dimanche 7 octobre 2018

La Grande Idée


   Lire, c’est vivre, dit-on parfois. Je partage totalement cette idée, à la fois parce que c’est dans nos lectures que se trouve le mieux exprimée l’essence même de la vie, et parce que, comme la vie, nos lectures ont des hauts et des bas : certains livres nous transportent par leur dimension sensible et les ouvertures qu’ils nous procurent ; mais d’autres fois, aussi, les ouvrages nous tombent des mains, nous fatiguent, on se demande pourquoi quelqu’un les a écrits, on se demande pourquoi on les lit - juqu’à se dire, parfois, qu’on ferait peut-être bien de cesser de lire en général.

   La Grande Idée nous offre ces deux expériences contradictoires de lecture dans le même ouvrage. C’est bien rare. On jurerait presque que c’est impossible, mais non. Ce roman est sublime et exaspérant. Quand on le referme, on ne sait toujours pas de quoi il parle. J’exagère ? A peine. De quoi est-il question ou de qui ? A en croire la quatrième de couverture, le « héros » serait un certain Saul Kayoannis, combattant - mais pour quelle cause exactement ? - durant la Guerre gréco-turque de 1922 (s’il s’agit bien d’elle). Nous avons donc un narrateur qui part à la recherche de ce personnage et une foultitude de témoins, évidemment plus ou moins faux, qui font leur propre récit des événements auxquels ils ont été mêlés.

   Anton Beraber est une sorte de Julien Gracq sous haute tension, capable d’accumuler les fulgurances stylistiques. Il ne s’en prive pas dans une sorte de feu continu langagier qu’on qualifierait volontiers de baroque si ce terme ne se rapportait davantage à l’ornementation qu’à l’authentique vigueur. Or, Beraber est un enragé du verbe. Les images saisissantes se succèdent en rafale. On a l’impression de découvrir un grand écrivain. Sauf… sauf qu’on ne saisit pas le sujet. La figure de Saul Kayoannis est floue, incertaine, considérée à travers des récits contradictoires qui sont davantage des vaticinations que des comptes rendus.

  Il existe toutefois un moment, au coeur du roman, où le narrateur reprend la plume pour lui-même et - peut-être - pour son lecteur. En prison, on le somme de ne rien dire de ce qu’il sait de Kayoannis. De l’oublier, de faire comme s’il n’avait jamais existé. D’ailleurs, c’est peut-être le cas. Dans cette puissante déconstruction du récit par le récit même, on voisine tout à coup avec Kafka aussi bien qu’avec le Nabokov d’ « Invitation au supplice ». Le lecteur se croit donc tiré d’affaire, éclairé autant qu’on peut l’être, lui qui sait aussi, bien sûr, que tout bon roman se doit de propager une part de mystère.

    Malheureusement, voici Kaloyannis reparti. Ses compagnons échappent à leurs poursuivants qui allument des incendies pour les éliminer. Lui s’embarque sur un navire transatlantique chargé de minerais qui fait naufrage, et le voilà aux Etats-Unis, chouchouté par les services de l’Immigration à raison même de son mutisme qui fait de lui un homme chargé de mystère, donc possiblement exceptionnel.

     On rencontrera à nouveau notre narrateur à éclipses à la fin du roman, en Grèce. Cette « Vieille » qu’il est allé voir sur une île encore sauvage a été la femme de Kaloyannis. La quête ici s’achève, mais la Vieille n’a rien à dire et c’est par hasard que le narrateur connaîtra la tombe de celui qu’il a si obstinément cherché. Pour nous, lecteurs, Kaloyannis n’a existé ni vivant ni mort. Tout au long du livre, il a été un non-personnage. Pour autant, « la Grande idée » ne s’apparente pas au Nouveau Roman. Ce n’est pas un livre qui trouve en lui-même sa propre justification. Plutôt un objet littérairement étrange qui annonce peut-être un grand auteur.

