mercredi 29 novembre 2017

Me voici

   On le sait ou il est en tout cas facile de l'apprendre : Jonathan Safran Foer a été marié avec la romancière Nicole Krauss. Ils ont divorcé et il semble que cette expérience douloureuse, loin d'avoir précipité l'auteur dans l'écriture d'un livre qui aurait été pour lui une catharsis, l'a au contraire retenu des mois durant de se jeter sur son clavier pour nous narrer son histoire intime. Il a fallu que le récit mûrisse en lui assez longtemps, que la tentation d'un récit brut, voire brutal, du délitement et de la cessation de sa vie conjugale laisse place à un recul autorisant la transposition. Nous avons donc deux personnages, Jacob et Julia, mariés avec trois enfants. Lui est écrivain et scénariste, elle architecte conceptrice de projets. Un couple avec ses faiblesses, ses failles où il avait toujours trébuché sans tomber. Jusqu'au moment où l'un des enfants est accusé de mauvaise conduite en classe. Et là, les parents se trouvent en désaccord : doivent-ils croire leur enfant ou ceux qui l'accusent ? En vertu de la loi des séries, c'est presque au même moment que Julia découvre un second téléphone portable de son mari contenant des SMS explicitement sexuels adressés à une autre femme. Tout cela précipite une crise assez classique où complicité, confiance et désir sexuel se trouvent balayés.
   
   Nous sommes dans une famille d'intellectuels juifs américains, un milieu que Jonathan Safran Foer connaît parfaitement puisqu'il en fait partie. On ne croit pas beaucoup en Dieu dans ces générations de quadragénaires, mais on respecte certaines traditions du judaïsme, des rituels comme ceux des fêtes ou des cérémonies familiales. Et, par-dessus tout, on aime parler. Le Verbe est essentiel, il s'aventure souvent du côté du paradoxe, du second degré, du décalé. Le romancier est de la partie et on ne sait pas trop quelle est la part de sa parole propre, de celle de ses personnages ou de celle de ses souvenirs. Tout se mêle et cette relative confusion est à l'image des turbulences que traverse le couple formé par Jacob et Julia. La religion juive n'a pas été qualifiée pour rien de religion du commentaire. Des commentaires, ici, il y en a partout. On pourrait même avancer que l'on a affaire à un récit commenté, voire à un commentaire de récit, et, pourquoi pas, à un commentaire de commentaire. Quelques belles pépites émergent de ce flux : oui, assurément, Jonathan Safran Foer est un écrivain doué. Mais par moments aussi on se retrouve un peu perdu. D'autant que le cataclysme conjugal est contemporain de la "destruction d'Israël", événement tragique que l'auteur nous détaille assez peu, mais qui entraîne un départ massif des Juifs américains désireux de sauver de leur "seconde patrie" ce qui peut encore l'être. Jusqu'où va le parallélisme entre les deux crises ? Celle du couple, en tout cas, finit par un apaisement : Julia se remarie, Jacob est seul, ils se partagent - comme on doit le faire aujourd'hui dans un contexte "politiquement correct" - la garde des enfants. Leurs parents plus âgés meurent, la confiance entre eux renaît et ouvre la voie à l'amitié. En revanche, on n'en saura pas davantage du destin d'Israël : un autre roman, plus "politique", peut-être ?

samedi 18 novembre 2017

Le Bal mécanique



    Au cours du XXème siècle, notre vision du monde a changé. La physique théorique nous a appris que le temps n’était pas une constante, qu’énergie et matière n’étaient pas séparées, que l’infiniment petit n’obéissait pas à une relation de cause à effet mais à une logique probabiliste et que toute construction mathématique d’un système mathématique aboutissait fatalement à une contradiction. Ce fut le thème de son premier roman, « la Déesse des petites victoires ».

    Parallèlement, l’Art remettait lui aussi en question ses fondamentaux : depuis les impressionnistes, il n’avait plus vraiment pour fonction de « représenter », mais plutôt d’exprimer l’effet produit par une certaine réalité sur le pouvoir créateur de l’artiste. Poussant cette logique à l’extrême, il pouvait décider d’inventer un nouveau monde en anéantissant tous les préjugés du « monde ancien » dont les artistes ne pouvaient plus se contenter. Tel fut le propos du Bauhaus : rien de moins qu’inventer un nouveau monde, celui de la modernité dans toutes les formes artistiques. Le Bauhaus se voulait un Même si pour beaucoup, aujourd’hui, le Bauhaus est plutôt vu au travers de son fondateur, Walter Gropius, comme un mouvement architectural dont le fonctionnalisme de Le Corbusier aurait été l’héritier.

