jeudi 29 septembre 2011

Limonov, d'Emmanuel Carrère

A l’égard de leurs modèles, les biographes sont constamment guettés par deux excès : la sympathie et l’antipathie. Dans ce livre en forme de méticuleuse enquête journalistique, Emmanuel Carrère se défend de l’une aussi bien que de l’autre. De temps en temps, toutefois, il laisse aller sa plume du côté de l’auto-dénigrement, et critique de manière très parisienne le parisianisme bobo dont lui-même et ses proches sont imprégnés. Mais cela ne dure pas. Il se veut, dans ce livre, rigoureux et – pour employer un terme qui eut son heure de gloire du temps du communisme – pleinement objectif.

C’est à ce prix que plus d’un passage de son livre fait froid dans le dos. Car qui est Limonov ? Un personnage à multiples facettes, un Fregoli qui aurait choisi la voie de l’héroïsme pour délivrer son message à ses contemporains. Courageux, assurément. Intelligent, cela ne fait pas de doute. Mais cynique aussi et sans scrupules à l’occasion. Fondateur du parti nasbol, abrégé de « national-bolchevique », en d’autres termes un parti qui se réclame à la fois du national-socialisme et du bolchevisme. Impossible, dites-vous ? Mais si : les Russes et Limonov l’ont fait. Ce dernier a en outre été clochard aux Etats-Unis, écrivain tendance à Saint-Germain des Prés (si, si !) et, bien sûr, comme il se doit pour un « héros », emprisonné dans son Pays.
En Russie, la justice est l’instrument d’une mise au pas de mouvements supposés séditieux. Elle utilise sans vergogne des dossiers montés de toutes pièces par une police corrompue et qui se comporte davantage comme un gang parmi d’autres que comme une autorité de l’Etat. Ce que révèle le livre d’Emmanuel Carrère sur l’absence d’Etat de droit en Russie (situation qui ne semble pas constituer un grand scandale national) donne le tournis. Quoi d’étonnant si, baigné dans cette atmosphère, on perd tout repère ? Si Limonov déteste Poutine simplement parce qu’il n’est pas Poutine lui-même. Raciste, Limonov ? Il a frayé avec le milieu de « l’Age d’homme », mais s’avoue fasciné par l’Asie centrale – et par les musulmans qui la peuplent. Il devrait aimer la journaliste Anna Politkovskaïa, qui dénonce les exactions de la clique au pouvoir en Russie, et qui a probablement été assassinée pour son courage. Mais non, il ne l’aime pas. Est-ce un pantin ? Plutôt un homme désorienté, dans le grand désordre général. On pourrait parler d’une post-modernité à la russe : une absence d’échelle des valeurs, autrement dit la carence totale des valeurs tout court. On pourrait mettre le mot savant d’anomie pour qualifier l’état du Pays. Sans pour autant être sûrs que cela fasse progresser un tant soit peu notre compréhension de la réalité russe d’aujourd’hui. Que Limonov, dont la philosophie politique consiste avant tout à exalter l’héroïsme et la virilité, au point de revendiquer pour le parti qu’il a fondé à la fois les héritages de Hitler et de Staline, que ce Limonov soit devenu une référence pour une partie de l’opposition démocratique à Poutine, voilà sans doute un constat auquel nos yeux d’Occidentaux rationalistes ne sauraient s’habituer.
Pour l’instant, du moins. Car il existe, en Europe de l’Ouest et plus particulièrement en France, des signes inquiétants de confusion en matière politique. Même si le « rouge-brun » n’a pas encore fait sa réapparition. On voit bien certaines frontières devenir floues, certains mariages contre-nature se conclure. On a souvent dit que les Etats-Unis préfigurent , avec dix ans d’avance, ce que sera la société européenne. Et si ce n’était plus vrai ? Et si ce rôle était désormais tenu par la Russie ? Le Limonov que décrit Emmanuel Carrère ne devrait-il pas faire fonction d’avertisseur ?