mercredi 19 septembre 2018

Chien-loup, de Serge Joncour

   Il n'y a évidemment pas de recette pour réussir un bon roman. Sinon, tout le monde ou presque se précipiterait pour l'appliquer. Il existe, en revanche, de mauvais alignements qui sont les ingrédients du ratage romanesque. J'ai parlé précédemment des deux histoires parallèles, qui, comme telles, ne se rencontrent jamais, et le lecteur se retrouve en apesanteur entre les deux, sans trop savoir ce qu'il fait là ni si ça peut durer. Depuis quelques années, une des tendances de fond du roman (aussi bien anglo-saxon que francophone) est de mêler étroitement réalisme et fantastique. Cela peut donner des résultats brillants et passionnants chez Douglas Kennedy, qui joue parfaitement avec les états psychologiques extrêmes de ses personnages et avec les nerfs de son lecteur, obligé de prendre au sérieux le récit tant il est avide de lire la suite. Ou bien chez Fred Vargas, si habile par son érudition à réinstaller les peurs ancestrales au sein du monde contemporain.  Mais parfois, comme chez Joncour...

   Soit un couple d'aujourd'hui, sans enfants. La femme, comédienne, est un peu lasse de son métier. Elle a été malade, elle aspire au calme et au repos. Tel n'est pas le cas de son mari producteur, qui ne vit que dans le mouvement trépidant des affaires, bien que de "jeunes loups", enfants du numérique, soient récemment entrés dans sa société et projettent de l'en évincer. Lise et Franck louent donc cette maison totalement isolée, dans le Quercy. Ils ne tardent pas à y faire l'expérience de phénomènes plutôt bizarres, avec notamment l'apparition d'un chien-loup qui semble vouloir les informer de quelque chose (le chien ne peut néanmoins s'exprimer par des paroles : le versant fantastique du récit ne va pas jusque-là). Durant la Première Guerre mondiale, cette maison a accueilli un dompteur allemand dont le cirque a dû interrompre sa tournée : ne voulant pas se débarrasser de ses animaux, il a vécu avec eux, à l'écart du village et de ses habitants. Les deux histoires se répondent. La guerre, c'est l'Histoire avec un grand H ; à un siècle de distance elle n'en a pas fini de produire des effets pas forcément très rationnels. Mais il est sûr qu'on a peur de la guerre (même aujourd'hui ceux qui ne l'ont pas connue), qu'on peut avoir peur des chiens lorsqu'ils sont possiblement mâtinés de loup, et que le monde d'aujourd'hui n'est pas aussi clair avec lui-même qu'il pourrait l'être. Evidemment. L'ennui, c'est que l'auteur se livre à de longs développements où il semble en rajouter sur les justifications de sa propre histoire, nous montrant ainsi qu'il n'y croit guère lui-même et nous excusant par avance de ne pas y croire non plus. Au passage, il s'est dépouillé de toute subtilité à l'endroit de ses personnages : le producteur et sa compagne actrice évoluent de manière plutôt simpliste, ce sont presque des marionnettes. On les quitte, de ce fait, sans regret, se disant seulement qu'ils auraient pu être mieux traités et le lecteur aussi. Tout le monde, finalement, y aurait gagné.

dimanche 16 septembre 2018

Un peu de rentrée littéraire (féminine)

