vendredi 27 septembre 2013

La Libération animale, de Peter Singer



On parle volontiers de lui comme de l'un des grands philosophes du moment. Un incontournable.Tant il est vrai que le sort que nous faisons aux animaux paraît mériter, aujourd'hui plus qu'hier, d'être pensé en profondeur, loin du paternalisme des « sociétés protectrices » et de la sensiblerie souvent ridicule qui a cours dans certains milieux sociaux. Comme souvent, ce courant de pensée prend appui sur un petit nombre de mots-étendards. L'un d'eux, « spécisme », formé sur le modèle de « racisme » permet de stigmatiser par une analogie facile tous ceux qui ne seraient pas convaincus que toute espèce animale a les mêmes droits que les hommes et les femmes. Le puissant Paul Watson, héraut (mais pas héros) de la défense des grosses bêtes aquatiques au dépens des hommes (même si évidemment les harponneurs japonais ne sont pas les plus sympathiques de nos semblables), est passé par là et pas grand-chose après lui ne sera comme avant, il faut le savoir.

Vous avez dit philosophie ? Je dois dire que je n'en ai guère vu, dans le livre de Peter Singer. N'y cherchez pas, en particulier, une réflexion sur ce qu'est le « règne animal », ce qui le distingue des autres formes de vie et en quoi l'espèce humaine s'en distingue (car elle s'en distingue, et je ne sache pas qu'un dauphin puisse avoir recours comme je le fais en ce moment à un MacBook – dommage pour la marque à la Pomme ! - pour écrire un article sur la libération animale). Pas un mot, tout au long du livre, sur la notion de « conscience ». Evidemment, c'est le propre de l'homme. Le propre de l'homme que ce potentiel d'involution qui lui permet de mobiliser un « logos » et de le tourner aussi bien vers lui-même que vers ce qui lui est extérieur. La conscience, sur laquelle les penseurs anglo-saxons ont tant et si intensément réfléchi (je pense à Daniel Dennett, mais il y en a d'autres), ne sert pas la cause de l'antispécisme tel qu'il s'exhibe aujourd'hui. On s'abstiendra donc d'en parler.

De tout ce qui précède, on pourrait facilement conclure que je suis en désaccord radical avec les thèses de Singer. En fait, non ; les choses sont un peu plus compliquées.

Pour l'essentiel, le livre de Peter Singer est une compilation des mauvaises manières (pour employer un euphémismes) que les hommes font subir aux animaux. L'auteur a visité des laboratoires où l'on pratique l'expérimentation animale, des fermes industrielles, des « batteries » d'élevage de poulets. Il a lu beaucoup de littérature sur la question, notamment les revues – pas toujours passionnantes ni ragoûtantes, sans doute – destinées aux fermiers. Il nous décrit et nous montre à longueur de pages comment les animaux souffrent, et les réactions qu'ils développent face à ce qu'ils subissent. On le savait, bien sûr, mais tous les détails qu'il nous fournit nous le font voir de manière encore plus nette. Les hangars d'élevage d'animaux, où ceux-ci ne voient jamais le jour ni leur milieu naturel, sont de véritables visions d'enfer ; ce qu'il peut y arriver de mieux aux animaux est de mourir vite. L'auteur a raison de le souligner. En plus, les produits qui en sortent ne sont pas de la meilleure qualité. La logique du rendement est venue pervertir le système, tout comme le taylorisme était venu vicier à la base la notion de progrès technique. Il y a désormais derrière tout cela de gros intérêts financiers – Singer cite un éleveur justifiant ses pratiques en disant que ses installations « coûtent cher » : cela a le mérite d'être clair - , des « lobbys » et des circuits de commercialisation où les intérêts des différents intervenants sont liés.

Cette partie de l'ouvrage est réellement convaincante. Nous mangeons trop de viande, c'est sûr. Devenir végétarien est sans doute légitime. Mais que vaut une pratique individuelle – même si elle n'est pas totalement isolée – dans un tel contexte ? Quel peut être son effet ? Cette forme de militantisme n'est-elle pas appelée à rester anecdotique ? Ce faisant, le résultat premier que l'on obtient n'est-il pas de se compliquer l'existence ? Je suis pour ma part perplexe. Ou bien alors on fait le choix du végétarisme pour des raisons de santé et de bien-être – et c'est tout autre chose. Il est un fait acquis en tout cas que dans ce domaine la recherche de la réussite économique suppose l'anéantissement préalable de toute considération éthique (car pour moi le rejet de la souffrance, humaine ou animale, relève de l'éthique humaine). Et ce n'est pas acceptable. Le capitalisme bête et méchant a encore frappé, l'humanisme éclairé doit s'y opposer de toutes ses forces.

