lundi 22 décembre 2008

Rendez-vous à Samarra, de John O'Hara

Dès l’épigraphe, empruntée à Somerset Maugham, le ton est donné : rendez-vous est pris avec la mort. Le roman est noir, même si la plongée dans l’Amérique de la dépression et de la prohibition se fait au travers du regard porté par le romancier sur une bourgeoisie moyenne plutôt argentée. Des mines d’anthracite ne sont pas loin, mais peu à peu – et les grèves aidant – le pétrole va supplanter le charbon. La richesse accumulée s’érode.

Sur cette toile de fond, John O’Hara exerce son fabuleux don d’observation ou plutôt (car la réalité du roman possède son propre jeu de repères dimensionnels) son génie de la re-création. Ses personnages sont épais, et pas seulement parce qu’ils ont plus souvent qu’à leur tour la langue pâteuse. La mise en situation est juste, les scènes bien frappées et les personnages ne sont ni plats ni conformés à coup de serpe. Oui, on a eu raison de qualifier O’Hara de « Balzac américain » : il en a la créativité, la passion et le désabusement. Cette manière d’exposer les apparences en montrant la lèpre qui vient au jour dès qu’on gratte. Ce lien direct et nécessaire, fait de constantes allées et venues, entre la distinction sociale ou ce qui en tient lieu et les bas-fonds, le crime, la crapulerie.

Pourquoi donc un écrivain connu, célébré par ses pairs, mis à l’égal des plus grands de son époque, se retrouve-t-il délaissé sinon oublié un beau jour ? En fait, il semble que ce soit surtout en France que O’Hara a subi ce sort. La traduction de « Rendez-vous à Samarra », épuisée, est restée longtemps sans réédition, et la décision de republier une traduction n’obéit même pas à une logique purement commerciale. On est dans un domaine ou le hasard et l’absurde règnent en maîtres. Et il est bien évident que des lecteurs étrangers hypothétiques peinent davantage à se faire entendre des éditeurs que ceux qui lisent dans la langue et dans le Pays d’origine de l’écrivain. L’explication tient-elle ici toute ? Peut-être pas : contrairement à Scott Fitzgerald, à qui il a été quelquefois comparé, O’Hara ne livre pas tout à fait un texte retravaillé, compact, pratiquement « intouchable ». Sa technique est davantage celle du feuilletoniste qu’il fut d’ailleurs. Par moments, il se relâche, s’essouffle, pour se reprendre peu après. Négliger pour si peu l’immense écrivain qu’il est serait vraiment injuste. On l’a fait une fois, veillons à ne pas récidiver.

dimanche 21 décembre 2008

La Bible de néon, de John Kennedy Toole

Je n’avais pas du tout apprécié « la Conjuration des imbéciles ». Il arrive quelquefois que les conseils de lecture d’amis déforment votre perception d’un livre ; en l’occurrence, on m’avait raconté que la Conjuration était un livre puissamment drôle, du genre qu’on lit en se tapant sur les cuisses. Et, tout au long de la lecture, je n’avais senti que la tristesse et le déchirement de la misère et de la déchéance. J’en suis resté à cette déception, qui n’aurait peut-être pas dû en être une.

Avec la Bible de néon, pas d’idée préconçue. Récit du Sud des Etats-Unis, écrit par un tout jeune auteur de seize ans à peine, c’est un regard naïf mais jamais puéril porté sur une société où les tensions sociales et raciales sont rendues encore plus oppressantes par l’ordre moral et religieux et par l’effet de vase clos qui caractérise une toute petite communauté. L’histoire de la Tante Mae, chanteuse vieillie et déchue, vient se mêler à la vie difficile et douloureuse des parents de David, le narrateur ; et John Kennedy Toole réussit le tour de force de convoquer le pathétique sans sombrer dans le mélodramatique. La scène finale de la mort de la mère et du meurtre du pasteur est tout simplement magnifique, digne des plus grands moments de McCullers, autre auteur du « sud profond » que j’ai lue il y a bien des années déjà et qui m’a laissé un souvenir très marquant d’ambiance en décomposition.

samedi 13 décembre 2008

Amour dans une vallée enchantée, de Wang Anyi

Bien sûr, un tel titre a un parfum d’Orient. Mais ce pourrait être aussi un roman de Delly. Tout « bien-sonnant » soit-il, il pourrait recouvrir un roman de gare, un récit sentimental assez écoeurant. Certains livres sont mal servis par leur titre. C’est le cas de celui-ci. Mais disons plutôt que, le livre refermé, tout préjugé s’efface à propos de son titre que l’on cesse de regarder comme possiblement racoleur et qui regagne toute sa valeur poétique.

Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, si l’on parle de « vallée enchantée ». Lui et elle (nous ne saurons jamais leurs noms) sont respectivement écrivain et lectrice dans une maison d’édition ; ils se rencontrent lors d’un colloque littéraire à Lushan, la « Vallée enchantée » (inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO), que domine la « Triple Chute » à laquelle on accède par neuf cent cinquante-six marches. Ces marches sont le symbole d’une complicité naissante qui va se muer en un amour platonique au cours de la dizaine de jours que va durer le colloque. A la beauté du paysage extérieur va répondre, en un savant contrepoint, la révélation de la prodigieuse richesse oubliée du paysage intérieur des deux amants. Chaque détail est substantiel, et le roman avance ainsi, à ce rythme lent où vient au jour la multitude d’événements, souvent à peine perceptibles, à partir desquels le sentiment se construit. Ce roman est en quelque sorte « traduit du silence », ou plutôt il est construit comme un ouvrage musical – car, et c’est le miracle de la traduction, on sent la présence d’une vraie musicalité tout au long de ce texte - qui verrait naître les premières notes timidement, s’intensifierait jusqu’à devenir une belle et pleine mélodie, puis s’éloignerait de toute musique (pensons, en poésie, aux « Djinns » de Victor Hugo). Ce livre bref n’est pas un petit livre et donne envie d’aller voir du côté des autres titres du même auteur (il y en a trois) traduits en français.

vendredi 5 décembre 2008

Une histoire d'amour et de ténèbres, d'Amos Oz

Existe-t-il un « événement fondateur » qui décide d’une carrière d’écrivain ? Peut-être. Mais peut-être aussi n’est-il pas toujours repérable après coup.