   La rentrée littéraire, c'est une PAL (pile à lire) qui tout à coup se garnit de "nouveautés". Les autres livres, romans ou essais, livres d'actualité, sont toujours là, mais les voici tout à coup au-dessous, surmontés par une sorte d'urgence que l'on s'inflige à soi-même : il faut se "mettre au courant de la rentrée littéraire". Mais comment faire ? Les réseaux sociaux ne sont que d'un maigre secours, c'est un euphémisme de le dire. Quelques articles littéraires, puisés çà et là sur internet, peuvent aider un peu. Ne comptons pas, ne comptons plus sur la rubrique littéraire du "Monde", qui pourtant à tant compté. Le nouveau vent de la critique littéraire semble peu fait pour expliquer, encore moins pour attirer. Claro a beau y mettre tout son talent d'écriture (ce qui n'est pas peu), sa fougue et son sens de la formule, les livres qu'il chronique sont presque systématiquement ceux qu'on envisagerait peut-être de lire si, par un bonheur aussi intense que parfaitement impossible, on avait lu tous les autres. J'ai donc, cet été, établi ma petite liste personnelle, bricolée à partir de tout ce que j'avais pu trouver ici ou là. Pour m'apercevoir, il y a quelques jours à peine, qu'aucun de mes titres ne figurait dans la première sélection du Goncourt. Mauvaise pioche de ma part ? En fait, cette liste a tout de même une allure bizarre : on n'y trouve ni Maylis de Kérangal ni Serge Joncour. Le Royaume des Lettres serait-il devenu bancroche ? Ou si ç'avait toujours été ainsi, simplement plus apparent aujourd'hui ?

  Sur ma petite liste personnelle, il n'y avait en tout cas pas que des auteurs français. Et il y est beaucoup question de femmes, que ce soit comme auteurs ou comme sujets.

   "Forêt obscure", de Nicole Kraus, a bénéficié de pas mal de bonnes recensions. Il faut dire qu'elle a de l'élégance : elle sait raconter, place comme il faut ses anecdotes et ses considérations sur le monde comme il va, bien ou mal, bien et mal, sait vous trousser de belles envolées poético-philosophiques qui vous font croire qu'on est dans la profondeur. Et on y est sans doute. Côte à côte, nous avons deux histoires : celle d'Epstein, vieux Juif riche qui entend bien au soir de sa vie se dépouiller de tous ses biens, se rend à Jérusalem pour ce faire et y rencontre un personnage étrange dont on ne sait en définitive s'il n'est pas issu de son imagination ; et celle de la narratrice, venue dans la même ville pour se documenter et fuir sans doute aussi un couple qui ne va pas bien, et qui croise sur son chemin le fantôme ou la réincarnation de Kafka. En commun aux deux récits : la recherche de l'authenticité, des origines, du sens ; l'obsession, aussi - parfois exténuante - de l'histoire juive, des rituels et des croyances de la religion. Cela suffit-il à nouer ces deux récits, à alimenter la réaction chimique qui porterait à l'incandescence le texte et en ferait un roman admirable et mémorable ? Clairement non. Les deux matériaux demeurent inertes l'un par rapport à l'autre. Et c'est bien dommage.

  Le même phénomène se produit (ou plus exactement ne se produit pas) dans Asymétrie, de Lisa Hallyday. Une jeune employée d'une maison d'édition rencontre un vieil écrivain célèbre et misanthrope (on reconnaît, sous pseudonyme, Philip Roth) et un étudiant irako-américain bloqué à son arrivée à Londres, d'où il voudrait se rendre en Irak, se remémore l'histoire de sa famille, profondément entrelacée avec celle de son Pays. Là non plus, la juxtaposition n'opère pas. Reste que les passage consacrés à l'écrivain dressent de lui un portrait attachant, celui d'un homme généreux et sensible, hanté par la mort et souffrant de ne pas pouvoir croire à la transcendance ni au futur possible d'un amour par trop "asymétrique".

  Les auteurs américains se seraient-ils donné le mot, par les temps qui courent, pour nous raconter deux histoires à la fois ? Serait-ce la tendance littéraire de l'année ?

  Ma PAL était décidément très féminine cette année puisque les trois livres suivants sont aussi d'auteurs femmes.

