vendredi 25 novembre 2011

Les Solidarités mystérieuses, de Pascal Quignard

Que ce soit voulu ou non, le titre recèle un oxymore : là où gît le mystère, il est peu de solidarités possibles ; et la solidarité, parce qu’elle entraîne à son côté un sentiment d’immédiateté, de plain-pied, peut difficilement habiter ailleurs que dans la part claire de l’existence. Comme dans d’autres de ses ouvrages, Pascal Quignard a opté pour un titre qui provoque l’interrogation, appelle des mots qui nous resteront « sur le bout de la langue » (c’est le titre d’un de ses ouvrages) : il suffit de penser à « Vie secrète », aux « Ombres errantes », à la « Nuit sexuelle » ou encore à « Rhétorique spéculative ». Mais qu’y a-t-il derrière ces « solidarités » ? Il faut bien aller voir.

Disons-le d’emblée : ce livre, on en sort tout aussi interrogatif qu’on y était entré. Quignard a sans doute voulu inventer un nouveau concept psychologique. Tentative louable en soi. Claire et Simon se connaissent depuis l’enfance. Elle est traductrice, il est pharmacien ; elle est divorcée, il est toujours marié. Claire revient au pays de son enfance. Et ces deux-là, bien sûr, vont s’aimer. En même temps, Quignard cherche à nous dire qu’il ne nous parle pas d’amour, mais de quelque chose qui est presque de l’amour, ou bien qui est au-delà de l’amour et qui était jusqu’ici inconnu des romanciers et de leurs lecteurs. Le lecteur reste sceptique et pense que c’est probablement un peu prétentieux, que ça ne sonne pas « vrai » en tout cas.
Pour incarner cette thématique, l’auteur a choisi une écriture – ne parlons pas de style, on sait trop bien que le mot est devenu tabou, pourtant il serait bien en l’occurrence le mieux approprié – pour laquelle le qualificatif de minimaliste s’impose d’emblée. Débarrasser le texte de toute mauvaise graisse, pourquoi pas ? Le problème est de ne pas éliminer la belle chair fraîche et musclée en même temps. Or, le résultat est là : l’ingrédient obtenu est sec, peu nourrissant et aussi très indigeste. L’obsession de l’ellipse et de la demi-teinte a tant fait pâlir les couleurs que toute la peinture semble s’être effacée. Pis : on a l’impression qu’elle n’a jamais existé. La bizarre alchimie de l’écrivain débouche sur des énoncés qui n’énoncent plus sur rien.
Bien sûr, le lecteur doit savoir accepter le mystère ; consentir à ne pas tout savoir, à tenter de deviner, à se tromper peut-être chemin faisant. Nombreux sont les écrivains qui l’emmènent sur des sentiers difficiles et là où il n’aurait peut-être pas voulu aller d’emblée. Toute gratification ne peut cependant pas lui être refusée.
Quignard avait peut-être en tête un très beau roman. Il semble y être resté. Pourquoi dans ce livre n’y a-t-il rien plutôt que quelque chose ?

