lundi 30 octobre 2017

La Disparition de Josef Mengele

  Peut-on parler de roman historique ? Sous cette appellation, souvent considérée comme une sous-catégorie du "vrai" roman, on imagine trop souvent des personnages en costume, des aventures de cape et d'épée. Il existe pourtant un roman historique contemporain, la Disparition de Josef Mengele en est un, et de la meilleure veine.

   Même si le sujet n'est pas facile : Josef Mengele, le médecin nazi d'Auschwitz, l'homme des expérimentations humaines aussi massives que cruelles et inutiles, l'un des plus grands criminels de tous les temps (mais au-delà d'un certain niveau d'abjection, la notion même d'échelle a-t-elle encore un sens ?) réussit, après la chute d'Hitler, à fuir en Amérique du sud. Là-bas, les anciens nazis sont plutôt bien protégés, avec la complicité de régimes peu démocratiques (tel celui de Peron en Argentine) et de la CIA qui ferme souvent les yeux sur ces "hommes qui savent beaucoup de choses" et qu'elle peut espérer retourner à la faveur de leur anticommunisme ou simplement de leur instinct de survie.

   On sait toutefois que cette protection a des limites : le Mossad réussit à enlever Eichmann à Buenos Aires et à l'exfiltrer en Israël où il connut le procès que l'on sait. Mengele, donc, pendant des années, va se terrer. En Argentine, au Paraguay, puis au Brésil. Sa famille est restée dans sa ville de Günzburg et continue à le soutenir financièrement. Longtemps d'ailleurs, l'entreprise Mengele Agrartecnik continua à vendre des machines agricoles réputées dans plusieurs pays, dont ceux d'Amérique du Sud où Josef Mengele en fut d'ailleurs, sous une fausse identité, le représentant. Comme dans bien d'autres cas, la mémoire douloureuse du nazisme se traduisit par des oublis calculés, voire cyniques, entrecoupés d'avancées au pas de charge vers des révélations dérangeantes. Autoritaire mais capable aussi de ruse et puissamment doué pour la dissimulation, Mengele, entre déménagements et fausses identités acquises à coups de dollars, réussit longtemps à échapper à ses poursuivants. Qui faillirent pourtant le rattraper plusieurs fois. Mais l'Allemagne était loin d'être complètement dénazifiée, et certains policiers de Günzburg étaient restés "amis" de la famille, ne manquant pas de l'informer lorsque l'étau menaçait de se resserrer sur le criminel de guerre nazi.

  Cette histoire d'une fuite et d'une traque assortie d'étranges "éclipses", Olivier Guez l'a romancée pour nous, pas seulement pour le plaisir d'inventer, mais parce que, comme il le reconnaît lui-même, beaucoup d'éléments nous feront défaut à jamais. L'auteur se contente de recoudre ensemble les éléments d'un tissu chronologique déchiré. Il le fait avec une certaine modestie, laissant toujours les faits parler lorsqu'ils parlent (sa documentation est vaste), et son récit y puise une force considérable. Sans jamais moraliser, il amène le lecteur à s'interroger avec effroi sur la possibilité même que des êtres humains aient voulu ce "mal absolu" dont on a si souvent parlé à propos du nazisme. Interrogation qui se dédouble : en Amérique du sud, on voit Mengele et ses congénères reformer une "petite société nazie" où ils ressassent leurs convictions antisémites et racialistes. Et d'y repenser de la sorte, c'est un tourbillon d'angoisse qui nous saisit : est-il possible, vraiment, que ces gens pas forcément inintelligents ou incultes, y aient cru, à ces aberrations, qu'ils aient pu penser ne serait-ce qu'un seul instant que ce mal absolu qui qualifie pour nous la destruction des Juifs d'Europe ait été pour eux la forme suprême du bien, ce qui allait donner forme à un avenir souhaitable pour les sociétés humaines ?

dimanche 29 octobre 2017

Un certain Monsieur Piekielny

  Qui est-il donc, ce Monsieur Piekielny, au nom improbable et à peu près imprononçable ? A l'époque, Roman Kacew habitait avec sa mère à Wilno, devenu entre-temps Vilnius, capitale de la Lituanie désoviétisée. Roman Kacew ne s'appelait pas encore Romain Gary, il n'était pas encore un écrivain français célèbre "sans une goutte de sang français coulant en lui" (comme il le proclama lui-même), mais déjà sa mère pressentait pour lui une grande carrière littéraire et diplomatique. Elle lui aurait alors fait promettre, lorsqu'il rencontrerait de grands personnages, de leur mentionner l'existence de ce Monsieur Piekielny, dont évidemment ils ne pouvaient pas avoir entendu parler.

   Or, François-Henri Désérable s'est retrouvé un jour à Vilnius, devant la plaque rappelant que dans l'immeuble avait vécu Romain Gary. Du coup, la "mécanique Piekielny" se met en marche : l'auteur se met en tête de retrouver cet homme. Recherche dans les archives, interrogations de témoins (mais l'époque dont il s'agit est bien lointaine : avant la Seconde Guerre mondiale) ne semblent pas donner de résultats. On sait simplement de ce Piekielny qu'il ressemblait à "une souris grise". On peut deviner que, juif, il a certainement été déporté dans un camp de concentration, à moins que, de manière plus expéditive, il n'ait été exécuté d'une balle dans la nuque par les Sonderkommandos au-dessus d'une fosse à Ponar/Ponarai (40 000 morts au moins, certaines sources parlent de 100 000, peut-être en comptant les non-juifs : y a-t-il des degrés dans l'horreur ?).