   Yannick Grannec entreprend de nous plonger dans l’histoire imaginaire d’une famille dont le destin a été lié à ce mouvement. Famille dysfonctionnelle, comme il se doit, marquée par un enfant caché, dont la mère passait pour la soeur (on retrouve le schéma de la famille d’Aragon… et sans doute de bien d’autres), mais aussi et surtout par la tourmente du nazisme qui entendait bien venir à bout de l’Art moderne, considéré comme « dégénéré ». Multiples sont les rebondissements, multiples les péripéties s’étalant sur plusieurs générations. La famille connaît et fréquente, bien sûr, des artistes célèbres, tout particulièrement Paul Klee avec lequel Théo entretiendra une longue correspondance. A l’horreur nazie répond l’horreur soviétique : Magda, architecte, a émigré à Moscou pour y travailler à la création de cités « prolétariennes » et heureuses, avant de s’apercevoir que le communisme n’est qu’un régime sanglant et une énorme escroquerie.

   Le livre se déploie ainsi depuis les dernières années du XIXème siècle, jusqu’à aujourd’hui, alors que Josh, par une sorte d’atavisme architectural, anime aux Etats-Unis une émission de télé-réalité dans laquelle les candidats sont volontaires pour que leur maison entière soit vidée de ses meubles et entièrement réagencée, tout en subissant des séances de psychothérapie, le tout, bien sûr, sous l’oeil des caméras qui cherchent à « faire de l’audience ».

   « Le Bal mécanique » est un roman ambitieux, par le nombre de personnages aussi bien que par sa virtuosité : sans cesse on passe d’un point de vue à un autre, on saute des années et des frontières. Au point qu’on se demande parfois où est le fil rouge. La critique au vitriol de la télé-réalité abêtissante est particulièrement réussie et parfaitement documentée, mais n’occupe que le début du roman, qui ensuite bifurque pour nous projeter dans une époque révolue que l’auteur, assez étrangement, ne parvient pas à faire résonner avec nos propres préoccupations. Malgré tout, en refermant ce livre épais, on reste sur sa faim.

vendredi 17 novembre 2017

Du nouveau dans l'invisible

   Depuis que théorie de la relativité et mécanique quantique s’affrontent en deux visions du monde incompatibles (mais dont certains ont toutefois tenté une synthèse), la science n’est plus tout à fait la science. Elle a abandonné l’idée d’une compréhension « définitive » du fonctionnement de l’univers. Elle sait désormais qu’elle est vouée à développer des théories de plus en plus élaborées, mais que la vérité toujours lui échappera. Vérité ou réalité ? Il semble bien que l’un et l’autre de ces concepts soient aujourd’hui à manier avec la plus extrême précaution. On sait depuis Heisenberg qu’il est impossible de définir à la fois la position d’une particule et sa vitesse. Parlera-t-on encore de la « réalité » de cette particule ? Et la vérité, si elle est, comme a pu l’affirmer avec un certain goût du paradoxe, mais non sansle philosophe José Bergamin, « le contraire de la raison » ?

  Car, au-delà des quatre dimensions de l’univers selon Einstein, il semble qu’il existe d’autres dimensions encore, invisibles pour nous, susceptibles seulement d’être furtivement entrevues. Raison pour laquelle les fameuses ondes gravitationnelles ont été si difficiles à détecter, alors qu’elles sont « partout » (si toutefois ce mot peut encore avoir un sens). D’autres dimensions et d’autres univers, dont nous n’avons pas idée. D’autres planètes, bien sûr, très probablement habitées par une vie qui n’a - c’est là encore une probabilité - rien à voir avec la nôtre. Une intelligence, des intelligences ? Sans doute. Plus ou moins grandes que les nôtres ? Il est possible que la question soit par elle-même dépourvue de sens : comment hiérarchiser, si ce n’est au titre d’un anthropomorphisme devenant tout à coup risible et dérisoire ?