lundi 31 octobre 2011

Le Camp des Saints, de Jean Raspail

Cette fois pas plus que les autres je n’ai dérogé à ma règle : aller jusqu’au bout d’un livre, même déplaisant. Un jour peut-être, lorsque l’impression d’avoir peu de temps encore devant moi sera devenue trop forte, je m’en affranchirai.
D’ailleurs, « déplaisant » n’est pas le qualificatif qui convient à ce roman. Ce roman est parfaitement odieux, du début à la fin.
Mais si je l’ai lu jusqu’au bout, c’est non seulement en raison de la règle que je viens d’évoquer, mais également parce qu’un de mes collègues me l’avait conseillé comme illustrant, sur le mode romanesque, ce qui était en train de se passer en différents lieux d’Italie du sud, depuis que le début des « printemps arabes » avait engendré violence et insécurité dans plusieurs Pays du Maghreb que leurs habitants, en conséquence, cherchaient à fuir.
Le Camp des Saints ne date pas du « printemps arabe » de 2011 et il n’en contient en aucune manière la préfiguration. Non, le propos est beaucoup plus radical : il s’agit d’un million d’hommes et de femmes, ni plus ni moins, lassés de la misère, qui décident un jour de quitter les rives du Gange sur de vieux bateaux rouillés qu’ils envahissent pour l’occasion, et de se rendre en Europe. Le roman avait été écrit et publié il y a plusieurs années. Il avait eu assez peu d’écho. L’éditeur l’a exhumé d’un probable oubli définitif lorsque, en relation avec l’actualité du moment, il pouvait tout à coup passer en quelque sorte pour prophétique. Marketing oblige.
C’est peu dire que l’auteur est de droite. Bien qu’à ce stade de l’aveuglement haineux et stupide on puisse se demander si les concepts politiques ont encore un sens. L’auteur est en tout cas raciste et ne s’en cache pas. S’il fallait lui trouver une qualité, ce serait donc d’être franc du collier, de ne pas tenter de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. N’étant pas complètement ignorant, il sait que le concept même de « race humaine » ne repose scientifiquement sur rien. Mais ne croyez pas que cela puisse l’arrêter en quoi que ce soit : il persiste et signe, il va jusqu’à revendiquer le fait que son ouvrage tomberait, aujourd’hui, sous le coup de la loi (heureusement non rétroactive, prend-il le soin de souligner, et par conséquent non applicable à un texte publié alors qu’elle n’était pas encore en vigueur) qui punit l’incitation à l’injure et à la haine fondées sur des concepts racistes. Bien que peu convaincu pour ma part par la pénalisation à outrance des déclarations publiques racistes ou discriminatoires, cette fanfaronnade me révolte par son mauvais goût. Céline, le Céline des pamphlets antisémites, a enfin trouvé son (in)digne successeur : le Camp des saints vomit à jet presque continu des flots de détestation et de mépris à l’encontre de ces « pouilleux » venus profiter des douceurs de la civilisation occidentale en récupérant à leur profit les sentiments « tiers-mondistes » culpabilisés des Européens en général et des Français en particulier.
Aveuglé par sa rage de combattre tout ce qui est différent (la réédition du Camp des saints a vu l’adjonction d’un avant-propos intitulé « Big Other », titre qui suffit à révéler la confusion mentale dans laquelle patauge l’auteur, qui assimile l’altérité à une forme de totalitarisme), Raspail hypostasie l’Occident. Géographiquement, c’est une notion commode ; culturellement, c’est pour le moins flou. Et c’est surtout pour l’auteur l’occasion de s’enferrer dans un jeu de contradictions : l’ « Occident » serait une « civilisation supérieure » ; cependant, la veulerie qui la caractérise l’empêcherait de s’opposer aux « envahisseurs ». Et elle resterait supérieure, après ça ? Quant à l’ « Occidental », il appartiendrait à une catégorie majeure, mais avant tout parce qu’il est l’héritier du monde gréco-romain ; outre que c’est faux, historiquement, l’auteur n’a pas songé un instant que cela revient à placer l’ « acquis » au-dessus de l’ « inné », ce qui est exactement l’inverse de son propos et des convictions qu’il affiche.
Tout, dans ce livre, vire à la caricature. Toutes les tares du roman à clés y sont aussi. Seules manquent les clés : qui est donc ce Jean Orelle, ministre vaguement philosophe et richissime rêveur, qui finit par se suicider en laissant un message énigmatique ? Malraux, Jack Lang ? Et le Président de la République française, prononçant à minuit sur les ondes un discours courageux, c’est-à-dire guerrier, puis s’effondrant dans le doute et le remords anticipé ?
Non, contrairement à ce l’on a pu me dire, ce que raconte ce roman n’a rien à voir avec ce que vivent les Italiens du côté de Lampedusa. Ce roman est celui d’un homme traqué par l’Autre, obsédé d’une identité qu’il ne parvient à définir que par de grands mots creux (l’ « Occident » étant sans doute le plus inconsistant de tous), croyant à un concept de « race » vide de sens et animé, en somme, par une haine si intense qu’elle dessert son propos. N’est pas Céline qui veut, et en l’occurrence on est pris par moments d’une forte envie d’éclater de rire à la face de l’auteur. Rire pour fuir l’ennui nauséeux de ces pages, voilà la solution, si l’on parvient à s’y tenir. Mais comment ne pas entrer en fureur devant ces multiples appels à faire taire sa conscience ? Tous les grands crimes de l’humanité, génocides et massacres, n’ont pu être commis que grâce au silence des consciences. Alors, de grâce, que les consciences parlent et ne cessent pas de parler !
Dès lors qu’on a vaguement des ascendances du côté des hobereaux de province français, dès lors qu’on fait partie de ces « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », comme disait Brassens, il conviendrait donc, comme Jean Raspail, de se proclamer le sel de la terre ! Faut-il être à côté de la plaque pour le croire et pour pouvoir l’affirmer aussi haut et fort.
Ce livre enfin refermé, on n’a qu’une envie, celle de crier à l’auteur cette vérité d’évidence que quatre cents pages ont tenté en vain de nous faire oublier : tous les hommes sont frères ! Et puisque Raspail en tient tant pour la civilisation gréco-romaine, on peut lui rappeler l’incontournable phrase de Térence (qui, je le rappelle au passage, était d’origine berbère) : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Tout écrivain digne de ce nom ne peut que s’affilier à cette déclaration.
Boulouris, où ce livre a été écrit, est l’un des plus beaux endroits de la Côte. La mer y est merveilleuse, et la lumière souvent sublime. Devant ce spectacle maritime privilégié entre tous, le regard se porte sur le « calme des dieux » ; on peut penser à la Grèce antique, à la mort, à l’écoulement du Temps, aux grandes passions humaines. Il faut avoir l’esprit mal tourné et mal fagoté pour fantasmer sur les légions d’indésirables pouilleux qui débarqueraient un jour et viendraient « souiller » ce merveilleux paysage.

