de cette ville allemande, apparemment d’importance moyenne. Voilà un homme qui devrait nous inspirer une certaine sympathie : sa manie est de celle que tout humaniste se doit de considérer avec indulgence. Or, Kien est archi-antipathique : sa bibliophilie s’apparente à une sorte de fanatisme tyrannique, au titre duquel il pensionne son concierge, individu de la plus sale espèce, épouse sa femme de ménage vulgaire pour qu’elle prenne soin de sa bibliothèque et entre en affaire avec un nain difforme et joueur d’échecs du nom de Fischerle. Tout cela n’a ni queue ni tête. On est dans un tourbillon de personnages et de situation qui changent à chaque paragraphe, sans jamais apporter de sens. L’univers du romancier se voudrait sans doute kafkaïen. Mais rien de l’ébranlement métaphysique que suscite l’auteur du « Procès » n’est présent chez Canetti. On se croirait plutôt dans un roman gothique, dans le style d’Horace Walpole. (Qui a lu le Château d’Otrante ? Personne. Et c’est très bien ainsi. L’auteur ne pense qu’à inventer des situations farfelues, puis à les retourner de paragraphe en paragraphe. C’est épuisant, et surtout cela ne fait pas sens. Il y a une multitude de petits romans nuls dans le roman. Mais le roman lui-même n’existe pas et a fortiori n’en reste-t-il rien une fois terminé. C’est juste un moment anecdotique de l’histoire littéraire.)

Nulle part dans ce livre consacré aux livres il n’est question du triple plaisir : de la littérature, de la lecture et du texte. Ces trois plaisirs qu’il est bon de partager sont également absents d’Auto-da-fé. Retrouvons-les en lisant les livres sur les livres d’Alberto Manguel ; même si c’est parfois inégal, il y a là de bien belles pages délectables dans leur délectation.