   Etrangement, plus la science se trouve remise en question dans sa possibilité même d’aller « jusqu’au bout », plus ses progrès sont sensibles et viennent modifier notre vie quotidienne. Les ordinateurs, bien sûr, ont déjà changé notre quotidien et celui de notre travail. Mais il n’est pas impossible que, demain, une « humanité augmentée » nous succède. La révolution transhumaniste est en marche, déjà. Et qui dit ordinateur dit désormais intelligence artificielle. Celle-ci accomplira-t-elle sous peu la presque totalité des tâches qui, aujourd’hui, incombent à des humains ? Et qui la contrôlera ? Qui s’assurera que les robots futurs ne feront pas que travailler à notre place mais voudront aussi prendre le pouvoir sur la planète ? Un pouvoir exercé pour quoi et au nom de qui ? Que nous restera-t-il, à nous, humains, en l’occurrence ? Sera-t-il possible, par la loi, de cantonner ces machines à leur « juste » place ? Il faudrait pour cela des lois strictes, qui ne pourraient être qu’universelle. Or, il n’existe pas de gouvernement universel des hommes. Face aux robots, à ce qu’ils permettront mais aussi à leur menace, il y a peut-être urgence à promouvoir ce « grand régulateur » agissant pour tous et au nom de tous. Et cependant, nous n’en prenons pas le chemin.

   Telles sont quelques-unes des questions abordées par Jean-Claude Carrière, Jean Audouze et Michel Cassé dans leur livre. Les deux derniers sont astrophysiciens ; on connaît le premier comme écrivain et scénariste, il joue un peu, dans l’échange « parlé » qui forme ce livre, le rôle du candide - pas si naïf que ça, pourtant, connaissant plutôt bien son affaire et surtout posant les bonnes questions. Auxquelles le livre, bien sûr, n’apporte pas de réponse tranchée. De dialogue en dialogue, nous allons de vertige en vertige. C’est une hygiène pour l’esprit, une manière de nous obliger à penser différemment, avec beaucoup plus d’étendue et beaucoup moins de certitudes fondées sur l’apparence. Même si l’on eût aimé, en définitive, que ce livre aborde moins de sujets et aille davantage en profondeur. Au risque d’être plus « technique », moins « grand public ». Et sans doute bien plus percutant encore.

dimanche 12 novembre 2017

Khomeiny, Sade et moi

   Où en est-on avec le féminisme ? De nos jours, on a parfois l'impression que le concept est dépassé. On a, d'un côté, la question du genre qui donne lieu à des débats souvent abscons et sans fin. De l'autre, l' "intersectionnalité" des luttes semble occuper toute la place. Mais ce sont là des considérations très "occidentales", en vigueur dans des sociétés où, si le féminisme n'a pas encore accompli l'ensemble de son projet (bien sûr, il reste beaucoup à faire, à tous les niveaux), on ne peut pas dire non plus qu'il en soit encore au degré zéro de ses réalisations.

   C'est tout autre chose en Iran, et Abnousse Shalmani en sait quelque chose. Elle, issue d'une famille d'intellectuels athées, qui a fui avec sa famille le régime des mollahs. Elle, rebelle de naissance, qui refusait dès l'école primaire les règles de comportement qu'on voulait inculquer aux petites filles et qui n'étaient que le préalable à l'obligation du port du voile. Elle résistait à sa manière : en se déshabillant et en montrant son cul. C'était sa liberté.

   A Paris, dans le pays des droits de l'Homme, ç'aurait dû être tout autre chose. Abnousse Shalmani a connu une période bénie où la France se glorifiait de sa diversité : c'était le cas, emblématique, en 1998, lorsque la France a gagné la Coupe du Monde de football. Mais, très vite, à cause en particulier du 11-septembre, le repli sur soi est venu. Aujourd'hui, l'équipe de France a du mal à vivre son caractère multiethnique ; elle reflète en cela l'évolution d'une société où la tolérance est de moins en moins de mise.