 Dans  "Tu t'appelais Maria Schneider", l'écrivaine et journaliste Vanessa Schneider évoque sa cousine actrice, disparue prématurément. Pour tout le monde, Maria Schneider fut la protagoniste du "Dernier tango à Paris", aux côtés de Marlon Brando, et plus spécialement encore de la fameuse scène du beurre. On a appris par la suite que, pour fixer sur la pellicule ce moment transgressif, Maria Schneider a été quelque peu "forcée" : le scénario ne prévoyait rien de tel. Il en est résulté un scandale et une polémique dans laquelle Bertolucci a été mis à mal, y compris par Brando lui-même. Entre-temps, Maria Schneider, considérée quasiment comme une actrice porno, peinait à se faire reconnaître. Elle tourna certes dans d'autres films, mais toujours le "Tango" restait attachée à elle, pour le pire. Névrosée, malheureuse, droguée puis malade, elle vécut une sorte de spirale descendante - interrompue par de brefs moments où elle semblait se reprendre et se tourner à nouveau vers la lumière - jusqu'à sa mort prématurée. Pourtant, elle était avant tout une femme intelligente et sensible, aimable et qui aurait mérité d'être aimée. Aussi intense et précise que capable de poésie, Vanessa Schneider rend à cette femme qui fut sa cousine un hommage où abondent contrastes et contradictions comme autant de signes de compréhension et d'amour.

   Tout autre ambiance chez Maylis de Kérangal. "Un monde à portée de main" nous entraîne chez les peintres de trompe-l'oeil. Paula, jeune femme sans passion particulière ni désir de carrière, se retrouve un peu par hasard en Belgique, dans une école qui forme à cette discipline. L'apprentissage n'est pas simple, le travail est parfois harassant et les élèves n'ont pas même la satisfaction de pouvoir se proclamer de "vrais" artistes. Paula s'obstine, bientôt elle aura ses premiers chantiers et se fera connaître progressivement dans le "milieu". C'est tout son parcours qui nous est raconté, et beaucoup plus que cela, car Maylis de Kérangal jongle avec les termes techniques, qui sous sa plume deviennent poésie, cette initiation artistique prend parfois l'allure d'une épopée moderne, qui au passage nous interroge aussi sur l'Art, son rapport avec le "vrai", avec l'imitation et l'imagination. Dans la dernière partie du roman, Paula est à Lascaux ; elle participe à la grande équipe qui reproduit les fresques de la grotte désormais fermée, ces images vieilles de 18 000 ans. Elle est aux origines de l'art, elle est sans aucun doute devenue une artiste à part entière. Une belle voix parle dans ce livre.

  Je dois confesser ne pas éprouver une intense sympathie pour le personnage d'Elsa Morante. Grand écrivain, assurément, femme qui a souffert, qui songerait à le nier ? mais femme d'un égocentrisme tellement fanatique qu'elle a en quelque sorte installé elle-même une série de défenses empêchant de l'aimer. Cela se rattache-t-il à ses origines troubles, son père officiel (dont elle porte le nom) n'étant, semble-t-il, pas plus son père que celui de ses frères et soeur ? Simonetta Greggio évoque l'homosexualité de ce père, qui ne fut pas un géniteur. Avant tout cependant, "Elsa mon amour" est un roman. Une réécriture fictionnelle de la vie d'Elsa Morante, où les éléments biographiques sont réécrits un peu comme une longue méditation sur la vie, l'amour, le temps... et Rome aussi, personnage nécessaire, presque omniprésent quand il est question de l'auteur de "la Storia". Pour Simonetta Greggio, Elsa Morante est un peu sa soeur en littérature et, finalement, cette fiction donne beaucoup de vie à son modèle, alors que j'avais été plutôt déçu par la biographie mi-figue mi-raisin, au regard hésitant et parfois brouillé, de René de Ceccatty, lue cet été.