mercredi 12 octobre 2011

Solaire, de Ian McEwan

Sous ses apparences d’homme souriant, courtois et policé, Ian McEwan est un écrivain au scalpel. On l’a bien vu à l’œuvre dans Samedi, et, plus subtilement encore, dans Sur la plage de Chesil.
L’auteur s’appuie sur une documentation solide, complétée par de multiples échages avec des spécialistes : la liste des remerciements en fin de volume en témoigne s’il en était besoin. Dans Samedi il était beaucoup question de neurologie ; Solaire évoque plutôt, comme son nom l’indique, les questions des changements climatiques et des énergies du futur.
Michael Beard, le protagoniste de ce roman, est à la fois un scientifique de renom et un homme à femmes. Ce n’est pas incompatible. Dans son jeune temps, il a fait une découverte importante : la colligation de Beard-Einstein. Il a été récompensé par le Prix Nobel de physique. Bien entendu, nous ne saurons pas grand-chose du détail de cette avancée scientifique – puisque aussi bien elle est purement imaginaire. Ce qui est certain, c’est que depuis lors Beard n’a pas fait grand-chose d’autre que percevoir les dividendes de sa célébrité. Il est le nom connu qui vient cautionner des colloques, conférences, centres de recherche.
Célèbre, mais sans scrupules, notre Prix Nobel s’empare sans vergogne des découvertes d’un jeune chercheur. Il est vrai que celui-ci couche avec sa femme, mais est-ce une raison ? La véritable raison, ce serait plutôt l’objet de ses travaux : la photosynthèse artificielle, qui permet de créer de l’énergie non polluante à partir de la seule lumière du soleil, comme le font les plantes. Grâce à elle, Beard vieillissant va accéder à une notoriété bien supérieure à celle que lui a value son Prix Nobel, d’ailleurs quelque peu oublié entre-temps. A la condition toutefois que ses problèmes privés, son dernier divorce et l’assassinat supposé d’un des amants de sa femme par l’autre, auquel il est mêlé, ne le rattrapent pas…
Non, ce livre ne fait pas vraiment rire. L’humour de l’auteur est plutôt sarcastique et grinçant. Ce qu’il provoque relève essentiellement de la grimace. Personnage assez pitoyable, Beard agit comme un révélateur de la misère relationnelle et conjugale de notre époque aussi bien que de l’histrionisme de la vie publique (qu’il s’agisse du monde politique ou scientifique, c’est tout un). Ian MacEwan enfonce très profond son scalpel dans la chair sociale et ses doigts ne tremblent pas.