   Réfugiée politique, puis citoyenne française, Abnousse Shalmani fut une étudiante plutôt fauchée mais décidée, et ne cessa jamais en tout cas d'être une femme libre. Contre la gauche bien-pensante, qui considère que l'islam est la religion des pauvres, des opprimés, et que pour cette raison elle a droit à une indulgence inusitée dans les autres cas. Qui estime que le colonialisme explique tout, même si en l'espèce l'Iran, s'il a parfois été vaincu, n'a jamais été occupé. Elle rejette donc de toutes ses forces l'accusation d' "islamophobie", si prompte à fuser lorsqu'on veut mettre en cause les comportements régressifs de certains musulmans qui oublient qu'ils sont français et doivent à ce titre respecter les valeurs de la République. Comme elle rejette aussi, bien sûr, le racisme anti-immigrés de ceux qui fantasment une France "pure". Elle est intraitable et distribue les coups d'un côté aussi bien que de l'autre.

   Pour ce faire, elle s'appuie notamment sur un éloge appuyé de la littérature libertine. Celle qui fait exister le corps, y compris celui des femmes, pour exalter leur droit à exister tout court, à philosopher, à se construire en fonction de leurs propres choix. Une manière comme une autre, intelligente, de revenir aux Lumières, si facilement vouées aux gémonies par les gourous de tout poil qui veulent avant tout éradiquer cette conquête majeure qu'est la liberté de conscience.

   Lire les auteurs libertins n'est sans doute pas la seule manière pour une femme de revenir aux saines racines du féminisme. Mais il est important de rappeler - car, même si c'est évident, il semble que la période déboussolée que nous vivons le remette parfois en cause - que ce mouvement littéraire n'eut pas seulement à voir avec la célébration des corps, mais qu'il participa également d'un mouvement d'ouverture de la pensée. Je suis plus sceptique, en ce qui me concerne, sur sa célébration de Sade. Pas sûr même qu'on puisse ranger le "divin Marquis" dans la catégorie des "libertins", tant ses personnages vivent une situation de domination. Ils sont ou bien les dominants ou bien les dominés. On a interchangé les rôles sans bouleverser le jeu lui-même. D'ailleurs, l'auteur avoue que les scènes de torture chez Sade lui sont pénibles. Sade est souvent pénible et ennuyeux à la fois. Il témoigne, certes plutôt mieux que bien d'autres, de l'état de décomposition avancée des rapports de pouvoir dans lequel se trouvait l'Ancien Régime à l'époque où il écrit. Mais ce n'est pas à proprement parler un auteur érotique joyeux. Il peut bien irriter les bonnes consciences, il n'amorce pas pour autant un statut de la femme conforme aux aspirations des féministes. Il faut toujours le lire au troisième ou au quatrième degré, et jamais autrement qu'accompagné d'autres auteurs de son époque. Sur ce point Abnousse Shalmani se trompe. Il reste que sa mise en garde contre la régression antiféministe que nous vivons actuellement en raison de la place que prend dans l'espace public le discours d'un islam rigoriste est à écouter et à prendre en compte avec la plus grande attention.

vendredi 3 novembre 2017

L'ordre du jour

   L'ordre du jour, ce n'est pas ce qui rend une réunion unique, c'est au contraire ce qui revient, c'est l'ordre, l'ordre des faits, l'ordre des choses, beaucoup plus que le jour. Du moins en est-il ainsi dans le roman d'Eric Vuillard, qui va encore une fois (décidément, à cette rentrée littéraire...) y voir du côté du nazisme. Le point de départ est simple : en 1933, Hitler est déjà Chancelier du Reich, déjà entouré de son chien de garde Goering, mais il n'a pas encore gagné les élections. Des élections qu'il entend bien emporter haut la main... pour qu'ensuite, et pendant cent ans au moins, dira Goering, il n'y ait plus d'élections en Allemagne.
   
    Et comment remporte-t-on à coup sûr des élections, je vous le demande bien ? A force d'argent, bien sûr. L'argent, il faut donc aller le chercher où il se trouve : chez les grands industriels. Les voici donc, les patrons de Krupp, d'IG Farben, d'Agfa, de Mercédès, eux tous qui dirigent des personnes morales et en feront des personnes particulièrement immorales. Pas seulement, bien sûr, parce que leur argent va "influencer" les élections. Mais aussi et surtout parce que, de la sorte, ils permettent à un régime reposant sur la violence aveugle et sur le crime de s'établir et de se maintenir. Et qu'ils ne peuvent pas ne pas le savoir. La lâcheté s'entremêle ici au goût du profit et à l'absence de scrupules, d'autant qu'ils n'hésiteront pas, par la suite, à employer pour leur compte et au moindre coût la main-d'oeuvre déshumanisée des camps de concentration.