Amos Oz déroule les pages de sa vie et peu à peu nous découvrons que sa vie tourne tout entière autour d’un événement infiniment douloureux autant qu’inexplicable : la mort de sa mère.

Amos Oz appartient à la catégorie des « sabras », Juifs nés en Israël. Ses parents, ashkénazes, avaient émigré d’Europe de l’est avant la Seconde Guerre Mondiale, dans ce qui n’était encore que la Palestine, alors sous mandat britannique. Des Britanniques bien peu fair play, puisque, pour des raisons qu’on a peine à comprendre aujourd’hui encore, ils n’avaient de cesse que de favoriser les Arabes au détriment des Juifs qui avaient commencé, depuis quelques décennies déjà, à se réimplanter dans la terre de leurs ancêtres pour y fonder un Etat où vivre libres et à l’abri des persécutions, dont les pires étaient pourtant encore à venir, personne ne pouvant alors imaginer qu’un régime serait assez criminel pour décréter la « solution finale ».

Les parents d’Amos Oz étaient ce qu’il est convenu d’appeler des intellectuels. Parlant plusieurs langues, leur maison était envahie de livres, leur curiosité variée et insatiable. La famille comptait un certain nombre d’universitaires et d’écrivains. Le père, avait l’ambition de devenir lui aussi professeur d’université, ce à quoi il ne réussit jamais car il était sans doute trop timoré dans ses démarches et que les diplômes et titres dont il pouvait faire état se heurtaient à une rude concurrence. Il dut donc se contenter, toute sa vie durant, d’un poste de bibliothécaire, qui lui ménageait cependant l’accès à une documentation précieuse dont il tirait profit, la nuit, lisant et écrivant. Grande lectrice aussi, la mère était aimante et effacée, possédée sans doute par une souffrance qu’elle ne réussit jamais à exprimer.

Ce couple avec enfant unique vécut à Jérusalem les dernières années de l’avant-guerre, puis la guerre elle-même, puis la fondation de l’Etat d’Israël, avec son cortège de violences et de privations. Les moments heureux, les scènes de famille pittoresques ou loufoques alternaient avec des périodes de privation ou de peur pour l’avenir.

La mère était-elle trop fragile pour le supporter ? Toujours est-il qu’elle tomba malade. Et nul ne sut nommer ni guérir sa maladie. Dépression, neurasthénie ? Le petit Amos, enfant doué, grand liseur, conteur d’histoires, professait des opinions au-dessus de son âge. Par une sorte de dérision admirative, son père aimait à l’appeler « Son Excellence ». Les mots, le langage avaient dans cette famille une importance extrême : le père meublait les silences de la conversation par des récits, des plaisanteries, des morceaux d’érudition. Et cependant, il n’y avait pas de mots qui puissent s’appliquer à la maladie de la mère. Peu à peu, celle-ci ralentit son activité, perdit presque complètement le sommeil. Le petit Amos a vu cette chute, sans la comprendre, impuissant.

Un jour, la mère est morte d’avoir absorbé des barbituriques ; ses maux de tête lui avaient ôté l’envie de vivre. Elle s’est suicidée ou s’est laissée mourir : là aussi, les mots peinent à rendre compte de la réalité. Et la famille en a voulu au père. Et le petit Amos a décidé de rejeter loin de lui toute activité intellectuelle, pour aller vivre dans un kibboutz. Là, il a peu à peu compris que le travail manuel n’était pas sa vocation, qu’il lui fallait devenir écrivain, non par fidélité à la tradition familiale, mais parce qu’il n’en aurait jamais fini d’interroger le mystère de la mort de sa mère. Ce grand et beau livre est le résultat de cette quête. Il fait revivre des personnages fascinants et poétiques qui, tous, gardent leur part de mystère. Il interroge sans cesse cette mort, il pose des questions sans réponse, il nous montre, si nous ne le savions déjà, que la plus belle littérature est celle qui donne du sens à la vie, à la souffrance, à la mort, mais que ce sens n’est jamais confiné, jamais réductible à des éléments simples. Ce sens est insaisissable et l’humaine grandeur de la littérature est précisément dans cette recherche à l’infini d’une révélation qui nous échappe.

lundi 10 novembre 2008

Chers imposteurs...

La notion d’ « intellectuels » est une spécificité française. Ailleurs on trouve des écrivains, des historiens, des chercheurs… Catégorie sui generis, née au moment de l’Affaire Dreyfus, les intellectuels français sont, depuis lors, investis de beaucoup d’attente et, assez souvent aussi, accusés de beaucoup de maux.

