lundi 20 juillet 2009

Le monde d'hier, de Stefan Zweig

J’ai parfois l’impression que l’on tend à oublier la rupture profonde qu’a marquée la Première Guerre Mondiale. Fin d’un monde ? Fin d’une civilisation ? Ces termes sont délicats à manier. Pourtant, la caractéristique de cet événement est non seulement qu’après lui les choses n’ont plus jamais été comme avant (on peut le dire de bien d’autres faits historiques et c’est presque une tautologie, d’ailleurs) mais qu’un certain regard sur le monde – peut-être pourrait-on le caractériser par la foi en l’avenir - s’est trouvé à jamais anéanti.

De là vient sans doute l’interrogation lancinante sur les causes véritables du conflit. Les thèses dans ce domaines sont aussi variées que peu convaincantes : de l’exacerbation des nationalismes (mais ce phénomène a lui-même des causes qu’il s’agirait d’élucider) à la baisse progressive des taux d’intérêt (idée développée par l’économiste Charles Gide) en passant par les analyses multifactorielles (qui se veulent plus réalistes, mais peuvent apparaître aussi comme purement descriptives et, par conséquent, assez superficielles). Dans un très beau passage, Zweig évoque pour sa part l’accumulation extrême des énergies due au progrès technique, énergies « potentialisées » à l’intérieur des frontières étatiques et récupérées par les pouvoirs en place qui essayaient, de la sorte, de se conforter alors qu’ils se sentaient menacés. Bien sûr, cela ne règle pas définitivement la question ; mais cela s’accorde plutôt bien avec la puissance de la haine et la volonté d’extermination qui régna, dans les deux camps, au commencement de la guerre, jusqu’à ce que l’énergie s’épuisât.

Zweig a vécu cette période en intellectuel cosmopolite et polyglotte qu’il était. En pacifiste, aussi, ami de Romain Rolland, à qui il voue une considération et une estime sans borne. « Au-dessus de la mêlée », texte dont tout le monde connaît le titre et le thème mais que plus personne n’a lu de nos jours (et Zweig mentionne, ce qui à de quoi surprendre, qu’il ne s’agissait pas d’un ouvrage mais d’un article de six pages seulement), causa alors une sorte de choc, tant Romain Rolland allait à l’encontre de l’opinion dominante. A une époque « mondialisée », pourquoi cet auteur traîne-t-il avec lui une réputation de vieillotterie ? Ne faudrait-il pas aller y voir de plus près, de même que certains redécouvrent aujourd’hui avec une surprise heureuse Anatole France, victime en son temps d’une impitoyable « liquidation » de la part d’André Breton ?

S’il ne fut pas à proprement parler un « écrivain engagé », Zweig affirme en tout cas son ambition d’être un éclaireur, un homme qui veut montrer aux autres le chemin des valeurs humaines, contre l’oppression et contre l’obscurantisme. La Vienne où il a vécu, celle des premières années du XXème siècle, a été un formidable bouillon de culture intellectuel et artistique. Ce « Monde d’hier » s’est effondré brusquement, sans que les intellectuels comme lui parviennent à croire à un tel désastre avant qu’il fût arrivé. De même que les intellectuels de l’après Seconde Guerre Mondiale ne purent pas (ou ne voulurent pas) croire aux crimes du nazisme. Les peuples ont besoin de « grandes consciences » et de savoir aussi qu’elles peuvent se tromper. Se trompe-t-on moins à une époque où les « grandes consciences » n’existent plus guère ? Ne peut-on pas rêver que l’expérience d’un Zweig, contenue dans ce récit riche et palpitant, puisse tempérer les égarements d’aujourd’hui ?

Il n’empêche que les mots de Zweig sonnent quelquefois bizarrement pour le lecteur d’aujourd’hui. Les censeurs contemporains taxeraient probablement son livre d’antisémite. Pour lui, le Juif ashkénaze viennois est un Juif assimilé et n’a donc plus rien de Juif, et plus guère de raison d’être considéré comme tel, ne serait-ce que parce que sa famille a depuis longtemps délaissé toute pratique cultuelle : il n’en faut pas davantage pour brandir cette accusation d’antisémitisme. On voit aussi apparaître au détour d’une phrase quelque chose comme l’idée d’une conspiration homosexuelle pour accaparer le pouvoir en Allemagne, aux lendemains de la Première Guerre Mondiale. « Le Monde d’hier », livre posthume écrit par un auteur vieillissant, porte les marques d’une amertume qui déborde parfois inconsidérément. Et nous montre aussi, par un jeu de miroirs d’une époque à l’autre, combien la nôtre a créé de nouveaux tabous, a standardisé le langage et interdit d’accès certains domaines de questionnement. Les bonnes réponses ont-elles été trouvées pour autant ? Pas sûr. Et nous pourrions bien être en train de rebâtir sans l’avouer une dogmatique tout aussi rigide et inadéquate qu’une autre.

samedi 11 juillet 2009

Béguin, de Cécile de la Baume

C’est lors d’un déjeuner plutôt mondain que j’ai eu connaissance de ce livre. L’auteur est, paraît-il, une parente de la famille Stern (celle du banquier dont l’assassinat a récemment défrayé la chronique judiciaire). Elle a signé ce premier roman d’un pseudonyme, mais a écrit d’autres livres sous son vrai nom, un patronyme bien connu dans les milieux de la banque et à Genève. Traçabilité assurée en consultant internet à partir d’une simple interrogation sur Google.