    D'autres couardises, il y en eut : celle des accords de Munich, celle du Chancelier autrichien Kurt Schuschnigg qui rendit visite à Hitler à Berchtesgaden et céda sans coup férir à toutes ses exigences, préparant ainsi l'Anschluss et l'invasion de son Pays par les Nazis.

    Tous ces épisodes peu glorieux, Eric Vuillard les revisite avec la précision de l'historien et le talent d'invention du romancier. L'ironie et la distance qu'il manie à merveille quand il le veut lui servent à souligner davantage encore son propos. De tous les romans encore en lice pour le Goncourt, c'est probablement le plus littéraire. Le lecteur de romans publiés chez Minuit s'y trouve rarement dépaysé, d'autant que le livre est bref, ce que l'on peut regretter. La leçon ne fait en tout cas pas de doute : tout ce que l'écrivain nous raconte pourrait bien un jour se reproduire. La littérature peut-elle nous aider à rester vigilants, à éviter les dangers de l'Histoire ? Disons en tout cas que, sans elle, c'est forcément pire. Et que nous lui sommes attachés, entre autres, pour cela.

   Il reste aujourd'hui quatre romans sur la short list du Goncourt, qui sera décerné mardi. Je regrette beaucoup que Niels n'y figure plus. J'avais beaucoup aimé ce roman de l'ambiguïté, mais aussi de l'amitié envers et contre tout, de l'inadmissible et de l'incompréhensible. Bakhita est toujours sur la liste, ce que je regrette car, personnellement, j'ai trouvé ce roman - évidemment non dénué de qualités - plutôt ennuyeux. Oserai-je un souhait sinon un pronostic ? Ce serait l'Art de perdre, d'Alice Zeniter, où il y a une vraie ambition romanesque sur un sujet - les harkis - jusqu'ici bien peu abordé par la littérature et qui méritait tant de l'être.

jeudi 2 novembre 2017

Niels

   Ecrire sur l'Occupation, c'est s'exposer au déjà-lu ou au déjà-vu, tant les retours sur cette époque tour à tour tragique et glauque ont été nombreux ces dernières années, au cinéma, à la télévision et en littérature. Alexis Ragougneau prend le risque et nous entraîne dans un récit en miroir inversé. Deux amis très proches : l'un est auteur, Jean-François Canonnier, l'autre metteur en scène franco-danois, Niels Rasmundsen. Ils ont travaillé ensemble, monté des pièces ; Niels croyait au talent de son ami, ils avaient eu en commun des projets, un théâtre, ils comptaient bien continuer. Mais leurs sorts vont se séparer au moment où la guerre commence : le théâtre a connu des difficultés, Niels est parti au Danemark (pays qui voulut garder les apparences d'une certaine neutralité, mais fut très vite "nazifié"), où il est devenu résistant, spécialiste des sabotages à haut risque et futur père, Jean-François est resté à Paris, a écrit trois pièces nationalistes sur le thème de Jeanne d'Arc, de plus en plus violentes.

   Un jour, la guerre s'achève. Contrairement à certains de ses camarades, Niels a survécu ; mais pour cela, il a tué. Ce n'est plus tout à fait le même homme. Si ce n'est que le souvenir de son amitié pour Jean-François perdure ; et lorsqu'il apprend que son ami risque fort d'avoir de sérieux ennuis dans un Paris libéré en cours d'épuration, il se débrouille pour rejoindre Paris au plus vite.

    Dans une France dont les institutions républicaines n'ont pas encore été remises en route, tout est trouble, tout est flou. Des Résistants de la dernière heure se font passer pour de quasi héros. Jouvet rentre d'une tournée de plusieurs années en Amérique du sud et se glorifie d'y avoir défendu la culture française, silencieux sur la souffrance de ceux qui sont restés en France et ne pensaient qu'à leur survie. On suspend les activités de certains artistes compromis avec l'ennemi, on tond les femmes coupables de "collaboration horizontale", on soumet à procès les collaborationnistes ou supposés tels qui risquent la peine de mort pour cela. Pourquoi et comment Jean-François a-t-il collaboré ? C'est ce que Niels essaie de savoir par sa rencontre avec Balard, le régisseur du théâtre, l'avocat de Jean-François, Me Bianchi, une grande mondaine organisatrice de soirées littéraires où intellectuels de l'un et l'autre bord se rassemblent tout en se chamaillant, une actrice ayant joué les trois Jeanne dans les trois pièces de Jean-François, et un personnage équivoque comme ces époques savent plus que toutes les autres en produire, Santimaria. Niels ne reverra Jean-François Canonnier qu'à la toute fin de son séjour à Paris, non sans avoir accepté au préalable de rédiger une défense de son ami qui sera lue devant la Cour d'assises et lui vaudra d'échapper à la guillotine.

