dimanche 29 juin 2008

Les Ames grises

Comme dans le Rapport de Brodeck, il y a, au départ de ce livre, la nécessité de raconter des événements affreux. Comme Brodeck, le Narrateur des Ames grises a vécu des choses terribles et éprouve la nécessité de prendre la plume, même si, avoue-t-il (mais cet aveu doit-il être pris au sérieux ?), il lui importe peu de savoir ce que deviennent les cahiers qu’il noircit, s’ils seront lus ou même conservés.

Les événements qu’il retrace ont à voir avec la guerre. Nous sommes dans une petite ville française et la Grande Guerre n’est pas loin. On entend tonner l’artillerie dans les lointains ; on peut voir, en montant sur la colline, les nuages de fumée de la zone des combats.

D’un livre à l’autre – et j’aurais mieux fait de les lire dans l’ordre chronologique de leur parution, qui correspond d’ailleurs à celui des événements qu’ils racontent – certains tours de métier, voire certains procédés de l’auteur se retrouvent. Il s’agit par exemple de ménager le mystère de l’identité et de la fonction du narrateur, et de ne les révéler que par paliers, à des moments bien choisis du récit. Les personnages, aussi : il y a des jeunes filles ou jeunes femmes pures et tendres – un peu à la manière du Grand Meaulnes, et ce n’est pas moi que l’intense fréquentation de la littérature onirique contrarierait – la saloperie et la pingrerie des hommes (surtout des hommes en tant que mâles) et l’insurmontable horreur de la guerre. On est toujours à la frontière de l’indicible et c’est pourquoi les choses se dérobent ; une partie même du récit semble cachée. Là est la modernité. Mais quand Philippe Claudel affirme que ses âmes sont grises, et non pas noires ni blanches, il ne réussit pas tout à fait à s’exonérer de son penchant au manichéisme. Celui-ci est bien présent, un peu partout. Et l’on peut s’interroger : Philippe Claudel ne serait-il pas en train de tenter une résurrection du mélodrame ?

vendredi 6 juin 2008

D'une identité finlandisée

Ce n’est pas une grammaire, pas même tout à fait un livre sur la grammaire (comme pouvait l’être celui d’Orsenna). Ce n’est pas non plus un roman finnois : l’auteur écrit en italien, et le texte français est passé par la plume de Danièle Valin, qui avait déjà si magnifiquement fait traverser les Alpes aux romans d’Erri De Luca.

Pourtant, tout tourne autour de la Finlande. Car ce marin accidenté, amnésique, sans papiers, recueilli et soigné presque mourant à Trieste pendant la Seconde Guerre Mondiale, pourrait bien être issu de ce Pays nordique. Un vêtement trouvé près de lui est un indice qui va dans ce sens.

Et voici donc notre homme expédié en Finlande pour y récupérer son identité perdue. L’état civil ? Beaucoup de Finlandais portent le même nom que lui ; comment voulez-vous vous y retrouver sans date de naissance, sans prénom ? La langue ? Avec ses quinze flexions, son étrange syntaxe et ses sonorités qui évoquent un monde peu pénétré par l’homme, elle demeure difficile d’accès. Et, du coup, l’amour, l’amour possible et révélateur de soi-même s’échappe lui aussi. Dans ce récit en forme de journal intime viennent s’insérer, en contrepoint, les notes et remarques formulées par le médecin qui a recueilli et soigné le marin amnésique. Cette quête identitaire est donc sujette à un regard double, ce qui autorise davantage encore d’interrogations et de doutes. La plus petite conviction est sujette à remise en cause, l’identité s’avère insaisissable… A quoi pouvons-nous, humains, nous raccrocher ? A la littérature, sans doute, en tout et pour tout.

Petite grammaire finnoise, de Diego Marani

Brodeck, en gris et noir

Il est des écrivains qui n’ont qu’à se faire un prénom, même s’ils ne sont pas « fils de… ». Et ça ne les aide pas toujours . Ainsi de Philippe Claudel : faire connaissance avec l’homonyme de celui qui écrivit une « Ode au Maréchal Pétain » ne me tentait guère. Se serait-il appelé Martin, c’est sans préjugé que je l’aurais abordé.

Mais, finalement, il s’est trouvé que chez nos amis canadiens, dans les Cantons de l’Est (outre la splendeur de leur paysage naturel, ces lieux disposent de ressources littéraires insoupçonnées pour qui n’a pas sur place des amis qui passent leur hiver, presque enfouis sous la neige, à dévorer de si bons livres que l’hiver canadien en paraît presque court), j’ai trouvé le Rapport de Brodeck sur la table, et j’ai commencé à lire.

Page après page, c’est un monde qui se dessine. Entre vérité historique et fantasmes. Nous pourrions être en Allemagne, au moment de la Seconde Guerre Mondiale. Mais, quoique ayant des prétentions millénaires, le Reich ne s’appelle pas le Reich ; la Nuit de Cristal ne porte pas non plus tout à fait son nom, et ce ne sont pas les Juifs que l’on persécute mais les étrangers en général, ceux qui sont venus d’ailleurs, ceux qui sont simplement différents… Brodeck, lui aussi, est venu d’ailleurs ; il n’est pas tout à fait d’ici, pas tout à fait de ce village où il pensait pourtant se faire accepter, mais qui n’hésite pas à le dénoncer aux militaires des troupes d’occupation, dès lors qu’il faut des victimes à exclure, à martyriser, pour préserver la paix des autres, les « purs », ceux dont l’identité se confond avec le lieu, et tant pis s’ils sont stupides, haineux, illettrés. C’est ainsi que Brodeck devient Chien Brodeck et se rend coupable lui aussi d’une infamie, car qui saurait à coup sûr préserver son intégrité morale en de telles circonstances ? Après lui, un autre étranger en fera les frais, cet homme un peu mystérieux qui arrive un jour et s’installe, et dont nul ne connaîtra le nom… Il a beau être généreux, ses qualités mêmes attirent le soupçon et déclenchent la vindicte. Il périra, pour avoir tendu au village le miroir dans lequel il lui était intolérable de se regarder.

Mené avec une intensité croissante, sans pathos facile, sans effets stylistiques voyants, le récit de Philippe Claudel nous envoûte pour nous entraîner là où nous n’avions peut-être pas envie d’aller : vers des épisodes noirs de l’Histoire récente, revisités par quelqu’un qui, trop jeune, ne les a pas vécus, et qui, par la force de son talent, parvient à les inscrire dans une sorte d’intemporalité. Ce roman, qui n’a rien de moralisateur, n’en est pas moins une puissante mise en garde contre le refus de l’autre (je songe à la Tache, de Philip Roth) et une très belle leçon de style qui donne à entendre, d’un bout à l’autre, une voix singulière et qui résonne.