jeudi 29 mars 2018

La Part du ghetto

Il faut être grand reporter pour écrire un livre sur les banlieues. En soi, c’est significatif : nous sommes chez nos contemporains, nos concitoyens (en tout cas sur le papier), mais la coupure culturelle est telle que c’est un autre monde. Le périphérique est une frontière, à certains égards bien similiaire à celles qui nous séparent de l’Algérie et de la Tunisie.

On l’a écrit et réécrit : le rêve mis en avant par la « Marche des Beurs », puis par SOS Racisme, celui d’une société mélangée vivant dans la paix et le respect des différences. Les articles de journaux et Wikipédia nous racontent que c’est à cause de quelques drapeaux palestiniens que cette Marche et le mouvement qui en est issu, SOS Racisme, auraient progressivement été marginalisés par les Institutions. En somme, une fois encore, le conflit israélo-palestinien se serait invité là où il n’aurait pas lieu d’être, et de là serait née la dérive que nous connaissons aujourd’hui. J’ai l’impression que cette explication est un peu courte. Elle ne rend pas raison du rejet de l’assimilation, puis de l’intégration, qui a été progressivement le fait des jeunes génération, tentée de revenir à des « racines » entre-temps mythifiées, au prix parfois (ce que le livre montre parfaitement) d’une certaine forme de schizophrénie. Le livre confirme donc la tendance au repli communautariste des banlieues. Inquiétant, assurément. On a vraiment affaire à un phénomène de fond. Qui, comme tout phénomène majoritaire, comporte ses exceptions : cette « escort » qui fréquente les beaux quartiers, ce musulman venu assister au mariage halal d’un de ses parents, et qui est lui-même l’époux d’une blonde catholique.

L’expression de « Territoires perdus de la République » se justifie donc plus que jamais. Comment les reconquérir ? C’est la vraie question, à laquelle ce livre ne répond pas (bien sûr, il n’a pas été écrit pour cela). Si on les reconquiert jamais… L’Italie semble avoir mieux intégré ses musulmans, peut-être simplement parce que la « partition territoriale » en fonction des religions et des origines ethniques y est moins sensible qu’ailleurs. Mais est-ce si vrai ? On n’en a pas fini de réfléchir à ce sujet complexe.

vendredi 2 mars 2018

4321

   Existe-t-il un hasard qui, combiné avec le libre arbitre, rendrait l'existence imprévisible, aléatoire, ou bien tout est-il écrit d'avance ? A cette éternelle question, Paul Auster apporte une réponse plutôt originale et sans doute déstabilisante : tout est écrit, semble-t-il nous dire, mais plusieurs fois. Nous sommes l'être que nous sommes mais, à côté de nous, vit aussi l'être que nous pourrions être aussi, et lui-même possède un autre de nos doubles possibles, qui lui-même... et ainsi de suite. Riche matière pour un romancier virtuose (au point parfois de donner à son lecteur le tournis) qui va ainsi nous raconter de quatre manière différentes la vie d'Archibald Ferguson, descendant de Juifs ashkénazes émigrés aux Etats-Unis en 1900.

   Ferguson aura donc quatre incarnations et une seule date de naissance, qui correspond d'ailleurs à celle de l'auteur. Il sera, selon le cas, hétéro ou bisexuel ; il vivra ou non avec Amy, il écrira certains livres ou d'autres, fréquentera plus ou moins l'université Columbia, sera new-yorkais de coeur, francophile, plus ou moins de gauche, opposé à la guerre du Viêt-nam et à la recherche de procédés pour ne pas être incorporé. Il mourra à l'âge de vingt ans d'un stupide accident de la circulation à Londres, où il était allé rendre visite à son éditeur pour le lancement de son premier livre, ou bien vivra bien plus longtemps, au point de se préparer à écrire... le livre que nous avons entre les mains. Ce procédé discrètement proustien souligne, s'il en était besoin, l'amour que Paul Auster voue à la littérature française.

   4321 est un roman-maelström plus encore qu'un roman-monde. L'auteur a pris le pari de détisser sans cesse sa propre toile, d'embrouiller, en sautant sans cesse d'une version à l'autre, son fil narratif. Tel est le paradoxe de ce livre : celui de nous raconter à la façon d'un roman classique l'histoire d'un personnage dont les traits de caractère et les événements de la vie sont sans cesse désassemblés et réassemblés de manière différente. Ce pourrait être une forme d'hommage déguisé au Nouveau roman, une manière d'exprimer une défiance à l'endroit de la notion même de personnage littéraire, puisque la "suspension temporaire de l'incrédulité" dont Coleridge faisait un impératif pour le lecteur de fiction est mise à mal par la succession des versions d'une même biographie. J'ai entendu à la radio un critique (je crois que c'était Michel Crépu au "Masque et la Plume") affirmer que ce roman se caractérisait par sa "tiédeur". Ce terme m'a étonné, j'y ai vu sur le moment une manière d'affirmer qu'il y avait nécessairement quelque chose d'ennuyeux lorsqu'un écrivain trempait sa plume dans l'encre de la chronique pour raconter une vie. A la réflexion, il me semble que ce n'est pas seulement cela. C'est aussi et surtout que le parti pris de ce roman réinstalle l'incrédulité chez le lecteur, qui soupçonne aussi que l'auteur est lui-même assez peu convaincu par son histoire racontée puisqu'il en donne quatre versions contradictoires. On touche là aux limites de l'exercice et à la raison pour laquelle ce roman ambitieux, au souffle long, que l'on aimerait saluer comme un chef-d'oeuvre, se referme sur une certaine insatisfaction que l'interrogation profonde et nécessaire qu'il porte sur le destin ne suffit pas à éliminer.