samedi 27 janvier 2018

Play Boy

   Constance Debré porte un nom célèbre et un prénom "connoté". De naissance, elle appartient au côté des puissants, des riches, de ceux qui n'ont qu'à se faire connaître sous leur nom pour que les portes s'ouvrent ou que les gendarmes vous laissent partir sans vous ennuyer davantage.

   Mais il se trouve qu'elle en a assez. Car elle s'ennuie, voyez-vous. Elle ne sait faire, en gros, que deux choses : plaider et conduire. C'est elle qui le dit. Ce n'est déjà pas si mal. Elle se lance dans l'écriture (en fait, elle a déjà, plus jeune, publié deux livres) pour accompagner un profond changement. D'abord, elle en a assez de la caste à laquelle elle appartient. A laquelle elle n'appartient pas tout à fait, d'ailleurs, puisque ses parents n'ont pas vraiment intégré les codes usités dans le reste de la famille : toxicomanes, ils ont parfois vécu une existence difficile, tourmentée, jusqu'à la misère. Et dans ce cas, la famille ne vous aide guère.

   La fille, elle, décide d'envoyer promener les bonnes manières. Elle fait sa crise d'adolescence à la quarantaine. Plaider ne l'intéresse plus guère. Elle largue son mari qui l'a trompée avec la stagiaire (est-ce la vraie raison ? une tromperie, de nos jours...). Elle se met à écrire comme une banlieusarde, achève pas mal de ses phrases par un "ta race" qui fleure bon son 9-3. Et elle devient homosexuelle, selon un parcours qui lui fait d'abord rencontré Agnès, prof bobo, puis une bizarre petite jeune femme surnommée Albert (allusion à l'Albertine de Proust ?), puis une troisième. Son coeur, ou plutôt son corps, balance entre l'une et l'autre, sans compter l'ex-mari qui un beau soir s'invite inopinément dans son lit, sans que lui vienne à l'idée de "balancer son porc".

   Constance Debré pratique le style cash, frénétique. Phrases et paragraphes courts, expressions qui claquent, à l'image des humeurs et des envies de la narratrice : changeantes, retournables. On est dans la littérature Snapchat. Une postmodernité où l'on ne fuit pas les sentiments. Ce sont eux qui ont fui. Il y a le désir et ses intermittences, rien d'autre. C'est probablement typique de l'époque : un peu vide. Pas vraiment superficiel, puisque c'est l'idée même de profondeur qui a disparu. On sort de ce livre affamé d'authenticité. Je sais bien, c'est ringard.

vendredi 26 janvier 2018

Journal, de Charles Juliet - Tome IX - Gratitude

   Le lecteur passionné de fictions que je suis aurait presque tendance à oublier qu'il existe un genre noble entre tous, et parfois passionnant lui aussi, et qui peut avoir à nous dire beaucoup sur une époque : le journal intime. Intime ? Pas forcément tant que ça. L' "autofiction", comme on dit ou plutôt disait puisqu'il paraît que ce terme est passé de monde, est bien des fois plus impudique.

   Tout, dans un journal, dépend de la personnalité vraie de celui qui l'écrit. Le romancier, c'est sa fonction même, vient se cacher derrière ses personnages. Même s'il parle à la première personne, même si ce qu'il raconte est "quasiment autobiographique". Dans un journal, si l'on s'ennuie parfois, c'est parce que la personnalité de l'auteur n'est pas passionnante. On peut le dire ainsi sans prendre trop de risque de se tromper. Et une personnalité ne peut retenir durablement l'attention que si elle n'est ni mesquine ni entièrement autocentrée. Trop d'ego, pas assez d'égal, et le précipité chimique par lequel naît l'émotion de la lecture n'est plus qu'une substance froide et repoussante.

  Rien de tel avec Charles Juliet. La marque de cet écrivain, c'est l'élévation de sa pensée, son refus de toute vulgarité. Il est la preuve agissante qu'il n'est pas nécessaire d'être bien pourvu en mauvais sentiments pour prétendre faire de la bonne littérature. Grâce à lui, nous voilà rassurés : non l'humanisme n'est pas mort et on a du mal à le trouver "ringard", comme on l'entend et le lit si souvent par les temps qui courent.

   Ce journal (je n'ai pas lu les autres tomes, pas encore) est avant tout un journal de rencontres. De lecteurs, d'admirateurs, mais aussi de gens simples qui ne l'ont pas lu, voire d'interlocuteurs péremptoires qui prétendent savoir ce qui est bien ou mal lorsqu'on écrit sans avoir pour autant la moindre idée de ce qu'est l'écriture. Parfois, le diariste en est agacé, voire carrément en colère. Mais, le plus souvent, c'est une empathie qui domine ; et nous, lecteurs, nous sommes naturellement conduits à admirer cette disponibilité, cette patience d'un homme qui a beaucoup souffert, qui a mis longtemps à se construire et dont l'écriture aujourd'hui est entièrement dominée par une puissante force intérieure. L'ego est superficiel, l'écriture de Charles Juliet est profonde jusque dans ses récits de détails ou de petites mésaventures quotidiennes. En refermant le livre, on a la sensation d'avoir quitté un ami. Ce n'est pas si souvent. Si je rencontre Charles Juliet dans la rue un jour, il faudra que je me garde de la tentation de l'aborder comme si nous nous connaissions intimement de longue date. Pas seulement comme si je le connaissais de mon côté à raison de ce qu'il m'a révélé de lui dans son oeuvre ; mais également comme si ce lien ne pouvait être que réciproque, et qu'il sache tout de moi par le seul fait d'avoir lu ses livres et d'avoir été si souvent en résonance avec son propos. Voilà ce que peut, entre autres choses, la littérature.