   La question lancinante est celle-ci : Jean-François Canonnier s'est-il simplement laissé entraîner, à la faveur de son amour pour le théâtre et pour l'écriture ? Ou bien était-il un parfait salaud ? Ou bien l'est-il devenu ? Il n'y a pas de réponse simple. On le sait d'avance, mais c'est le grand mérite de l'auteur d'avoir bâti un récit où les différentes hypothèses sont tour à tour rendues plausibles, avant que la vérité ne se révèle au grand jour.  Une vérité de la haine insensée et aveugle, par laquelle ce roman haletant qui ne lâche pas son lecteur d'une page, apparaît profondément actuel.

mercredi 1 novembre 2017

Bakhita

   Encore un livre qui raconte de manière romancée une histoire vraie. Une exofiction, pourrait-on dire dans le vocabulaire d'aujourd'hui. Nous sommes au Soudan, dans la seconde moitié du XIXème siècle, le pays est pauvre et confronté à des guerres tribales dont l'Egypte et la Grande-Bretagne, bien sûr, se mêlent pour faire valoir leurs propres intérêts ou ce qu'elles croient tels. L'armement est encore rudimentaire, mais il est une arme ancestrale qui a valeur aussi de monnaie d'échange et de facteur de puissance : les esclaves. On organise des razzias dans les villages, on enlève petites filles et petits garçons, puis on les vend pour servir de main-d'oeuvre, d'escalves sexuels ou simplement de jouets au bénéfice de ceux qui se sont, en un temps et un lieu donnés, arrogé le pouvoir, et qui le perdront peut-être très vite.

   Bakhita est ainsi capturée dans un village où elle vit dans sa famille misérable mais aimante une vie heureuse car faite de choses simples et ancestrales. Elle n'a pas d'éducation, bien sûr, ne sait ni lire ni écrire, mais elle est très habile, a beaucoup d'instinct et une beauté qui sera, comme cela arrive, à la fois un handicap et une planche de salut. Car Bakhita, vendue et revendue, maltraitée, blessée, mourante, finira par ne plus se souvenir de son nom. Elle ira de lieu en lieu, de pays en pays, sera achetée par le Consul d'Italie, conduite dans ce pays, instruite dans la religion chrétienne, au point de devenir religieuse. Elle finira canonisée par le Pape Jean-Paul II en 2000.

  Véronique Olmi nous conte dans le détail, sans jamais se départir de son empathie ni de son réalisme (sauf toutefois pour les scènes sexuelles, traitées de manière allusive) les différentes étapes de ce parcours hors norme. Lorsqu'elle évoque la traite au Soudan à la fin du XIXème siècle, on ne peut s'empêcher de penser que l'esclavage n'a pas complètement disparu dans cette zone. Un phénomène en quelque sorte culturel, favorisé par la misère, un territoire quasi désertique et des Etats en permanence au bord du collapsus. De ce point de vue, ce roman a donc son actualité. Pour le reste, il nous conte la destinée d'un personnage exceptionnel, qui se bâtit une destinée pour échapper au malheur absolu et à l'oubli, jusqu'à devenir un exemple de ce que nous appellerions aujourd'hui la résilience. Bakhita n'était pas pour autant taillée d'une seule pièce : à chaque étape se révèlent ses doutes, voire ses contradictions, qui ne sont pas dues seulement à un instinct de survie qu'elle a dû tenir sans cesse aiguisé. Pour autant, je dois dire que le roman de Véronique Olmi, peut-être un peu trop appliqué et linéaire, ne m'a pas enthousiasmé. On y admire la persévérance de l'auteur, mais l'étincelle émotionnelle par laquelle un livre vous marque fait défaut. Peut-être parce que trouver la "bonne distance" à l'égard d'une histoire comme celle-là, qui mobilise nécessairement beaucoup de bons sentiments, est une tâche impossible.