 

  

jeudi 9 août 2018

Les conspirateurs du silence, de Marylin Maeso

   "La démesure de la violence verbale est un confort toujours et une carrière parfois" : ainsi s'exprimait Albert Camus. Plus que jamais, à l'heure du buzz, de Twitter et des trolls, cette phrase sonne juste. C'est sous le signe de Camus que la jeune philosophe Marylin Maeso a choisi de se placer pour tenter de réhabiliter le dialogue respectueux avec l'Autre, celui qui suppose d'écouter, d'argumenter et d'accepter les désaccords sans verser tout de suite dans l'injure. Démarche d'autant plus méritoire que l'auteur des "Conspirateurs du silence" avait décidé d'ouvrir un compte Twitter pour y débattre de philosophie... Comme de juste, elle n'a pas tardé à se faire insulter. Fort à propos, elle nous rappelle au passage que cette violence verbale n'est pas la conséquence des réseaux sociaux ; ceux-ci ne font que la faciliter, la rendre, pour ainsi dire, "accessible à tous et à tout moment". Elle ne s'est pas découragée pour autant et a continué à argumenter, notant avec un certain angélisme qu'elle a pu néanmoins avoir quelques échanges intéressants. "Ne tirez pas sur l'oiseau polémiqueur", recommande-t-elle avec esprit. Démarche méritoire. Car je me souviens d'avoir entendu Pierre Assouline, qui tient son fameux blog "la République des livres", affirmer que les réseaux sociaux pouvaient, de nos jours, tenir le rôle autrefois assigné aux "salons littéraires" et autres lieux semblables de sociabilité. Voire ! La lecture de quelques commentaires de ce blog suffit largement à nous convaincre qu'on n'est pas chez Mme de Staël ou Mme du Deffand. On n'est parfois même pas au Café du commerce. Il faudrait songer à un réseau qui interdirait la violence verbale - répondant à la violence en paroles par la violence de l'exclusion - et même, autant que faire se peut, la médiocrité. Un nouveau monde virtuel où l'on ne serait pas tenu de s'approuver, seulement de ne pas se laisser aller à l'injure.

Faire le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d'avoir raison : tel est le propos et le pari (camusien, là encore) de Marylin Maeso. On ne peut que trouver la démarche salutaire. Il est seulement regrettable de s'apercevoir, chemin faisant, à quel point la réflexion qui nous est proposée est perméable au brouet du communautarisme. Ainsi, c'est à grand-peine, et au terme d'une démonstration précautionneuse et alambiquée, que l'auteur parvient à critiquer les propos d'Houria Bouteldja ("les Blancs, les Juifs et nous") dont le caractère communautariste et discriminatoire ne fait pourtant aucun doute. S'il faut retisser des valeurs communes, ce que semble dire notre philosophe, est-il pensable de le faire sans promouvoir la laïcité républicaine, seule voie possible pour respecter l'égalité et le droit de chacun de croire ou de ne pas croire ? Pas une seule fois le terme ne figure dans l'ouvrage et c'est très regrettable.
  

mardi 31 juillet 2018

Elsa Morante, par René de Ceccatty

   On le sait bien : tout biographe est confronté à plus d'un écueil. Trop aimer son modèle, l'aduler et ignorer ses défauts ; ou bien, au contraire, le dénigrer (ce n'est pas l'attitude la plus courante, mais cela existe aussi). Il peut exister aussi des biographes qui ne comprennent pas leur sujet. On sait par ailleurs qu'entre les biographies "à l'américaine", foisonnantes des détails les plus infimes, au point d'en être vertigineuses, et les "biographies intellectuelles" à la française, où le quotidien est largement survolé voire ignoré, il existe plus qu'une petite différence.