jeudi 6 octobre 2011

Pour une fois

Une fois n’est pas coutume : je ne vais pas parler de livres. Et pourtant si. Je vais parler de la mort de Steve Jobs. Cet homme n’a pas écrit de livres, mais il a permis à beaucoup de livres d’être écrits tels qu’ils l’ont été.
Je passe sur le personnage. Il a sans nul doute été soigné au mieux : sa qualité de milliardaire lui ouvrait l’accès aux meilleures cliniques, aux meilleurs praticiens, et l’on parle ici et là dans les journaux d’une greffe dont il avait bénéficié in extremis, il y a quelques années, grâce à l’affrètement en urgence d’un hélicoptère. Tout le monde ne peut pas se le permettre. Il n’en est pas moins vrai qu’il a sans doute beaucoup souffert, et vu longtemps sa mort se profiler, puis devenir de plus présente, inéluctable enfin.
Il n’en est pas moins vrai que le personnage forçait sans doute davantage l’admiration que la sympathie. Beaucoup ont relevé son autoritarisme et même sa paranoïa : « le mystère comme système de management », a-t-on dit ; on a beaucoup glosé aussi sur le rapport étroit qui existerait entre la forme de personnalité du créateur d’Apple et le caractère fermé, exclusif, restrictif des produits et services qu’il a mis sur le marché. Pour ma part, j’ai toujours été frappé par le symbolisme de la pomme à demi-croquée : on a pu lire çà et là – sans jamais que l’entreprise confirme expressément ou démente cette affirmation, ce qui est à proprement parler extravagant – que ce sigle se référait explicitement au fait que le mathématicien de génie Alan Turing (dont les travaux sont à la base de la conception des microprocesseurs) mit fin à ses jours en croquant une pomme trempée dans le cyanure. Une allusion aussi morbide aurait ainsi accompagné tout au long du chemin une éclatante success story à l’américaine…
Rappelons tout de même que Steve Jobs devait assumer un lourd héritage familial. Ses parents, par manque de moyens financiers, l’abandonnèrent à sa naissance. Par la suite, ils eurent une fille qu’ils n’abandonnèrent pas (il s’agit du célèbre écrivain Mona Simpson), mais le frère et la sœur (même père même mère, comme on dit en Afrique) ne se rencontrèrent qu’à l’âge adulte. Faut-il voir là un rapport avec le fait que Steve Jobs, par la suite, récusa toute paternité de son premier enfant, Lisa, avant de finir par l’accepter ?

Sans vouloir être un « esprit subtil » (au sens où l’entend Emmanuel Carrère dans son dernier livre, qui associe ce concept au refus de porter un quelconque jugement fondé sur une échelle de valeurs), on ne peut que constater l’extrême difficulté de porter une appréciation tranchée sur le personnage.

