dimanche 29 mai 2011

L'Amour les yeux fermés, de Michel Henry

Dès les premières pages, somptueuses, on est dans un monde connu et aimé : Aliahova, la ville imaginaire de Michel Henry, ressemble comme une sœur cadette à l’Orsenna du Rivage des Syrtes. On est au bord de la mer, en un lieu et un temps indéterminés ; des siècles d’histoire ont laissé en héritage aux habitants de la cité de puissantes traditions et des monuments qui marquent l’espace ambiant de toute la force de leur architecture et de leur symbolique.

Mais contrairement à celui de Julien Gracq le narrateur de Michel Henry est un étranger dans la ville. Sahli est venu d’ailleurs pour se consacrer à l’étude auprès de la prestigieuse université dont le bâtiment imposant domine, physiquement et symboliquement, les quartiers qui l’environnent. Aliahova a été une cité de marchands ; elle s’est tournée vers le savoir et a acquis un grand rayonnement. Toutes les apparences de la réussite sont de son côté : la ville est un creuset d’intelligence et de vie, elle a su accepter les différences – d’origine, de statut, de mode de vie et de fortune – comme autant de facteurs d’enrichissement. Elle est, sinon une ville idéale, du moins une ville où il est permis aux hommes et aux femmes d’œuvrer à l’accomplissement de leur propre idéal.
Or, c’est à l’université que des choses bizarres se produisent. Tout à coup, les maîtres sont contestés, des comités d’étudiants prétendent tout régenter, les vieilles méthodes pédagogiques et ceux qui les pratiquent sont voués aux gémonies, au nom d’un modèle nouveau qui n’a pas encore pris forme.
Il est clair que nous sommes dans une métaphore du monde contemporain. Quand le Gracq du « Rivage des Syrtes », écrivant pourtant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, refusait pratiquement toute référence à l’histoire contemporaine, Michel Henry, lui, ne nous laisse pas ignorer très longtemps que tel sera son sujet.
Mais, très vite, un autre basculement s’opère. Les troubles de l’université ne sont que les prémices d’un grand bouleversement social où tout pouvoir, tout savoir, toute propriété se trouveront annihilés au nom d’un ordre nouveau. Dans un mélange de révolution bolchévique es maoïste, ceux que l’auteur appelle les « nivellistes » s’attaquent à toutes les institutions ; ils mettent la ville à sac, la pénurie s’installe avec l’anomie.

Une chose est certaine : Michel Henry n’a que mépris pour ces révolutionnaires. Sans le passé et les valeurs qui la sous-tendent, sans les différences qui forment son identité même, une société n’est rien. A aucun moment Michel Henry n’essaie d’expliquer autrement que par une jalousie hébétée l’attitude de ceux qui veulent jeter à bas tout ce qui a fait la splendeur et le rayonnement d’Aliahova. C’est un peu court sans doute, et cela laisserait facilement penser que Michel Henry est un pur réactionnaire, ce qu’à mon avis il n’est pas. On eût aimé que cette « critique de la volonté de détruire » allât plus loin dans une interrogation sur les causes.

Reste un bel éloge a contrario de la culture et du savoir patiemment accumulé, assimilé. Egalement, plus discrète sans doute, une célébration de l’amour – et là encore, la Deborah de « l’Amour les yeux fermés » évoque puissamment la sublime et mystérieuse Vanessa du « Rivage ». Demeure surtout la présence d’un écrivain au registre puissant, sachant assigner à sa plume une phrase ample et enveloppante, s’appuyant sur un lexique de l’éclat et de la splendeur. Malgré ce qu’il a à nous dire, Michel Henry n’en finit pas d’admirer un monde où la nature et les œuvres de l’esprit humain s’interpénètrent. C’est un peu le paradoxe de ce livre qui est à la fois un libelle féroce contre toute volonté de faire table rase et une célébration poétique de la beauté sous toutes ses formes.

samedi 28 mai 2011

Elisa, de Jacques Chauviré

J’envie cette simplicité. La faculté d’aller à l’essentiel. Un récit totalement linéaire, qui n’autorise pas la suspicion selon laquelle sa valeur résiderait peut-être uniquement dans la complexité de sa construction. Le narrateur se souvient de ses cinq ans et d’Elisa, la jeune bonne, qui arrive un beau jour dans sa famille de propriétaires terriens aisés des environs de Lyon. Elisa est simple et douce. Le jeune garçon, dont le père est mort à la guerre, est entouré de femmes et devient amoureux d’Elisa. Il rêve de toucher ses seins comme un instrument de bien-être et de protection suprêmes. Tout ce monde est traumatisé par la Grande Guerre qui s’est achevée peu d’années auparavant et qui a semé la désolation parmi les familles, obligées d’affronter la mort d’hommes jeunes et pleins de promesses en même temps que les incertitudes d’un avenir auquel rien ne les avait préparées.
Le « vert paradis des amours enfantines » est l’antidote majeur, le seul possible, contre cet impossible deuil d’un père que le narrateur n’a pas connu. Mais en se replongeant dans l’enfance, Jacques Chauviré parvient à éviter toute mièvrerie. La touche légère et l’allusion règnent en maître sur ce court roman. Et la magie de l’identification opère et fait merveille : nous nous prenons à rêver, nous aussi, d’avoir eu une Elisa à aimer, à toucher à peine et à embarrasser de nos exigences puériles. Une Elisa qui aurait suscité une jalousie tout intérieure lorsque nous aurions appris qu’elle avait un fiancé et qu’elle s’apprêtait à quitter la maison.

Comme son narrateur, l’auteur a grandi, il a fait des études, il est devenu médecin. Sa vie s’est écoulée tant bien que mal. Là n’est pas l’intéressant. Devenu âgé, presque retraité, il revoit Elisa, très vieille, à l’article de la mort. Et les souvenirs reviennent. « Entre la petite enfance et la mort de ceux que nous avons aimés s’écoule la vie. Peu de chose en somme. » Telle est la leçon triste et terriblement émouvante d’Elisa, un livre pour «happy few » dont la société secrète d’admirateurs gagnerait à s’ouvrir sur le monde de ceux qui recherchent l’authenticité dans la manière dont la littérature peut parler de ce qu’il y a de plus vivace dans le cœur des hommes.