   A quelle catégorie appartient donc la biographie d'Elsa Morante par René de Ceccatty ? Il est difficile, justement, de la classer. Evidemment, comme dans beaucoup de cas, l'on se trouve frustré de ne pas en apprendre davantage sur les origines de l'écrivaine, son enfance et ses années de formation. Assurément, la documentation fait défaut et c'est tellement regrettable si l'on songe, par exemple, que le père d'Elsa pour l'état civil pourrait n'être pas son véritable père ; ce dernier aurait été un facteur (mais oui !) sicilien, Francesco Lo Monaco, lequel aurait engendré également ses frères et soeurs venus après elle. Il est envisageable toutefois que Francesco et la mère d'Elsa, Irma, n'aient fait connaissance qu'après la naissance de cette dernière. Dès lors, elle n'aurait eu que des demi-frères et des demi-soeurs. Elsa affirmait toutefois avec force qu'Augusto n'était pas son père biologique. Que s'était-il passé au juste ? Il semble que le "père officiel", Augusto, ait été soit stérile, soit impuissant, soit homosexuel (ce qui n'est tout de même pas pareil !) et qu'il ait lui-même choisi son "remplaçant". Des origines aussi problématiques ont de quoi marquer un enfant. Mais peut-être tout cela est-il faux. Il est clair en tout cas qu'Elsa avait une tendance à la mythomanie. Mentit-elle sur ses origines ? ou bien sur beaucoup d'autres choses, à cause du caractère problématique de ses origines ? On aurait tant aimé que le biographe pût évoquer ce sujet en beaucoup plus de quatre ou cinq pages.

   La formation proprement dite d'Elsa ne fait pas non plus l'objet de grands développements. C'est beaucoup plus loin dans le livre qu'on apprend par exemple qu'elle lisait le français... Ce manque de "détails" rend malaisée la perception de ce qu'était Elsa en tant que personne. Le biographe parle d'abondance des gens qu'elle a connus, qui l'entourèrent, on a même l'impression dans certains passages de dériver vers une biographie de Moravia ou de Pasolini, mais, pour ce qui est de cerner sa personnalité, le lecteur en est souvent réduit à opérer ses propres déductions. Il semble bien, par exemple, qu'elle ait pris de la drogue tout au long de sa vie. Cela avait-il quelque chose à voir avec les scènes violentes, et souvent publiques, dont elle était coutumière ? Et quelle était la cause, quel l'effet ? Le biographe, là aussi, nous laisse sur notre faim. Disons à sa décharge qu'Elsa Morante ne voulait surtout pas être "biographée". Elle entendait que son oeuvre se suffît à elle-même. On s'interroge tout de même : elle qui a fait du rapport avec les enfants un thème central de son livre le plus connu, la Storia, pourquoi ne voulut-elle jamais être mère ? Etait-ce souci obsessionnel de son oeuvre ? Et cette fascination/répulsion pour l'homosexualité chez notre auteur, qu'a-t-elle à nous dire d'Elsa en tant que personne ? Le biographe n'en rajouterait-il pas sous cette rubrique, au nom de sa propre subjectivité ? On voit aussi apparaître dans le récit, à l'âge mûr de la romancière, deux jeunes marins dont elle s'écrie qu'ils "seront les derniers". Qu'est-ce à dire au juste ? Que notre romancière eut le goût des aventures sexuelles avec de jeunes et beaux garçons ? Dans une biographie "factuelle", ceci ne devrait pas être passé sous silence, mais au contraire détaillé et si possible commenté. Si, au contraire, l'approche est plutôt intellectuelle et littéraire, cela n'a à l'inverse rigoureusement aucune importance. Dommage que l'auteur n'ait pas su choisir entre les deux options.