Dès l’ouverture de son livre, Jean Bothorel rend hommage à Julien Benda, qui avait fait date avec la Trahison des clercs. « Clerc » et « intellectuel » étaient alors à peu près synonymes, et le second vocable n’avait pas totalement fait disparaître le premier. Même si le livre de Benda, qu’on ne lit plus guère, a passablement vieilli par le style et le ton, sa thèse est toujours d’actualité : il s’en prend en effet à la servilité des « clercs », hommes de parti, hommes de pouvoir, militants, alors que leur action devrait amener à des remises en question, à douter et à faire douter.

Allant plus loin que Julien Benda, Jean Bothorel s’en prend à la faiblesse… intellectuelle des intellectuels. Trois exemples sont à ses yeux emblématiques : Michel Onfray, Bernard-Henri Lévy et Philippe Sollers.

Le premier est coupable de beaucoup jargonner. C’est vrai. Pour ma part, Michel Onfray fait partie des gens que j’ai envie d’aimer, sans vraiment y parvenir. Sa position un peu en dehors du monde universitaire, sa création d’une université ouverte à tous, désireuse de briser l’effet de caste, son athéisme réfléchi et réjoui n’ont rien que de sympathique à mes yeux. Pourtant, quelle déception à chaque lecture ! De cette faiblesse, Jean Bothorel nous donne des exemples, sans toujours éviter la « citation brève hors contexte » (procédé dont je me méfie particulièrement car il peut faire dire à peu près n’importe quoi à n’importe qui) ni le règlement de comptes personnel (Onfray a donné une chronique à la « Revue des Deux-Mondes » à une époque où Jean Bothorel en était l’un des responsables, et cette collaboration a tourné à la fâcherie).

Avec Bernard-Henri Lévy, l’auteur est plus indulgent. Ils ont été amis, aujourd’hui leur relation a été mise « en disponibilité », comme on le dit des fonctionnaires qui vont, un temps, exercer une autre activité. Là, le reproche s’attache moins aux insuffisances du personnages qu’à son souci permanent de ne rater aucun train de l’actualité et d’occuper le plus souvent possible le devant de la scène, tel un monarque entouré de courtisans stipendiés et béats. Sur le fond, BHL pécherait aussi par sa manie de lier systématiquement anti-américanisme et antisémitisme. Mais de cela, on pourrait discuter encore et encore, ce qui n’est pas le propos du livre de Jean Bothorel.

Quant à Sollers, adoubé par Mauriac pour son premier roman, son attitude est davantage papale que monarchique. Flanqué de son égérie Josyane Savigneau, il est l’homme des rituels et des intrigues dans le monde parisien des lettres. Celui qui a voulu « déconstruire » le Nouveau Roman, trop classique à ses yeux, pour en arriver enfin à la littérature « postmoderne ». Une littérature illisible et dépourvue de tout sens, selon Jean Bothorel, qui estime par ailleurs que Sollers aurait contribué à cette stérilisation, souvent dénoncée, de la littérature française contemporaine. Pour ma part, je trouve que c’est faire beaucoup d’honneur à Sollers ! C’est oublier surtout le grand fleuve intranquille du structuralisme, qui charria dans son lit quelques superbes vaisseaux mais aussi d’infâmes objets de destruction. De la prétendue « mort » du roman français, il serait plus judicieux d’accuser Barthes – et plus judicieux encore de ne pas dresser d’acte de décès sans cadavre. Comme vient de le montrer le récent Prix Nobel décerné à Le Clézio (hommage mérité s’il en fut !), la littérature française n’est simplement pas là où certains voudraient l’attendre.

Le pamphlet de Jean Bothorel est donc à la fois plaisant, rafraîchissant et contestable. Il a peine à s’élever au-dessus de certaines querelles purement germanopratines qui ne sont ni très nouvelles ni très passionnantes. Des intellectuels, l’auteur glisse aux politiques vers la fin de son livre. Et s’interroge sur le caractère « dé-culturé » ou « a-culturé » (ce qui d’ailleurs n’est pas la même chose) de Nicolas Sarkozy. Ce qui pose la double question du statut de la culture dans la société d’aujourd’hui et de la représentation en démocratie. Vastes sujets pour d’autres livres.

dimanche 9 novembre 2008

Séparations nécessaires, d'Emilio Rodrigué

Psychanalyste, écrivain, homme à femmes : ainsi se définit, ou du moins se laisse définir, Emilio Rodrigué en quatrième de couverture de son livre de Mémoires. Cela fait beaucoup et on se demande, au fond, si ce qu’il faut le plus admirer chez lui ne serait pas sa manière de gérer son emploi du temps. Tous ces aspects de sa vie sont abordés dans ses Mémoires ; mais ceux-ci ne sont pas conventionnels pour autant : ni chronologiques, ni anti-chronologiques, ni véritablement thématiques, ils détaillent parfois à l’extrême certaines scènes, tandis qu’à d’autres endroits de longues périodes sur lesquelles on aimerait en savoir davantage sont à peine effleurées et sans qu’on sache rien – c’est pourtant essentiel lorsqu’il s’agit de faire connaissance avec un narrateur – de ce qu’était à ce moment-là sa vie quotidienne.

Ce qui est certain, c’est qu’Emilio Rodrigué n’est pas un personnage ordinaire. Son trait le plus banal, pour un psychanalyste, est sans doute d’être argentin : il est bien connu que l’Argentine est le Pays qui, avec la France, compte le plus de psychanalystes au mètre carré. Pourquoi ? Pays de malaise, de paroles, de goût de l’introspection lente ? Pays « sur-intellectualisés » ? Rodrigué ne nous éclaire guère sur ce sujet, sauf à nous confirmer ce dont nous pouvions nous douter : le monde des psychanalystes argentins pouvait faire preuve d’un campanilisme qui n’avait rien à envier à celui de certains cénacles parisiens et se disputer à propos de sujets tout aussi incompréhensibles à toute personne n’ayant pas juré allégeance au maître viennois.

