dimanche 17 septembre 2017

Corbu

  Seul architecte du XXème siècle à avoir exercé sous pseudonyme, Le Corbusier ? C'est bien possible et cela tendrait à montrer qu'il fut soucieux de sa gloire avant même de l'être de son oeuvre.

  Il y a un "problème Le Corbusier". La plupart des gens le citeraient volontiers comme le représentant archétypique de l'architecture du XXème siècle et de la modernité. Pourtant, qui, en dehors de quelques fanatiques "idéologiques", souvent architectes eux-mêmes béats d'admiration devant ce "père fondateur", voudrait vraiment habiter ses constructions ? On sait bien que, pour les Marseillais, la "Cité radieuse" est très vite devenue "la maison du fada" et on pressent qu'il y a, derrière cette moquerie méridionale, une certaine lucidité.

  Heureusement, en un sens, Le Corbusier a beaucoup écrit et pas tant construit que cela. Ce qu'il voulait construire, c'est surtout son personnage. De ce point de vue, il a parfaitement réussi. Au point que ce n'est que récemment que ses liens, forts, avec le fascisme et le régime de Vichy ont été pleinement mis en lumière. On se doutait bien de quelque chose... mais le flot de ses discours d'autopromotion avait fini par faire passer l'éloge de la modernité technologique pour un nouvel humanisme.

  Pourtant, lorsqu'on parle de "machine à habiter", lorsque l'architecte prétend définir une sorte de "mode d'emploi" des habitations qu'il conçoit, où est-on ailleurs que dans un monde régi autoritairement - et par des règles fixées par l'architecte lui-même. Olivier Barancy a le mérite de le souligner. La plupart du temps, les bâtiments conçus par Le Corbusier ne "marchent" pas. Il suffit de penser à la fameuse villa Savoy, représentative de la plupart de ses choix (pour ne pas dire de ses "tics") architecturaux. Elle ne fut jamais véritablement habitable, tout simplement parce qu'elle était conçue au rebours des besoins et des désirs de ses propriétaires, et sans qu'il soit besoin d'insister en outre sur les malfaçons "structurelles" qui l'affectent et la rendent presque impossible à maintenir en bon état et même à restructurer. On met souvent au crédit de Le Corbusier la réalisation de Chandiargh, en Inde ; mais là aussi, un certain nombre de bâtiments dont le "Capitole" (bâtiment administratif) ne sont pas fonctionnels. En outre, il semble bien que la part prise par notre fameux architecte dans la conception d'ensemble de la ville ne soit pas si importante que cela.

  Le concepteur de la "Cité radieuse" avait inclus au sein de l'immeuble un petit centre commercial destiné à procurer à ses habitants des produits de première nécessité. Très vite, les commerces qui en faisaient partie ont périclité et les locaux ont été réaffectés à des bureaux commerciaux ou des professions libérales. Associer en un même lieu plusieurs fonctions différentes (habitat, commerces...) paraît pourtant une excellente idée, au rebours des principes "fonctionnalistes" dont Le Corbusier a été, dans la majeure partie de sa carrière, le défenseur acharné. Encore faudrait-il le faire en ayant au préalable étudié les conditions dans lesquelles un point de vente peut s'avérer à la fois attractif et rentable, créer à la fois de la convivialité et de la rentabilité. Notre architecte ne fit jamais une telle démarche, qui aurait supposé de sortir de la pose du créateur. Ecouter le "client" (qui était d'ailleurs pour lui plutôt un "usager") était pour lui s'abaisser.

  D'autres analyses contenues dans ce livre me semblent plus contestables, en tout cas plus hâtives. Ainsi par exemple de la critique de l'architecture "sur dalle", accusée d'engendrer des échecs systématiques et une ghettoïsation des espaces. Oui, c'est vrai si l'on pense à Pantin, ça l'est moins sans doute pour le front de Seine du XVème (malgré l'impression de désert que l'on ressent en traversant ces espaces), ça l'est moins encore pour l'esplanade de la Défense. Tout dépend de la qualité de la réalisation, de la population appelée à fréquenter ces "dalles", et plus encore peut-être de la volonté (des architectes mais également des pouvoirs publics) de les aménager. A une époque où l'on veut chasser la voiture des centres-villes, une circulation "en site propre" des véhicules à moteur est-elle à coup sûr une aberration ?