Sur l'expérimentation animale, Peter Singer semble être beaucoup plus à court d'arguments. Il nous explique que, souvent, l'expérimentation animale n'est pas pertinente scientifiquement. Par exemple, des médicaments testés sur des animaux s'avèrent inefficaces ou au contraire toxique, alors que sur l'être humain on s'apercevra ensuite que c'est l'inverse. Entre-temps des animaux ont souffert – pour rien. Il nous explique encore que certaines expériences sur l'animal ne produisent pas de résultats significatifs. On les réalise parce que les chercheurs et les laboratoires sont là pour cela, et qu'il faut bien « publier ». Certes. Je veux bien croire que ces situations existent et il me semble évident – c'est d'ailleurs le propre de toutes les activités humaines – qu'il y a eu des abus. Mais dans un monde de la recherche marqué par la concurrence entre les équipes, par la culture du résultat et, plus encore, par la recherche de financements, comment croire que la plupart des expérimentations animales sinon toutes pourraient être supprimées sans entraver en rien l'avancée des connaissances scientifiques ? Dans le système nord-américain, caractérisé par l'obsession de l'argent à tous les niveaux, est-il raisonnable de penser que l'on finance abondamment et de manière durable des programmes de recherche insusceptibles par leur principe même de déboucher sur des conclusions valables ? Et existe-t-il un « lobby des producteurs d'animaux de laboratoire », semblable à celui des éleveurs, assez puissant et bien introduit pour empêcher tout changement ? Cela paraît peu probable. Il n'en est pas moins vrai que s'attaquer à la souffrance inutile des animaux est, là aussi, une cause hautement légitime. Mais il ne faudrait pas, pour se faire, abandonner son discernement et son sens de la mesure à la porte des laboratoires.

Reste une dernière série de questions, pour élargir un peu le débat. Les Pays sous-développés en sont en général restés à des méthodes d'élevage artisanales ; c'est, au contraire, dans les Pays à haut pouvoir d'achat que l'élevage industriel s'est implanté. Il en résulte ce paradoxe : dans les Pays qui auraient besoin de se nourrir abondamment et à faible coût, les produits correspondants ne sont pas disponibles ; inversement, là où les consommateurs disposent d'un haut pouvoir d'achat, on leur offre, en première intention, des produits bon marché et de basse qualité... Autre question, liée à ce qui précède : la possibilité de nourrir la planète n'est-elle pas liée, précisément, à la possibilité d'accès aux produits d'une agriculture et d'un élevage industriels, seuls à même de produire les quantités nécessaires pour une population en plein développement ? Ne faudrait-il pas en conclure que cette forme de production est un mal nécessaire ? Et peut-on envisager, à l'échelle de la planète et sur la base de la prospective démographique, que ce ne soit que provisoire et qu'on puisse ensuite s'orienter vers des modes de culture et d'élevage à la fois durables au regard des ressources de la planète et respectueux des valeurs éthiques ? L'un des enjeux majeurs du développement est bien celui-là.


mercredi 21 août 2013

Comment améliorer les oeuvres ratées, de Pierre Bayard


Dans notre parcours de lecteurs, nous y avons tous été confrontés : le livre qui ne nous intéresse pas, qui nous tombe des mains, dans lequel nous ne réussissons pas à « entrer ». Certes, ce qui s'exprime là, c'est notre subjectivité. Mais il arrive aussi que l'opinion générale déprécie tel ou tel ouvrage, le considérant comme « raté ». Ne parlons pas de livres d'auteurs inconnus et qui le resteront : ceux-là, personne ou presque ne les lit. Non, la vraie problématique est celle d'auteurs célèbres et célébrés, ayant commis un « mouton noir » dans leur bibliographie. Pierre Bayard en cite plusieurs exemples : Jean Santeuil pour Marcel Proust, Fort comme la mort pour Maupassant, l'Amour pour Duras, la Henriade pour Voltaire, Dieu pour Victor Hugo, etc. Ces livres sont connus parce que leur auteur l'est par ailleurs. Pourquoi donc les considère-t-on comme « ratés », c'est-à-dire inférieurs au reste de l'oeuvre, ne pouvant en aucune manière prétendre au statut de chefs-d'oeuvre, alors même que leur auteur avait par ailleurs parfaitement démontré sa capacité à susciter enthousiasme et admiration chez ses lecteurs ?