Cependant, Emilio Rodrigué bouscule les cadres et les idées reçues. Psychanalyste, il célèbre la thérapie de groupe. Il fréquente assidûment la marijuana, et va jusqu’à mettre en pratique sa curiosité pour certains champignons hallucinogènes qu’offrent certaines religions d’Amérique du sud. Il ne faut peut-être pas y voir la cause d’une certaine confusion qui règne dans certains chapitres de ses Mémoires. Bien sûr, l’Argentine n’a pas été un pays de tout repos au cours des dernières décennies ; et le militant de gauche qu’a été Rodrigué a été obligé de la fuir pour le Brésil. Il y a eu dans sa vie d’autres Pays, d’autres départs, d’autres échappées, professionnelles ou conjugales… y compris d’étranges excursions du côté du candomblé, cette religion afro-brésilienne qui instaure, de manière extrêmement ritualisée, une communion avec les esprits. Quel rôle joua exactement Graça, sa dernière épouse, dans la conversion – si l’on peut employer ce mot – de l’auteur au candomblé ? C’est difficile à dire tant, à la lecture de ce livre, Rodrigué apparaît à la fois comme un grand amoureux et un égocentrique intense.

Séparations nécessaires évite en tout cas deux écueils communs aux livres de souvenirs : lorsque l’auteur, trop attrayant, engendre pour le lecteur un fantasme d’identification ; et, à l’inverse, la situation de quelqu’un qui, au fil des pages, construit de lui-même une image qui suscite le rejet. Emilio Rodrigué n’apparaît, au fil des pages, ni sympathique ni antipathique. C’est peut-être la caractéristique essentielle de ce livre : il place devant nous un personnage puissamment original, auquel nous pouvons repenser par la suite un peu comme si nous l’avions connu.

dimanche 2 novembre 2008

Les Juifs, le monde et l'argent

C’est un très gros livre, très bien documenté, parfois caractérisé par la simple accumulation de faits bruts pas nécessairement significatifs, mais à d’autres moments porté par une vraie dynamique. On se demande où Jacques Attali trouve le temps de rassembler une telle documentation ; je suppose qu’il doit avoir une équipe de collaborateurs, que pourtant il ne prend pas soin de remercier, ce que je trouve un peu regrettable. Mais ce n’est pas essentiel.

Mon ami MC m’avait conseillé ce livre pour l’importance de son sujet et son caractère d’actualité, tout en se montrant assez critique quant à la dernière partie, qui traite à la fois du rôle majeur qu’ont joué les Juifs pour faire du monde contemporain ce qu’il est et du devenir de l’Etat d’Israël, menacé par ses ennemis territoriaux et par l’effacement progressif de l’identité judaïque dans la diaspora.

Sur le devenir d’Israël, on connaît Attali et sa propension à imaginer des scénarios parfois assez loufoques, mais toujours stimulants. Il a le mérite aussi d’affirmer haut et fort que l’Etat d’Israël doit désormais, pour vivre en paix, compter avec un Etat palestinien qu’il s’agit de constituer et qui doit enfin devenir une démocratie.

Sur le rôle des Juifs dans l’histoire contemporaine, Attali a sans doute raison sur le plan des faits. Mais, alors qu’il ne nie pas l’extrême diversité des conditions et des situations des Juifs de par le monde et à raison de leur origine, de leur éducation et de leur place dans la société, il tend à leur prêter une sorte de vision du monde bien à eux, qui se traduirait par une spécificité de leur influence sur les affaires humaines. Je crois que c’est un peu artificiel.

C’est la limite de ce livre d’Attali : il est manifestement assez orienté. De temps en temps, l’historien se laisse aller à son propre sentiment et sa plume dérape, l’espace de quelques phrases. On pourrait en relever un certain nombre d’exemples, qui doivent inspirer au lecteur une certaine réserve sans toutefois jeter la suspicion sur l’ensemble de l’ouvrage.

Mais il y a au moins un point sur lequel l’auteur mériterait d’être contredit frontalement : lorsqu’il affirme que le peuple juif serait (à cause de son nomadisme, nous dit-il) l’inventeur du monothéisme. Peut-on légitimement rejeter Akhénaton dans les oubliettes de l’Histoire ?

mardi 30 septembre 2008

Le Lièvre de Vatanen

Depuis quelques années, Arto Paasilinna est un auteur à la mode en France : un Finlandais qui a été bûcheron et écrit des romans débridés et écologistes ne manque pas d’atouts pour étonner et sans doute pour séduire. Le Magazine littéraire consacre à chacun de ses nouveaux livres un article élogieux (en tout cas, je ne me souviens pas qu’il en ait été autrement), ce qui suffit pour lui constituer un club de lecteurs francophones.