mercredi 17 janvier 2018

La Communauté

  "Une banlieue difficile en région parisienne", aujourd'hui, cela fait immédiatement penser à la Seine Saint-Denis, ce département désormais désigné par les deux chiffres de son numéro le "neuf-trois". Mais sait-on qu'il existe au coeur des Yvelines, département réputé "aisé", sur le chemin (emprunté par Mitterrand et ses invités en hélicoptère) des chasses présidentielles de Rambouillet, non loin de la vallée de Chevreuse, une "cité" composée comme ses congénères de "barres HLM" et peuplée de ceux qu'on n'appelle plus désormais les "pauvres" ?

   Trappes, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, a la particularité de ne compter que 32 000 habitants mais d'avoir vu naître ou grandir un certain nombre de personnalités qui ont fait leur chemin... ailleurs : Jamel Debbouze, Omar Sy, Sophia Aram, Nicolas Anelka. On pourrait dire que c'est la "crème" des cités si, en réalité, son histoire et son évolution n'étaient pas "en même temps" emblématiques de l'évolution des banlieues depuis les années soixante jusqu'à nos jours. En choisissant de mener une enquête approfondie sur Trappes et ses habitants, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin viennent opportunément nous rappeler que les fractures sociales qui traumatisent la France d'aujourd'hui trouvent leur origine dans une série de facteurs historiques, d'erreurs et d'égarements.

   Comme beaucoup de cités de banlieue, Trappes a commencé par être un rêve : celui de logements "tout confort" pour ceux qui habitaient les bidonvilles (pour l'essentiel en l'occurrence celui de Nanterre, rasé dans les années 60) ou ceux (comme la famille Sy) logés à l'étroit dans un appartement "de ville" inconfortable et insalubre. Les années 60 étaient celles de l'appel à la main-d'oeuvre immigrée par les industriels français qui mandataient dans les Pays du Maghreb des "recruteurs" chargés de proposer aux futurs ouvriers, trop contents de quitter le bled, emplois et logements dans un pays en pleine expansion. A cette époque, Trappes vivait plutôt bien le mélange de ses habitants (Français et immigrés, juifs, chrétiens et musulmans vivant côte à côte, en bonne intelligence et parfois en bonne amitié) et, en tant que cité ouvrière, elle élisait tout naturellement un maire communiste. Si tout n'était pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, les rôles étaient bien distribués et chacun avait ses repères.
 
    Vint ensuite le regroupement familial, mis en oeuvre sous la présidence Giscard, à la demande des industriels qui entendaient "fidéliser" leurs ouvriers. Mais autant les immigrés de la première génération cherchaient la plupart du temps à se fondre dans le paysage, à se faire oublier, autant la génération suivante, née en France et ne connaissant rien ou très peu de chose du pays d'origine de la famille, devait s'avérer en quête de reconnaissance et de statut. D'où la célèbre "marche des beurs", significative d'un instant de l'histoire où les immigrés et leurs enfants devenus français revendiquaient la fin de la discrimination et l'égalité effective des chances et devant la loi. Très rapidement toutefois, l'échec est patent : l'intégration dans les cités ne se passe pas au mieux, l'ascenseur social est en panne, la mixité sociale se délite ; les classes moyennes et ceux qui ne sont ni immigrés ni descendants d'immigrés fuient des zones de plus en plus délaissées et ghettoïsées. La troisième génération, malgré sa nationalité française, ne se sent pas intégrée et se reconnaît bien moins dans les valeurs républicaines que dans le discours de l'islam politique ou de la "religion authentique" que viennent lui prêcher les Frères musulmans puis les salafistes. Un incident, certes mortel, suffit à embraser toutes les banlieues : c'est en 2005 la mort de deux jeunes, électrocutés alors qu'ils fuyaient la police à Clichy-sous-Bois. Entre-temps, il y a eu l'affaire du voile de Creil, la loi sur les signes religieux ostensibles et la nouvelle fracture entre ceux qui sont "Charlie" et ceux qui estiment ne pas pouvoir soutenir un journal "islamophobe".

   A Trappes, c'est un maire socialiste et suppôt en principe de la laïcité qui a obtenu la construction d'une mosquée. Volonté d'apaisement ? Quel est l'avenir de Trappes, alors même que les noms célèbres qui l'ont quittée n'y reviennent pas toujours volontiers ? L'ouvrage n'esquisse pas de solutions, ce n'est pas son propos. Il se contente de raconter ce que l'on pourrait appeler sans ironie une histoire bien française. Celle d'un communautarisme en expansion, d'un "territoire perdu de la République" dont 67 des enfants sont partis faire le djihad. Un mot que le maire, âgé de quatre-vingts ans, refuse de prononcer. "Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde", disait Camus. Ne pas les nommer du tout, n'est-ce pas pire encore ?