Pierre Bayard – qui, on s'en souvient, nous avait régalé en nous démontrant qu'il était indispensable et salutaire de savoir parler des « livres qu'on n'a pas lus » - se livre à une approche qu'il qualifie de « scientifique » du ratage en littérature. S'efforçant de ne jamais fléchir dans la rigueur de son analyse, il en vient ainsi à montrer que les « œuvres ratées » souffrent toutes d'un même défaut : la mauvaise prise de distance entre l'auteur et le lecteur. Tantôt cette distance est trop faible, l'écrivain veut embarquer son lecteur sans ménagement et sans conditionnement préalable dans une sorte de délire qui lui est tout personnel, et l'on parlera alors d'une « hallucination », dans laquelle il est impossible au lecteur de s'impliquer ; tantôt, au contraire, l'oeuvre, froide et hermétique, stérilise à l'avance les tentatives d'approche. Dans l'un et l'autre cas, le « plaisir du texte » est absent ou corrompu par le texte lui-même.

Bien exposée, bien illustrée, cette thèse est tout à fait convaincante. Elle joue sur l'interaction auteur / lecteur, sur le fait que le lecteur – comme on peut le constater à merveille dans chaque page d'un chef-d'oeuvre comme la Recherche – est à la fois contraint par le discours de l'auteur et invité à susciter en lui la richesse foisonnante de ses propres rêves et de ses propres souvenirs et sur l'équilibre et la cohérence formelle dont l'auteur, quel que soit le genre littéraire qu'il a choisi et le style qu'il adopte, se doit de faire la démonstration.

Là où les choses se gâtent un peu, c'est lorsque Pierre Bayard se prend tout à coup d'envies réparatrices sur les œuvres qu'il cite et étudie. Est-il légitime de vouloir « améliorer » ces œuvres ? Le livre refermé, nous en doutons plus que jamais. Produits défectueux, elles sont des objets d'étude intéressants pour le critique : leurs défauts sont intéressants, car il importe de les connaître pour ne pas les reproduire. Hormis cela, les « œuvres ratées » peuvent bien le rester et subir le sort qui leur est « naturel » : l'oubli. Un oubli relatif au regard des autres œuvres du même auteur. Nous n'avons nulle envie de relire une « Henriade » améliorée. Les éditeurs feront bien de se consacrer à autre chose qu'à la publication d'un tel ouvrage. N'améliorons pas les œuvres ratées, consacrons-nous, lecteurs, à en lire par préférence d'autres. Et là où Pierre Bayard s'égare à peu près complètement, c'est lorsqu'il nous parle de marier les œuvres ratées entre elles, de faire entrer tel personnage d'un livre dans un autre, afin d'additionner les qualités littéraires et de compenser les défauts. Nous avons tous, à un moment ou à un autre, rêvé d'une telle interaction : Oliver Twist s'égarant du côté de Guermantes, ou même Emma Bovary prise sous sa coupe par Stendhal. Ça peut être assez drôle, on peut même en faire une sorte de pastiche littéraire, un hommage teinté d'humour au second degré. Mais ce ne sera tout autre chose que la réécriture d'une œuvre ratée, à laquelle nous n'avons aucune légitimité pour procéder, sauf à considérer qu'il n'y a plus d'auteur et qu'on nage dans une espèce de magma littéraire universel... Les tenants de la « mort de l'auteur » semblaient pourtant bien ringardisés, et cependant, cornaqués par Pierre Bayard, les voici qui se réinvitent travestis au grand banquet des plaisirs littéraires...

Le titre « Comment améliorer les œuvres ratées » associe une question et un constat. La question gagne à demeurer sans réponse, si ce n'est pour le livre de Pierre Bayard lui même, qui s' « améliorerait » en voyant disparaître tout ce qui touche à l'amélioration. Rangeons-les, les « œuvres ratées », parmi les « archives mortes », afin qu'elles laissent place à d'autres qui – grâce à la lucidité de critiques comme Pierre Bayard – n'auront pas leurs défauts.