J’abordais donc Arto Paasilinna avec un préjugé favorable dû à la lecture d’articles critiques, conforté par le bouche-à-oreille d’un ou deux proches férus de lecture. J’attendais de l’imagination, de la fantaisie, mais surtout du sens – un regard neuf, venu du nord, sur le monde comme il va ou comme il pourrait aller. Mais parfois, en matière de livres, l’ignorance est meilleure conseillère que le prétendu savoir. Et ce fameux lièvre, qui paraissait bien sympathique avant d’ouvrir le livre, s’est tout de suite révélé ennuyeux. Certes, l’imagination de Paasilinna est agile comme son lièvre éponyme ; et Vatanen, dès lors qu’il a rencontré et adopté son animal fétiche, ne cesse plus d’accumuler les aventures qui l’éloignent de son métier initial de journaliste. Des aventures auxquelles, hélas ! on ne croit pas, car le récit est comme suralimenté par des péripéties multiples : c’est un moteur qui s’est emballé et qui tourne à vide. J’aurais eu envie d’aimer les livres de Paasilinna ; il me semblait que tout allait conspirer pour qu’il en soit ainsi. Et c’est le contraire qui s’est produit ; du coup, ce n’est pas sans réticence que j’irai courir un autre lièvre. Mais qui sait ? Le prochain sera peut-être meilleur que celui-ci. On m’a parlé du Meunier hurlant… peut-être n’est-il pas de la même farine. J’attends en tout cas d’avoir une petite faim.

mercredi 24 septembre 2008

La Bâtarde, de Violette Leduc

Il y a quelque temps déjà que je n’ai pas écrit dans ce blog. On devrait pourtant s’astreindre à ouvrir boutique tous les jours, ne serait-ce que pour mettre un mot ou deux. Dire seulement qu’on n’a pas disparu de la Toile (même si c’est plutôt, chez moi, un espace réduit et tout à fait intime où j’invite les quelques amis qui veulent bien venir). Mais on veut faire plus et mieux… et lorsque les autres occupations s’enchaînent, il n’y a plus de blog.

Pourtant, hier, à Berne, Pierre Assouline nous a longuement expliqué, au cours d’une conférence brillante, que le blog était l’avenir du journalisme en général et la forme moderne de la conversation littéraire en particulier. A ceci près, toutefois, que certains « posts » sont loin d’offrir la courtoisie et le langage châtié qu’on dut avoir dans les salons littéraires ou politiques, et pas seulement les plus connus. Je crois qu’il y a un problème réel, qui pourrait bien devenir grave parfois, avec l’anonymat trop facile qu’offre internet. Un problème de filtre, de savoir « à qui l’on a affaire » ; mais peut-être le grand réseau mondial nous offrira-t-il des solutions (des « villages d’affinités », par exemple, en tant que sous-parties du village planétaire) aux problèmes qu’il est venu lui-même poser. En tout cas, moi qui ai rêvé, adolescent, de devenir journaliste, je pourrai au soir de ma vie exercer cette activité en bloguant plus intensément que je ne le fais à l’heure actuelle – et en étant lu, si possible, par d’autres que les quelques amis qui consultent mon blog jusqu’à présent.

J’en viens au livre. La Bâtarde, de Violette Leduc. Il y a quelques années, j’avais lu à sa parution Thérèse et Isabelle. On dit facilement d’un écrivain qu’on découvre qu’il est une voix originale. Dans le cas de Violette Leduc, ce n’est pas qu’une phrase toute faite : l’originalité est présente à chaque paragraphe. Il y a d’abord une prodigieuse mémoire du détail, dans ce qui se présente comme un récit. Un regard acéré, impitoyable, amoral souvent – mais sans que cette amoralité paraisse « surjouée », comme c’est souvent le cas chez Gide à qui par ailleurs Violette Leduc ressemble à bien des égards. Violette Leduc nous dit quelque part dans son livre que lorsqu’elle était enfant, sa mère lui reprochait d’écrire lourd. Dans son long processus de libération d’une mère qui ne l’a pas vraiment aimée (« Ma mère ne m’a jamais donné la main », c’est la première phrase d’un de ses livres), l’auteur a donc cherché le moyen d’alléger son écriture. Elle a trouvé qu’écrire des phrases courtes, selon un rythme saccadé répondait à son souhait. Au cinéma, ce serait du Godard : plans décalés, coupures semblant incongrues et souvent répétées. La parataxe règne en maîtresse dans cette maison littéraire. Et c’est ce qui explique assez facilement que Violette Leduc, si elle a été appréciée par la critique, a été boudée par le public. Malgré une « préface promotionnelle » de Simone de Beauvoir (qui n’a plus aujourd’hui la force de prescription littéraire qu’elle a pu avoir à une époque), je crois qu’il ne faudrait conseiller Violette Leduc qu’aux lecteurs qui admettent de faire un réel effort de lecture, qui plus est pendant quelque cinq cents pages écrites en petits caractères. C’est dommage, car la Bâtarde est un livre puissant, parfois équivoque (on ne saisit pas bien la cause de l’attachement de l’auteur pour Maurice Sachs, personnage littéraire qui donne très peu de prise à l’admiration), truffé d’images fulgurantes qui sont autant d’intenses plaisirs de lecture.

vendredi 15 août 2008

Paula

Comme les tombeaux qu’affectionnaient les écrivains du XIXème siècle, Isabel Allende élève à sa fille morte un monument de mots dans lequel elle raconte sa famille, sa vie, ses amours, son engagement de femme, sans jamais se départir de la passion qui l’habite. Cette femme est du feu. Sud-américaine jusqu’au bout des ongles, conteuse passionnée, mère, éprise de justice et de sincérité, la plume lui sert à employer son immense énergie. Et, dans ce livre, à exorciser son immense douleur, celle de voir sa fille, atteinte d’une maladie peu connue (la porphyrie), et en général soignable sinon guérissable, perdre peu à peu ses facultés, sombrer dans un coma irréversible, puis mourir.