  Au-delà de la personne de Le Corbusier, dont les options idéologiques sont parfaitement détestables, la vraie question (et elle englobe bien des signatures architecturales du XXème siècle) est celle du fonctionnalisme. Jusqu'à la fin du XIXème siècle, la plupart des villes concentraient et mélangeaient dans un espace très limité des fonctions variées (habitat, commerce, industrie, services). Dysfonctionnements multiples et insalubrité en étaient souvent la conséquence. D'où l'idée de repenser les centres urbains en différenciant fortement les espaces, selon leur usage. Tel est le fonctionnalisme, enfant de l'hygiénisme. Des personnalités comme celle de Le Corbusier, gonflé de vanité et d'autosatisfaction, ont pu profiter de ce mouvement. Et comme notre architecte était doté d'un bon coup de crayon et d'une faconde puissante, il a plutôt bien réussi à tromper son monde, ses réalisations sont venues allonger la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO et il a bénéficié du soutien de quelques grands intellectuels, parmi lesquels des "institutionnels" comme André Malraux. L'escroquerie intellectuelle a pu tromper beaucoup de monde. Sans doute commence-t-on seulement à en sortir.

   A partir de cet exemple-repoussoir, resterait à savoir ce que seraient, aujourd'hui, des principes urbanistiques "souhaitables". Bien que ce ne soit pas le sujet de son livre, je suis un peu étonné qu'Olivier Barancy n'amorce aucune réflexion sur ce point. Il ne fait non plus nulle mention d'un ouvrage qui me semble décisif en ce qu'il associe une réflexion d'ensemble sur le fonctionnalisme architectural et urbanistique et une observation attentive, que l'on dirait parfois presque minimaliste, de ce qui fait qu'un tissu urbain est ou n'est pas à même de procurer de l'agrément et une richesse émotionnelle à ceux qui le fréquentent : je veux parler du livre de Jane Jacobs "Déclin et survie des grandes villes américaines". L'auteur, qui n'est pas architecte (mais Le Corbusier ne l'était pas non plus, n'ayant jamais passé son diplôme), s'attaque à la question "par le bas". Elle observe et enquête avec beaucoup d'attention, moissonne des informations et, à partir de là, réfléchit. Elle revendique cette modestie. Faudrait-il que les architectes fassent de même et abandonnent leur position de démiurges ? Peut-être pas, mais il importerait en tout cas qu'il sachent que, contrairement aux autres créateurs, leur public n'a pas toujours la possibilité de se détourner de leurs oeuvres.

dimanche 10 septembre 2017

Summer

   Un précédent livre de Monica Sabolo, "Crans-Montana", je l'avais lu essentiellement à cause de son titre. Et je ne l'avais que moyennement aimé. Ces adolescences riches et repues, indolentes, toutes ces vies d'enfants gâtés se retrouvant périodiquement dans une station de sports d'hiver ne m'avaient pas vraiment passionné. Surtout que l'auteur déploie un style ondoyant, qui mêle volontiers des temps différents de l'histoire, laissant le lecteur sans repères, évitant toute description - même quand on la trouverait nécessaire - pour ne considérer que les mouvements intérieurs des personnages.

   Dans les premières pages, je trouvais que "Summer" avait les mêmes défauts et je me disais que l'auteur s'inscrivait dans une manière qui décidément ne me convenait pas. Au fil de la lecture, j'ai changé d'avis : bousculer la chronologie, pour le coup, donne force et intelligibilité à ce récit de la dévastation d'un frère par la disparition de sa soeur. Cela se passe dans une famille bien bourgeoise, bien suisse, receleuse de secrets malodorants et qui suintent. Bien sûr, tout cela finira chez le psychiatre, étape obligée de ce type de parcours. On pense par moment au Mars de Fritz Zorn, dans lequel c'était la maladie physique qui servait d'exutoire à une insupportable chape de non-dits. Le récit est ainsi mené, entre avancées et reculs, jusqu'à un éclaircissement final qui, pour ne laisser que peu de place à l'apport imaginaire du lecteur, n'en évite pas moins tout discours moralisateur.