Reste son œuvre, et on lit un peu partout que le fondateur d’Apple a « changé le monde ». Moi-même, je me souviens, dans les années quatre-vingt, nous étions au cinéma avec M., et voici sur l’écran un spot publicitaire pour le Macintosh ; un professeur et ses étudiants, et les étudiants comprennent qu’ils vont pouvoir presque tout faire, et facilement, avec leur ordinateur personnel : écrire, créer, apprendre, calculer… J’ai immédiatement pensé que cet objet allait changer le monde, et j’en ai fait part à M. qui ne m’a répondu que par une moue dubitative. Très vite, il est apparu que le monde changeait vraiment, à raison du fait que tout un chacun se mettait à interagir avec sa (puis « ses ») machine personnelle qui devenait outil de productivité, de création, de jeu. L’expression « changer le monde » se rapporte à quelque chose d’important et, en ce sens, elle est juste. On pourrait dire cependant qu’elle manque de précision : l’avènement de l’ordinateur personnel marque un changement dans la relation entre l’homme et son environnement ; on a donc bel et bien affaire à un fait de civilisation.
J’en viens à l’écriture. Combien d’œuvres conçues sur Macintosh, Mac Book et autres ? Beaucoup sans doute. Je me souviens de l’écrivain JPT qui me disait : « Je représente la première génération d’écrivains qui n’ont jamais écrit à la main ». Nous sommes nés la même année (en 1957) et moi non plus je n’ai jamais beaucoup écrit à la main. J’avais appris la dactylographie avec dix doigts pendant mes années de faculté (prémonition ?) et dès la fin de mes études, dès le début de ma carrière professionnelle, l’ordinateur personnel se démocratisait et se répandait un peu partout. Est-ce un bien ou un mal ? Il n’y a pas de réponse possible à cette question, qui en réalité appelle seulement une remarque collatérale : ce que l’homme façonne est influencé par le type d’outil qu’il utilise. Et réciproquement. On l’a bien oublié, mais au début du XIXème siècle, l’apparition de la plume en fer (qui vint remplacer peu à peu la plume animale) a profondément modifié les habitudes scripturaires. Plus tard, il y eut le stylographe à réservoir et, presque simultanément, la machine à écrire, qui devint ensuite électrique. Je rêve de raconter un jour en détail l’histoire de ces outils d’écriture, en montrant comment la technique a pu influencer le contenu. Imagine-t-on Simenon écrire à la main ? Il l’a fait, pourtant. Mais les Maigret sont des romans écrits d’une traite, peu corrigés – et c’est presque comme si l’on entendait, en les lisant, le crépitement des touches sur le rouleau. Il est possible que le grand galop des phrases de la Marquise se fût transformé en mécanique effrénée et implacable – possiblement épuisante pour le lecteur – si elle eût disposé sous ses doigts ne serait-ce que d’un clavier de machine à écrire pesante et rudimentaire. Littérairement parlant, nous aurions eu une autre Marquise.

jeudi 29 septembre 2011

Limonov, d'Emmanuel Carrère

A l’égard de leurs modèles, les biographes sont constamment guettés par deux excès : la sympathie et l’antipathie. Dans ce livre en forme de méticuleuse enquête journalistique, Emmanuel Carrère se défend de l’une aussi bien que de l’autre. De temps en temps, toutefois, il laisse aller sa plume du côté de l’auto-dénigrement, et critique de manière très parisienne le parisianisme bobo dont lui-même et ses proches sont imprégnés. Mais cela ne dure pas. Il se veut, dans ce livre, rigoureux et – pour employer un terme qui eut son heure de gloire du temps du communisme – pleinement objectif.