Face à l’insupportable, à l’irréparable, Isabel Allende ne sait que cela : écrire. Elle noircit des pages et cela donne ce beau livre que nous avons devant les yeux. L’émotion qui l’envahit l’amène à se raconter : qui elle est, sa famille – au passage, nous découvrons les parties fictionnelles dans ses précédents livres, que nous savions autobiographiques pour partie seulement -, ses parcours professionnel et sentimental, ses relations avec la politique dans son pays, ses exils. Car Isabel Allende, nièce de Salvador, a fui le Chili après le coup d’Etat de 1973 par lequel le premier président marxiste démocratiquement élu a été renversé et a trouvé la mort. La dictature au Chili a duré dix-sept ans ; presque autant d’année d’errance pour Isabel Allende et sa famille. Entre-temps, elle passera du journalisme humoristique et des chroniques plus ou moins bidon à l’écriture romanesque. Elle deviendra célèbre, divorcera, connaîtra un nouveau grand amour et… aura l’immense douleur de perdre sa fille. Ce livre est donc un travail de deuil, le seul possible sans doute pour l’écrivain qu’elle est. C’est aussi une occasion unique pour nous, lecteurs, de faire un peu mieux connaissance avec la personne privée, que la romancière ne révélait pas entièrement, une femme de son temps probablement pas toujours facile à vivre mais attachante en tous points. Le livre refermé, on se sent de l’affection pour elle.

dimanche 3 août 2008

Les affres de la conscience

Lionel Naccache, jeune et brillantissime neurophysiologiste, règle ses comptes avec Freud dans le Nouvel Inconscient. Intelligemment, car il est bien placé pour savoir qu’un trop visible meurtre du père aura tôt fait d’être déconstruit par l’abondante filiation d’un géniteur aujourd’hui encore tenu pour intouchable par une part majeure de sa progéniture. Mais j’ai l’air d’insinuer que notre auteur agirait par roublardise ; en fait, je crois qu’il n’en est rien : Naccache est bien convaincu de ce qu’il affirme, à savoir que la psychanalyse, dès lors que le second Freud s’est éloigné des bases neurologiques qui fondaient la première partie de ses recherches, a établi un discours purement fictionnel.

Ce qui n’empêche nullement, d’ailleurs, la psychanalyse de connaître des succès dans le traitement des maladies de l’esprit : en donnant une place majeure à la subjectivité du patient (ce qui était, à l’époque, une approche nouvelle), elle constitue un progrès d’ordre humaniste (nous dit Naccache, et comme je partage cette manière de voir !) qui permet une bonne prise en charge de certaines pathologies.

Mais quant à l’inconscient… Au fil de la description d’expérimentations, dont beaucoup procèdent à partir d’images subliminales et dont les protocoles sont parfois extrêmement ingénieux et élaborés, Naccache nous montre ce que sont, d’un point de vue scientifique, les processus inconscients et les rapports qu’ils entretiennent avec les activités conscientes. Le cœur de sa conclusion est celui-ci : le fonctionnement intentionnel stratégique est l’apanage exclusif de notre activité mentale consciente. Freud se trompait donc lorsqu’il attribuait des intentions et des stratégies à notre fonctionnement mental inconscient. Croyant avoir découvert l’inconscient, il s’était en fait intéressé à l’une des formes possibles du conscient.

Tout cela est pour moi extrêmement convaincant, mais appelle la lecture de bien d’autres ouvrages pour confirmer et consolider ces conceptions. Finalement, conscience ne serait-il pas qu’un terme aussi commode qu’imprécis ? Il me semble en tout cas impossible d’imaginer que la conscience soit autre chose que les fonctions mentales additionnées ou combinées entre elles. Imaginer une sorte de « super-mécanisme » relève du délire mystique et discrédite la pensée d’un Karl Popper, que je soupçonne par ailleurs de vues politiques très rigidifiées. Je crois en revanche que Daniel Dennett, qui a beaucoup écrit sur la conscience, m’aidera à y voir plus clair. Décidément, il n’est plus de féconde philosophie qu’analytique. Rendons grâce, une fois de plus, à Wittgenstein de nous l’avoir si génialement montré.

samedi 26 juillet 2008

Divergences antarctiques

Mon amie VL m’avait conté merveilles sur le Pingouin, de Kourkov, qualifié de chef d’œuvre d’humour décalé. C’est toujours un plaisir de se dire que l’on va découvrir un nouvel auteur pas encore très connu et qui sera peut-être demain un classique. Là, j’ai été déçu. J’ai lu et attendu. J’ai bien vu le décalage, mais l’humour, guère. Cette histoire d’un journaliste écrivant des nécrologies prémonitoires (on comprend en lisant le livre pourquoi elles annoncent la mort de l’individu à qui elles sont consacrées, mais ce n’est pas pour autant une « trouvaille » de la part de l’auteur) et vivant avec un pingouin se place d’emblée du côté de la loufoquerie. Une telle attitude, dans le monde post-soviétique, sert à dénoncer une société délabrée, qui n’a pas abandonné grand-chose de la bureaucratie sinon à des groupes plutôt malhonnêtes et aux méthodes parfois expéditives. L’ennui, c’est que dans le Pingouin, cette dénonciation n’arrive jamais, fût-ce indirectement. L’auteur est trop occupé des péripéties de son intrigue, on peut d’ailleurs lui concéder qu’il ne s’en sort pas si mal : à un moment de ma lecture, je craignais le pire en me demandant comment il allait pouvoir retomber sur ses pieds, vu la manière dont les choses étaient engagées. L’ennui aussi, c’est qu’on ne rit pas (sans doute devrais-je mettre cette affirmation à la première personne du singulier) : l’humour noir tombe à plat, on ne rit pas jaune non plus, on est décidément dans le registre décoloré. Le brave soldat Chveik et ses grinçantes aventures militaires sont loin. Que reste-t-il ? Un récit construit avec brio, qui nous donne à rêver de ce que pourra écrire Kourkov la prochaine fois, quand il décidera vraiment de devenir un satiriste féroce… ou qu’il choisira de laisser l’humour au vestiaire, au bénéfice d’une auscultation détaillée de la société ukrainienne d’aujourd’hui.

mercredi 2 juillet 2008

Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?