vendredi 8 septembre 2017

1941

   Dans son journal "Quarante ans" (ainsi intitulé parce que l'auteur l'a tenu à cet âge, bien qu'il ne l'ait publié que beaucoup plus tard), Marc Lambron se plaint souvent et fortement que son roman, ce qui pour lui devait être une sorte d'oeuvre-maîtresse, "1941" n'ait récolté aucun prix littéraire d'importance. Il nous raconte à ce propos les intrigues, calculs et concours de circonstances par lesquels on en est arrivé là. Certains en prennent pour leur grade, les jurés notamment. On a droit à quelques grandes envolées sur les stratégies éditoriales et dînatoires, qui ne grandissent guère le petit monde germanopratin, mais au fond peut-on s'attendre à autre chose ? Et cela empêche-t-il la littérature de qualité de s'écrire tout de même ? La grande question, bien sûr, aujourd'hui comme hier, est que le succès n'est pas proportionné au talent.

 Bonne raison, à mes yeux, pour aller y voir chez un auteur que jusqu'ici je ne connaissais que très peu. Je me suis donc plongé dans cette histoire qui raconte l'occupation vue depuis la zone "libre" et son centre majeur, c'est-à-dire Vichy.

   Trop souvent, avec le recul, on a tendance à considérer Vichy comme un nid de collaborationnistes sans scrupules ayant à sa tête un Maréchal gâteux et manipulé au nom des plus vils instincts et des plus bas intérêts par son entourage. Grâce à une documentation historique solide catalysée par une puissante imagination, Marc Lambron nous montre, depuis l'intérieur de l'Hôtel du Parc, l'extraordinaire diversité et les rivalités féroces des hommes du Maréchal, parmi lesquels il y eut des aventuriers, des demi-fous (et le portrait du Docteur Ménétrel, médecin personnel du Maréchal, est à cet égard très significatif), de purs profiteurs attirés seulement par l'appât du gain, des antisémites pathologiques, mais aussi des hommes - tel de Du Moulin de Labarthète, dont le Narrateur principal du roman est supposé avoir été le collaborateurs - qui songeaient, non sans orgueil, mais pas davantage sans désintéressement à une "Révolution Nationale" qui devait régénérer le pays, évidemment dans une vision très droitière de la politique.

   C'est sans doute parce qu'il a voulu montrer que le régime de Vichy était profondément fracturé de l'intérieur, et que vouloir le considérer comme un bloc unique était une erreur historique, que "1941" a suscité des polémiques à sa sortie (en 1997). On connaît pourtant l'histoire de Laval remplacé par Darlan, puis faisant son "grand retour"... Elle est significative de grandes dissensions politiques, d'une instabilité qui se retrouva à tous les niveaux. Il n'est pas mauvais de le rappeler.

   L'auteur le fait avec force, au travers de personnages (les réels se mêlant aux imaginaires) qu'il sait sculpter puissamment et polir avec finesse. Marc Lambron est un classique, sa phrase vise haut et cingle avec justesse. L'ombre de Saint-Simon, celle de Julien Gracq aussi par moments, plane sur ce style qui ne s'autorise guère de relâchement. Jamais l'auteur ne renonce à l'intelligence, par moments celle-ci en devient presque envahissante et le lecteur flirte avec l'impression d'avoir affaire à un texte sur-écrit - défaut que, pour ma part, je préfère cent fois à son contraire.

   Il y a aussi, dans "1941", une histoire d'amour, belle et désespérée, que l'Histoire brisera en renvoyant chacun des protagonistes à son propre destin. Cette Carla est mystérieuse, marquée par la conscience de la tragédie et l'absurdité de la situation ; elle ne révélera à personne sa part d'ombre. Le livre refermé, nous continuerons à rêver d'elle : dans ce registre-là aussi, le roman de Marc Lambron est une réussite.