Ce livre, ma commensale en parlait comme d’un texte scandaleux, usant de certains mots si crus qu’elle-même en ignorait la signification. Quoi de mieux pour piquer une curiosité livresque, masculine et, qui plus est, temporairement helvétique ?

En fait, s’il est vrai que ce roman évoque sans fioritures le désir féminin, son véritable sujet est tout autre : c’est celui de la possibilité même d’une histoire d’amour, lorsque l’élan du désir et les choix de vie des partenaires forment un puzzle dépareillé. Amélie a beau découvrir avec David une manière d’être désirée qui la flatte et lui fait aimer plus qu’elle ne l’a jamais fait son propre corps, elle se rend très vite compte que tous les moments passés à ne pas faire l’amour avec David – et ces moments seront de plus en plus nombreux si leur liaison s’ « installe », se développe jusqu’à ne plus guère se différencier de la conjugalité « officielle » - sont pour elle marqués par l’ennui et par l’impossibilité d’une authentique complicité. Il n’y a pas de désamour, puisque ce n’est pas de sentiment qu’il est question ; mais la relation se distend et cherche des prétextes – du même ordre que ceux de l’époux infidèle qui ment à son conjoint – pour en arriver à une rupture que le pur hasard d’un dégât des eaux précipitera. Sans le dire et sans peut-être le savoir, Amélie n’a pas tout à fait renoncé à chercher de la profondeur dans un monde chosifié.

Sur la route, de Jack Kerouac

Il est des livres qui appartiennent à une génération. Peut-être les autres en sont-elles exclues. La mythique de « la route », qui donne son titre au livre, est reliée à une époque : celle où le refus des valeurs bourgeoises, le rejet du « rêve américain » en tant que symptôme d’un incurable attachement à la réussite et à l’argent, supposait la forme moderne du vagabondage, partir ici ou là, en train ou en voiture, vivre de rien, accumuler les aventures, ressentir, souffrir parfois, aimer sans rien devoir à l’ordre établi et surtout ne rien planifier, envisager à tout moment que tout puisse arriver, le pire parfois et le meilleur aussi souvent que possible. Tel était le credo de la « beat generation » et je ne suis pas sûr que nous puissions encore le comprendre vraiment aujourd’hui.

Comme le dit pudiquement Michel Mohrt dans sa préface, « Sur la route » est un livre qui comporte certaines longueurs. O combien ! Pendant les cent cinquante premières pages, je me serai rarement autant ennuyé. C’est seulement par fidélité à ma règle personnelle (mais pas absolue) qui m’incite à ne pas abandonner les livres à demi-lus que j’ai continué. J’ai été récompensé : le second départ vers l’Ouest américain est plus riche que le premier, peut-être parce que Dean, le « héros » du livre, y occupe une place décisive. Il n’empêche que, par moments, on se demande chez quel auteur on se trouve. Ainsi, lorsque Dean et le narrateur s’entendent pour que ce dernier couche avec Marilou, la petite amie attitrée du premier, nous avons droit à cette savoureuse déclaration : « Attends qu’on soit amants à San Francisco ; je n’ai pas le cœur à ça. C’était vrai, elle pouvait en juger. C’étaient trois enfants dans la nuit de la terre qui voulaient affirmer leur liberté et les siècles passés, de tot leur poids, les écrasaient dans les ténèbres. » On en reste pantois : Kerouac est-il le « clochard céleste », cet être éthéré, détaché des contingences matérielles, métaphysiquement dépouillé des attributs du réel, qu’annonce le titre d’un autre de ces livres ? Est-il au contraire un écrivain cynique qui se moque sans vergogne de son lecteur ? Ou un véritable attardé des choses de la vie ? Impossible de le dire vraiment ; et ce que l’on sait de sa vie nous porterait à dire qu’il était tout cela à tour de rôle et parfois simultanément. Il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, disait Michelet. Dean Moriarty, hâbleur inconstant, beau gosse déchu et incontrôlable, que l’auteur exalte à longueur de pages comme un personnage sublime sans jamais qu’on en comprenne le motif (en fait, le motif existe sans doute, mais il fait partie de l’inexprimé de ce roman), Dean Moriarty est finalement un assez triste sire. Le XXIème siècle pourrait-il réhabiliter la beat generation à travers un personnage tel que lui ? Rien n’est moins sûr et c’est peut-être cela qui est particulièrement triste.