  Le biographe ne semble pas non plus décidé à aimer ou non les romans d'Elsa. Il en tient pour "l'Ile d'Arturo", à l'encontre de "la Storia". Pourquoi pas ? Bien que personnellement je n'aie que moyennement apprécié le premier, à cause de son absence de parti pris clair, son oscillation en somme, entre roman réaliste et fable. René de Ceccatty reproche à Elsa Morante un style plus souvent qu'à son tour didactique et démonstratif. Elle a manqué d' "editing", se laisse-t-il aller à dire. Elle ne serait pas, en somme, le si grand écrivain que certains ont voulu voir en elle. Parce qu'elle était trop mondaine ? Parce qu'en elle le "personnage" de la vie littéraire et intellectuelle italienne a pris le pas sur la créatrice, en dépit de toutes ses affirmations contraires ? Ou bien, plus simplement, parce qu'elle qui se voulait une intellectuelle, elle que la comparaison avec Simone de Beauvoir flattait, la postérité littéraire la retiendra surtout comme l'auteur de "la Storia", grand roman populaire, immense succès public aux allures de mélo et aux tirades historiques quelque peu scolaires ? Je retiendrai sans doute, pour ma part, la question d'un rapport problématique avec ce que l'on peut appeler (bien que l'appellation ne soit pas sans équivoque) la modernité. Pas plus que Pasolini (qui aurait sans doute été effrayé par le mouvement actuel "transgenre"), Elsa Morante n'apparaît détachée ("détachable", faudrait-il dire) de certains préjugés que le registre de l'opinion commune contemporaine trouverait déplacés, voire insupportables. Transgresser, oui ; mais imaginer que cette transgression puisse se résoudre en une nouvelle "normalité heureuse", ça n'était manifestement pas pour elle. Femme libre elle-même, elle ne milita guère pour la libération des autres femmes. Il était inutile de la pousser dans ses retranchements pour lui faire dire qu'elle n'était pas féministe. Ce sont ces traits de caractère que, comme son biographe sans doute, nous ne pouvons considérer aujourd'hui sans ce qu'il faut bien appeler, à tout le moins, une certaine contrariété.

samedi 28 juillet 2018

Le Calice et l'Epée

  On m'avait dit merveilles de Riane Eisler. Et le fait qu'elle soit peu connue en France, peu référencée et que j'aie eu un peu de mal à me procurer en français "le Calice et l'Epée", pas disponible depuis assez longtemps semble-t-il, m'avait fait penser qu'elle était peut-être traité injustement sous nos latitudes en raison de la "concurrence déloyale" qu'elle pourrait faire à la "French theory" et à ses suppôts. Opinion certainement très hâtive.

  La thèse anthropologique de Riane Eisler est au fond assez simple : il aurait existé, essentiellement à la fin du néolithique, des sociétés "gylaniques" (c'est le terme qu'elle invente pour s'opposer à celui d' "andocratique") dans lesquelles femmes et hommes collaboraient sans qu'un sexe domine l'autre. Ces sociétés n'étaient pas guerrières. Elles correspondent au mythe de l'Age d'or tel qu'a pu l'exprimer Hésiode. On en a un exemple, selon elle, dans la civilisation minoenne, ou encore dans celle de Çatal Höyük. Sont arrivés, ensuite, les Kurgan. Ils ont apporté la violence, la guerre - et l'inégalité des sexes, l'oppression des femmes par les hommes. Depuis lors, la femme a un rôle et un statut inférieurs et toutes les tragédies de l'Histoire viennent de là.

   Riane Eisler plaide donc contre la société de domination, en faveur d'une société de coopération. Ce qu'elle écrit n'est pas seulement une analyse du passé mais une projection dans un futur souhaitable et souhaité. Elle ne se cantonne donc pas à un rôle d'observation et de description. On peut penser que, ce faisant, elle ne renforce pas nécessairement son propos. Mais, surtout, deux choses me gênent dans la démarche qui préside à l'écriture de son livre :
- d'une part, elle essentialise certaines qualités "féminines" (la douceur, la compréhension, le soin) et en fait des éléments de base pour une vie meilleure, alors qu'il s'agit de caractéristiques essentiellement culturelles, liées précisément à l'état d'infériorité dans laquelle la femme a été maintenue ; si la femme devenait l'égale de l'homme, ces "qualités" seraient à peu près également partagées entre les sexes, et comment imaginer, dès lors, qu'on puisse s'appuyer sur elles pour transformer la société ?
- d'autre part, elle fait un peu trop facilement référence à l'irrationnel, à la mystique, au spirituel (là encore, qui seraient le propre des femmes, et permettraient se s'affranchir d'une rationalité oppressive)  ; lorsqu'elle cite par exemple le physicien Fritjof Capra comme s'il était un scientifique à la démarche incontestable, le moins qu'on puisse dire est qu'elle va vite en besogne et que sa démonstration y perd.