Dans le film Rien sur Robert, le personnage joué par Fabrice Luchini a écrit la critique d’un film qu’il n’a pas vu. Cela lui vaut, au cours d’un dîner anthologique où Michel Piccoli joue le rôle du Grand Inquisiteur germanopratin, une exécution mondaine en bonne et due forme. Bien sûr, il se sent coupable. Ne pas voir un film dont on parle, c’est tromper son monde, en tout cas essayer. C’est une forme d’escroquerie.

Et si c’était le contraire, en fait ? Si le contact direct avec l’œuvre s’avérait, en fait, nocif pour en parler ? La lecture, qui plus est une lecture attentive, façon universitaire, fait de nous des myopes : nous voyons bien ce qui est près et petit, nous en arrivons à meconnaître l’ensemble. Tandis que le personnage joué par Luchini patauge dans la culpabilité, Pierre Bayard, lui, nous propose d’aller vers une non-lecture décomplexée, une non-lecture qui ouvre sur un ailleurs dont la lecture nous interdirait l’accès.

Pierre Bayard nous cite, à sa manière, toujours intelligente et subtile, parfois un peu réductrice, quelques illustrations de non-lectures réussies, notamment Valéry parlant de Proust qu’il n’a pas lu (mais n’est-ce pas plutôt qu’il trouve, pour écrire sur ce géant, qu’il ne l’a pas assez lu ?) ou évoquant son prédécesseur à l’Académie française, Anatole France, que pour le coup il n’a certainement pas lu, car il le détestait, et dont il réussit à faire l’éloge fumeux et totalement ambigu sans prononcer une seule fois son nom, ce qui demeure, aujourd’hui encore, comme une sorte de prouesse rhétorique.

On pourrait dire aussi, pour prendre un exemple que l’auteur ne cite pas : qui, de nos jours, a lu Delly ? Pourtant, nous savons tous émettre une opinion sur cette littérature. Nous voyons très bien de quoi il retourne. Car nous savons la situer, la définir par rapport aux autres sortes de littérature, aux autres modes d’écriture. Nous savons si bien à quoi nous attendre que nous n’avons pas besoin d’ouvrir le livre.

Pierre Bayard conceptualise davantage sa démonstration en s’appuyant sur des notions, telles que la bibliothèque collective et la bibliothèque intérieure. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais semble pertinent dans le propos de l’auteur. Car de quoi parle-t-on, au fond ? La plupart du temps, de ce que le langage universitaire a coutume d’appeler intertextualité, et qui, dans cet essai, n’ose jamais dire son nom, car l’intertextualité renvoie précisément à une lecture première, attentive et diligente, des textes eux-mêmes ; lecture à laquelle Pierre Bayard s’est manifestement livré, tout en s’efforçant de montrer aujourd’hui qu’il n’en a pas été ainsi.

On est donc, ainsi que l’indique le titre de la collection dans laquelle est publié le livre, en plein paradoxe. Paradoxe fécond : la lecture de l’essai de Pierre Bayard invite à une réflexion en profondeur sur l’acte de lire comme sur la critique littéraire… et sur la lecture du livre de Pierre Bayard lui-même, dont j’avais trouvé l’introduction fort drôle, jusqu’à ce que j’apprenne que l’auteur était aussi psychanalyste. Depuis, impressionné par la solennité affichée la plupart du temps par cette engeance, je m’interroge pour savoir si ce livre est vraiment à considérer au second degré, voire davantage… ou s’il faut seulement le non-lire, tout en le laissant nous suggérer, à l’occasion, que les lectures que nous faisons pourraient peut-être, les circonstances l’y autorisant, s’accompagner ou se compléter par des non-lectures…

dimanche 29 juin 2008

Les Ames grises

Comme dans le Rapport de Brodeck, il y a, au départ de ce livre, la nécessité de raconter des événements affreux. Comme Brodeck, le Narrateur des Ames grises a vécu des choses terribles et éprouve la nécessité de prendre la plume, même si, avoue-t-il (mais cet aveu doit-il être pris au sérieux ?), il lui importe peu de savoir ce que deviennent les cahiers qu’il noircit, s’ils seront lus ou même conservés.

Les événements qu’il retrace ont à voir avec la guerre. Nous sommes dans une petite ville française et la Grande Guerre n’est pas loin. On entend tonner l’artillerie dans les lointains ; on peut voir, en montant sur la colline, les nuages de fumée de la zone des combats.