C’est à ce prix que plus d’un passage de son livre fait froid dans le dos. Car qui est Limonov ? Un personnage à multiples facettes, un Fregoli qui aurait choisi la voie de l’héroïsme pour délivrer son message à ses contemporains. Courageux, assurément. Intelligent, cela ne fait pas de doute. Mais cynique aussi et sans scrupules à l’occasion. Fondateur du parti nasbol, abrégé de « national-bolchevique », en d’autres termes un parti qui se réclame à la fois du national-socialisme et du bolchevisme. Impossible, dites-vous ? Mais si : les Russes et Limonov l’ont fait. Ce dernier a en outre été clochard aux Etats-Unis, écrivain tendance à Saint-Germain des Prés (si, si !) et, bien sûr, comme il se doit pour un « héros », emprisonné dans son Pays.
En Russie, la justice est l’instrument d’une mise au pas de mouvements supposés séditieux. Elle utilise sans vergogne des dossiers montés de toutes pièces par une police corrompue et qui se comporte davantage comme un gang parmi d’autres que comme une autorité de l’Etat. Ce que révèle le livre d’Emmanuel Carrère sur l’absence d’Etat de droit en Russie (situation qui ne semble pas constituer un grand scandale national) donne le tournis. Quoi d’étonnant si, baigné dans cette atmosphère, on perd tout repère ? Si Limonov déteste Poutine simplement parce qu’il n’est pas Poutine lui-même. Raciste, Limonov ? Il a frayé avec le milieu de « l’Age d’homme », mais s’avoue fasciné par l’Asie centrale – et par les musulmans qui la peuplent. Il devrait aimer la journaliste Anna Politkovskaïa, qui dénonce les exactions de la clique au pouvoir en Russie, et qui a probablement été assassinée pour son courage. Mais non, il ne l’aime pas. Est-ce un pantin ? Plutôt un homme désorienté, dans le grand désordre général. On pourrait parler d’une post-modernité à la russe : une absence d’échelle des valeurs, autrement dit la carence totale des valeurs tout court. On pourrait mettre le mot savant d’anomie pour qualifier l’état du Pays. Sans pour autant être sûrs que cela fasse progresser un tant soit peu notre compréhension de la réalité russe d’aujourd’hui. Que Limonov, dont la philosophie politique consiste avant tout à exalter l’héroïsme et la virilité, au point de revendiquer pour le parti qu’il a fondé à la fois les héritages de Hitler et de Staline, que ce Limonov soit devenu une référence pour une partie de l’opposition démocratique à Poutine, voilà sans doute un constat auquel nos yeux d’Occidentaux rationalistes ne sauraient s’habituer.
Pour l’instant, du moins. Car il existe, en Europe de l’Ouest et plus particulièrement en France, des signes inquiétants de confusion en matière politique. Même si le « rouge-brun » n’a pas encore fait sa réapparition. On voit bien certaines frontières devenir floues, certains mariages contre-nature se conclure. On a souvent dit que les Etats-Unis préfigurent , avec dix ans d’avance, ce que sera la société européenne. Et si ce n’était plus vrai ? Et si ce rôle était désormais tenu par la Russie ? Le Limonov que décrit Emmanuel Carrère ne devrait-il pas faire fonction d’avertisseur ?

dimanche 29 mai 2011

L'Amour les yeux fermés, de Michel Henry

Dès les premières pages, somptueuses, on est dans un monde connu et aimé : Aliahova, la ville imaginaire de Michel Henry, ressemble comme une sœur cadette à l’Orsenna du Rivage des Syrtes. On est au bord de la mer, en un lieu et un temps indéterminés ; des siècles d’histoire ont laissé en héritage aux habitants de la cité de puissantes traditions et des monuments qui marquent l’espace ambiant de toute la force de leur architecture et de leur symbolique.

Mais contrairement à celui de Julien Gracq le narrateur de Michel Henry est un étranger dans la ville. Sahli est venu d’ailleurs pour se consacrer à l’étude auprès de la prestigieuse université dont le bâtiment imposant domine, physiquement et symboliquement, les quartiers qui l’environnent. Aliahova a été une cité de marchands ; elle s’est tournée vers le savoir et a acquis un grand rayonnement. Toutes les apparences de la réussite sont de son côté : la ville est un creuset d’intelligence et de vie, elle a su accepter les différences – d’origine, de statut, de mode de vie et de fortune – comme autant de facteurs d’enrichissement. Elle est, sinon une ville idéale, du moins une ville où il est permis aux hommes et aux femmes d’œuvrer à l’accomplissement de leur propre idéal.
Or, c’est à l’université que des choses bizarres se produisent. Tout à coup, les maîtres sont contestés, des comités d’étudiants prétendent tout régenter, les vieilles méthodes pédagogiques et ceux qui les pratiquent sont voués aux gémonies, au nom d’un modèle nouveau qui n’a pas encore pris forme.
Il est clair que nous sommes dans une métaphore du monde contemporain. Quand le Gracq du « Rivage des Syrtes », écrivant pourtant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, refusait pratiquement toute référence à l’histoire contemporaine, Michel Henry, lui, ne nous laisse pas ignorer très longtemps que tel sera son sujet.
Mais, très vite, un autre basculement s’opère. Les troubles de l’université ne sont que les prémices d’un grand bouleversement social où tout pouvoir, tout savoir, toute propriété se trouveront annihilés au nom d’un ordre nouveau. Dans un mélange de révolution bolchévique es maoïste, ceux que l’auteur appelle les « nivellistes » s’attaquent à toutes les institutions ; ils mettent la ville à sac, la pénurie s’installe avec l’anomie.