   En définitive, c'est un livre qu'on a envie d'aimer et d'admirer tant la thèse qu'il promeut semble séduisante. Mais qui peine à convaincre, tant ses faiblesses et ses errements méthodologiques sont difficiles à laisser de côté. Son propos n'est guère compatible non plus avec tout ce qu'ont développé les féministes contemporaines à propos de la variabilité du genre. La séparation des sexes, pour Riane Eisler, reste une donnée irréfragable ; or, trente ans après la parution du Calice et l'Epée  la pensée contemporaine a complètement abandonné cette vision dichotomique et il n'est donc pas surprenant qu'elle ait quelque peu délaissé Riane Eisler.

samedi 2 juin 2018

Croire aux forces de l'esprit

   C'était le 31 décembre 1994. Le Mur de Berlin était tombé mais pas encore les Tours jumelles. On avait déjà accoutumé d'appeler "Tonton" le Président de la République, avec l'affection un peu dédaigneuse que l'on voue à quelqu'un qu'on connaît bien, dont on a bien repéré les défauts et dont on sait aussi qu'il appartient à une époque révolue. De fait, ce soir-là, François Mitterrand présente ses voeux de nouvelle année aux Français. Ce sont les derniers. Il ne se représentera pas, il est malade, il le sait et sait aussi qu'il a déjà eu de la chance de pouvoir tenir jusque-là. Une phrase, surprenante dans sa bouche, se glisse dans son discours : "Je crois aux forces de l'esprit". Qu'est-ce à dire ? Qu'une fois mort, son fantôme viendra errer parmi les ors de la République ? Qu'il se réincarnera en un autre dirigeant politique ? Que la manière dont il a exercé sa fonction marquera pour longtemps la vie publique française ? Que sa conversion, lui que l'on pensait sinon athée du moins agnostique, est en cours, qu'elle a peut-être déjà eu lieu ?

  Marie de Hennezel est devant son poste et la phrase ne l'étonne pas. Elle connaît Mitterrand, elle a été sa confidente pendant plusieurs années. Ils ont peu parlé de leurs vies personnelles, mais beaucoup de la spiritualité et de la mort, deux thèmes fortement liés. Mitterrand n'était pas "religieux" au sens d'une pratique collective qui exclut, la plupart du temps, la relation directe avec la divinité ; on ne s'adresse en effet à celle-ci que par l'intercession d'un clergé. Mais il croyait à une énergie non mesurable et non physique, qui peut tout particulièrement loger en certains lieux : la Roche de Solutré, Vézelay ou Bibracte. Ou en nous-mêmes. En cela il était spirituel.

  Marie de Hennezel, psychothérapeute jungienne, se voit confier par le Président l'ouverture du premier centre de soins palliatifs à Paris. Il s'agit de rompre un tabou. La médecine est là pour guérir, certes, mais lorsque tout est perdu elle doit aussi soulager les souffrances du patient et de ses proches, permettre une mort dans la dignité. Celle-ci est parfois incompatible avec l'acharnement à maintenir en vie. La médecine a mis longtemps à le comprendre et à l'accepter. Aujourd'hui encore, les débats sur la fin de vie font rage.

    Ce livre est donc à la fois le récit des rencontres de l'auteur avec Fraçois Mitterrand autour de la spiritualité (tel que l'on connaît Mitterrand, il devait bien être un peu amoureux de l'auteur, mais apparemment il ne s'est rien passé entre eux, d'autant qu'au cours d'un voyage officiel elle est tombée amoureuse de son interprète) et celle du changement de notre regard sur la fin de vie des grands malades. Marie de Hennezel passe d'un registre à l'autre avec grâce et naturel. Elle ne nous dit pas tout, on le sent bien, mais elle nous propose de belles réflexions sur notre rapport à la mort et sur l'existence de ces "forces de l'esprit" qui donnent leur titre au livre.