dimanche 7 octobre 2018

La Grande Idée


   Lire, c’est vivre, dit-on parfois. Je partage totalement cette idée, à la fois parce que c’est dans nos lectures que se trouve le mieux exprimée l’essence même de la vie, et parce que, comme la vie, nos lectures ont des hauts et des bas : certains livres nous transportent par leur dimension sensible et les ouvertures qu’ils nous procurent ; mais d’autres fois, aussi, les ouvrages nous tombent des mains, nous fatiguent, on se demande pourquoi quelqu’un les a écrits, on se demande pourquoi on les lit - juqu’à se dire, parfois, qu’on ferait peut-être bien de cesser de lire en général.

   La Grande Idée nous offre ces deux expériences contradictoires de lecture dans le même ouvrage. C’est bien rare. On jurerait presque que c’est impossible, mais non. Ce roman est sublime et exaspérant. Quand on le referme, on ne sait toujours pas de quoi il parle. J’exagère ? A peine. De quoi est-il question ou de qui ? A en croire la quatrième de couverture, le « héros » serait un certain Saul Kayoannis, combattant - mais pour quelle cause exactement ? - durant la Guerre gréco-turque de 1922 (s’il s’agit bien d’elle). Nous avons donc un narrateur qui part à la recherche de ce personnage et une foultitude de témoins, évidemment plus ou moins faux, qui font leur propre récit des événements auxquels ils ont été mêlés.

   Anton Beraber est une sorte de Julien Gracq sous haute tension, capable d’accumuler les fulgurances stylistiques. Il ne s’en prive pas dans une sorte de feu continu langagier qu’on qualifierait volontiers de baroque si ce terme ne se rapportait davantage à l’ornementation qu’à l’authentique vigueur. Or, Beraber est un enragé du verbe. Les images saisissantes se succèdent en rafale. On a l’impression de découvrir un grand écrivain. Sauf… sauf qu’on ne saisit pas le sujet. La figure de Saul Kayoannis est floue, incertaine, considérée à travers des récits contradictoires qui sont davantage des vaticinations que des comptes rendus.

  Il existe toutefois un moment, au coeur du roman, où le narrateur reprend la plume pour lui-même et - peut-être - pour son lecteur. En prison, on le somme de ne rien dire de ce qu’il sait de Kayoannis. De l’oublier, de faire comme s’il n’avait jamais existé. D’ailleurs, c’est peut-être le cas. Dans cette puissante déconstruction du récit par le récit même, on voisine tout à coup avec Kafka aussi bien qu’avec le Nabokov d’ « Invitation au supplice ». Le lecteur se croit donc tiré d’affaire, éclairé autant qu’on peut l’être, lui qui sait aussi, bien sûr, que tout bon roman se doit de propager une part de mystère.

    Malheureusement, voici Kaloyannis reparti. Ses compagnons échappent à leurs poursuivants qui allument des incendies pour les éliminer. Lui s’embarque sur un navire transatlantique chargé de minerais qui fait naufrage, et le voilà aux Etats-Unis, chouchouté par les services de l’Immigration à raison même de son mutisme qui fait de lui un homme chargé de mystère, donc possiblement exceptionnel.

     On rencontrera à nouveau notre narrateur à éclipses à la fin du roman, en Grèce. Cette « Vieille » qu’il est allé voir sur une île encore sauvage a été la femme de Kaloyannis. La quête ici s’achève, mais la Vieille n’a rien à dire et c’est par hasard que le narrateur connaîtra la tombe de celui qu’il a si obstinément cherché. Pour nous, lecteurs, Kaloyannis n’a existé ni vivant ni mort. Tout au long du livre, il a été un non-personnage. Pour autant, « la Grande idée » ne s’apparente pas au Nouveau Roman. Ce n’est pas un livre qui trouve en lui-même sa propre justification. Plutôt un objet littérairement étrange qui annonce peut-être un grand auteur.