D’un livre à l’autre – et j’aurais mieux fait de les lire dans l’ordre chronologique de leur parution, qui correspond d’ailleurs à celui des événements qu’ils racontent – certains tours de métier, voire certains procédés de l’auteur se retrouvent. Il s’agit par exemple de ménager le mystère de l’identité et de la fonction du narrateur, et de ne les révéler que par paliers, à des moments bien choisis du récit. Les personnages, aussi : il y a des jeunes filles ou jeunes femmes pures et tendres – un peu à la manière du Grand Meaulnes, et ce n’est pas moi que l’intense fréquentation de la littérature onirique contrarierait – la saloperie et la pingrerie des hommes (surtout des hommes en tant que mâles) et l’insurmontable horreur de la guerre. On est toujours à la frontière de l’indicible et c’est pourquoi les choses se dérobent ; une partie même du récit semble cachée. Là est la modernité. Mais quand Philippe Claudel affirme que ses âmes sont grises, et non pas noires ni blanches, il ne réussit pas tout à fait à s’exonérer de son penchant au manichéisme. Celui-ci est bien présent, un peu partout. Et l’on peut s’interroger : Philippe Claudel ne serait-il pas en train de tenter une résurrection du mélodrame ?

vendredi 6 juin 2008

D'une identité finlandisée

Ce n’est pas une grammaire, pas même tout à fait un livre sur la grammaire (comme pouvait l’être celui d’Orsenna). Ce n’est pas non plus un roman finnois : l’auteur écrit en italien, et le texte français est passé par la plume de Danièle Valin, qui avait déjà si magnifiquement fait traverser les Alpes aux romans d’Erri De Luca.

Pourtant, tout tourne autour de la Finlande. Car ce marin accidenté, amnésique, sans papiers, recueilli et soigné presque mourant à Trieste pendant la Seconde Guerre Mondiale, pourrait bien être issu de ce Pays nordique. Un vêtement trouvé près de lui est un indice qui va dans ce sens.

Et voici donc notre homme expédié en Finlande pour y récupérer son identité perdue. L’état civil ? Beaucoup de Finlandais portent le même nom que lui ; comment voulez-vous vous y retrouver sans date de naissance, sans prénom ? La langue ? Avec ses quinze flexions, son étrange syntaxe et ses sonorités qui évoquent un monde peu pénétré par l’homme, elle demeure difficile d’accès. Et, du coup, l’amour, l’amour possible et révélateur de soi-même s’échappe lui aussi. Dans ce récit en forme de journal intime viennent s’insérer, en contrepoint, les notes et remarques formulées par le médecin qui a recueilli et soigné le marin amnésique. Cette quête identitaire est donc sujette à un regard double, ce qui autorise davantage encore d’interrogations et de doutes. La plus petite conviction est sujette à remise en cause, l’identité s’avère insaisissable… A quoi pouvons-nous, humains, nous raccrocher ? A la littérature, sans doute, en tout et pour tout.

Petite grammaire finnoise, de Diego Marani

Brodeck, en gris et noir

Il est des écrivains qui n’ont qu’à se faire un prénom, même s’ils ne sont pas « fils de… ». Et ça ne les aide pas toujours . Ainsi de Philippe Claudel : faire connaissance avec l’homonyme de celui qui écrivit une « Ode au Maréchal Pétain » ne me tentait guère. Se serait-il appelé Martin, c’est sans préjugé que je l’aurais abordé.

Mais, finalement, il s’est trouvé que chez nos amis canadiens, dans les Cantons de l’Est (outre la splendeur de leur paysage naturel, ces lieux disposent de ressources littéraires insoupçonnées pour qui n’a pas sur place des amis qui passent leur hiver, presque enfouis sous la neige, à dévorer de si bons livres que l’hiver canadien en paraît presque court), j’ai trouvé le Rapport de Brodeck sur la table, et j’ai commencé à lire.

Page après page, c’est un monde qui se dessine. Entre vérité historique et fantasmes. Nous pourrions être en Allemagne, au moment de la Seconde Guerre Mondiale. Mais, quoique ayant des prétentions millénaires, le Reich ne s’appelle pas le Reich ; la Nuit de Cristal ne porte pas non plus tout à fait son nom, et ce ne sont pas les Juifs que l’on persécute mais les étrangers en général, ceux qui sont venus d’ailleurs, ceux qui sont simplement différents… Brodeck, lui aussi, est venu d’ailleurs ; il n’est pas tout à fait d’ici, pas tout à fait de ce village où il pensait pourtant se faire accepter, mais qui n’hésite pas à le dénoncer aux militaires des troupes d’occupation, dès lors qu’il faut des victimes à exclure, à martyriser, pour préserver la paix des autres, les « purs », ceux dont l’identité se confond avec le lieu, et tant pis s’ils sont stupides, haineux, illettrés. C’est ainsi que Brodeck devient Chien Brodeck et se rend coupable lui aussi d’une infamie, car qui saurait à coup sûr préserver son intégrité morale en de telles circonstances ? Après lui, un autre étranger en fera les frais, cet homme un peu mystérieux qui arrive un jour et s’installe, et dont nul ne connaîtra le nom… Il a beau être généreux, ses qualités mêmes attirent le soupçon et déclenchent la vindicte. Il périra, pour avoir tendu au village le miroir dans lequel il lui était intolérable de se regarder.

Mené avec une intensité croissante, sans pathos facile, sans effets stylistiques voyants, le récit de Philippe Claudel nous envoûte pour nous entraîner là où nous n’avions peut-être pas envie d’aller : vers des épisodes noirs de l’Histoire récente, revisités par quelqu’un qui, trop jeune, ne les a pas vécus, et qui, par la force de son talent, parvient à les inscrire dans une sorte d’intemporalité. Ce roman, qui n’a rien de moralisateur, n’en est pas moins une puissante mise en garde contre le refus de l’autre (je songe à la Tache, de Philip Roth) et une très belle leçon de style qui donne à entendre, d’un bout à l’autre, une voix singulière et qui résonne.