Une chose est certaine : Michel Henry n’a que mépris pour ces révolutionnaires. Sans le passé et les valeurs qui la sous-tendent, sans les différences qui forment son identité même, une société n’est rien. A aucun moment Michel Henry n’essaie d’expliquer autrement que par une jalousie hébétée l’attitude de ceux qui veulent jeter à bas tout ce qui a fait la splendeur et le rayonnement d’Aliahova. C’est un peu court sans doute, et cela laisserait facilement penser que Michel Henry est un pur réactionnaire, ce qu’à mon avis il n’est pas. On eût aimé que cette « critique de la volonté de détruire » allât plus loin dans une interrogation sur les causes.

Reste un bel éloge a contrario de la culture et du savoir patiemment accumulé, assimilé. Egalement, plus discrète sans doute, une célébration de l’amour – et là encore, la Deborah de « l’Amour les yeux fermés » évoque puissamment la sublime et mystérieuse Vanessa du « Rivage ». Demeure surtout la présence d’un écrivain au registre puissant, sachant assigner à sa plume une phrase ample et enveloppante, s’appuyant sur un lexique de l’éclat et de la splendeur. Malgré ce qu’il a à nous dire, Michel Henry n’en finit pas d’admirer un monde où la nature et les œuvres de l’esprit humain s’interpénètrent. C’est un peu le paradoxe de ce livre qui est à la fois un libelle féroce contre toute volonté de faire table rase et une célébration poétique de la beauté sous toutes ses formes.

samedi 28 mai 2011

Elisa, de Jacques Chauviré

J’envie cette simplicité. La faculté d’aller à l’essentiel. Un récit totalement linéaire, qui n’autorise pas la suspicion selon laquelle sa valeur résiderait peut-être uniquement dans la complexité de sa construction. Le narrateur se souvient de ses cinq ans et d’Elisa, la jeune bonne, qui arrive un beau jour dans sa famille de propriétaires terriens aisés des environs de Lyon. Elisa est simple et douce. Le jeune garçon, dont le père est mort à la guerre, est entouré de femmes et devient amoureux d’Elisa. Il rêve de toucher ses seins comme un instrument de bien-être et de protection suprêmes. Tout ce monde est traumatisé par la Grande Guerre qui s’est achevée peu d’années auparavant et qui a semé la désolation parmi les familles, obligées d’affronter la mort d’hommes jeunes et pleins de promesses en même temps que les incertitudes d’un avenir auquel rien ne les avait préparées.
Le « vert paradis des amours enfantines » est l’antidote majeur, le seul possible, contre cet impossible deuil d’un père que le narrateur n’a pas connu. Mais en se replongeant dans l’enfance, Jacques Chauviré parvient à éviter toute mièvrerie. La touche légère et l’allusion règnent en maître sur ce court roman. Et la magie de l’identification opère et fait merveille : nous nous prenons à rêver, nous aussi, d’avoir eu une Elisa à aimer, à toucher à peine et à embarrasser de nos exigences puériles. Une Elisa qui aurait suscité une jalousie tout intérieure lorsque nous aurions appris qu’elle avait un fiancé et qu’elle s’apprêtait à quitter la maison.

Comme son narrateur, l’auteur a grandi, il a fait des études, il est devenu médecin. Sa vie s’est écoulée tant bien que mal. Là n’est pas l’intéressant. Devenu âgé, presque retraité, il revoit Elisa, très vieille, à l’article de la mort. Et les souvenirs reviennent. « Entre la petite enfance et la mort de ceux que nous avons aimés s’écoule la vie. Peu de chose en somme. » Telle est la leçon triste et terriblement émouvante d’Elisa, un livre pour «happy few » dont la société secrète d’admirateurs gagnerait à s’ouvrir sur le monde de ceux qui recherchent l’authenticité dans la manière dont la littérature peut parler de ce qu’il y a de plus vivace dans le cœur des hommes.