  Finalement, Piekielny a-t-il vraiment existé ? Ou n'est-il que le représentant imaginaire d'une communauté victime d'une extermination de masse qui n'eut pas d'exemple, et dont on peut seulement espérer qu'elle n'aura jamais d'imitateur ? On sait en tout cas que Gary hésita rarement à inventer sa vérité. Contrairement à ce qu'il écrivit, il ne reçut jamais des lettres de sa mère alors que celle-ci était morte depuis trois ans, mais avait confié à l'avance un paquet de missives à une amie, afin que celle-ci les envoie l'une après l'autre à son fils qui faisait la guerre.

  Parti à la recherche de Piekielny, l'auteur rencontre l'Histoire, terrifiante, de ce XXème siècle qui connut la Shoah et Staline. Il rencontre aussi Gary, et Gogol, chez qui Gary pourrait bien avoir pris l'injonction de se souvenir d'un personnage peut-être imaginaire. Gary et ses blessures, son ambition, son panache, son inquiétude obsédée. Ses mystifications, la plus célèbre étant la "création" d'Emile Ajar, cet hétéronyme par lequel l'auteur de "la Promesse de l'aube" voulut, et réussit, à se dédouaner des attaques d'une certaine critique littéraire parisienne qui ne manquait pas, à chaque nouvel ouvrage, de lui reprocher son manque de style, son conformisme et sa tendance à la répétition.  Embarqué dans ce voyage, le lecteur y rencontre l'imaginaire lorsqu'il devient plus réel que le réel. Cela s'appelle la littérature et Un certain Monsieur Piekielny en constitue la célébration subtile et convaincante, à l'adresse de ceux qui lisent, de ceux qui ne lisent pas et de ceux qui ne lisent pas assez.

vendredi 27 octobre 2017

Tiens ferme ta couronne

   Des livres qui racontent la genèse d'un livre, et plus particulièrement du livre que l'on est en train de lire, on en a lu, à commencer par le plus emblématique et le plus génial de tous : la Recherche. Yannick Haenel, qui sait révérer ses maîtres comme il se doit (honneur à lui), le cite bien évidemment. Mais c'est d'un autre grand écrivain, d'abord, qu'il entend nous parler : Herman Melville, créateur de Moby Dick et auteur injustement méconnu de son vivant. A Melville vient s'associer un très grand cinéaste, maudit lui aussi à sa manière : Michael Cimino. Le réalisateur de Voyage au bout de l'enfer connut certes un succès planétaire de son vivant avec ce film, contrepoint nécessaire autant que génial, d' Apocalypse Now, tous deux dénonçant à leur manière l'atrocité mais surtout l'insanité d'une guerre perdue d'avance dans laquelle l'Amérique sacrifiait sa jeunesse et se changeait en repoussoir pour tous les pacifistes et les humanistes. Mais le tournage de La porte du paradis ruina son producteur, qui fit faillite (pour un coût de 40 millions de dollars, le film n'en rapporta que 4), et Cimino se retrouva sur une liste noire de cinéastes avec lesquels il valait mieux ne pas bâtir de projet. (On s'aperçut plus tard que le film était un chef-d'oeuvre massacré au montage, mais ceci est une autre histoire.)

Le narrateur de Tiens ferme... - plus ou moins proche du vrai Yannick Haenel, on ne le saura pas - a donc commis un scénario gigantesque, démesuré, sur la vie de Melville, plutôt malheureuse comme on sait. Et il se met en tête que seul Michael Cimino peut tourner ce film. Il va donc chercher à le rencontrer, alors qu'il vit ses dernières années (mais cela, ni lui-même ni le narrateur ne le savent). Ce narrateur, Jean Deichel (déjà rencontré dans de précédents opus du même Haenel) est un écrivain qui a connu le succès et aussi le doute et même la dèche. Il fait furieusement penser par moments à John Fante, et plus particulièrement à son roman Mon chien stupide (il y a d'ailleurs une allusion à ce roman dans le livre). Il a donc le chic pour se mettre dans des situations impossibles, comme d'oublier d'arroser les plantes ou de perdre le chien (perd-on un chien ? mais oui, ça lui arrive) de son voisin, une sorte de psychopathe qui détient un arsenal chez lui. Il rencontre aussi la belle Léna, conservatrice du Musée de la chasse à Paris, rencontre également très improbable sous le signe de Diane. J'avoue ne pas apprécier outre mesure ces romans (John Fante en est un exemple, Henry Miller aussi, et Bukovsky) ou l'écrivain-narrateur se retrouve à peu près constamment la tête sous l'eau à cause de ses propres turpitudes, de comportements qu'il adopte "à son corps défendant". J'y vois une forme d'auto-complaisance au fond assez perverse et en tout cas vite lassante. Casser l'empathie du lecteur est peut-être une manière comme une autre de maintenir l'attention de celui-ci, d'ouvrir un champ littéraire dont on peut facilement vanter l'originalité, mais cela ne me touche que peu. Il y a dans Tiens ferme... quelques belles envolées, surtout au début. On eût aimé cependant que la réflexion sur cinéma et littérature s'y déploie davantage et que les passages mythologico-symboliques sur Diane, la chasse et le parallèle avec la recherche de la beauté soient un peu moins attendus, un peu plus sensibles. Oui, Haenel a du talent, mais en l'occurrence il l'a mis au service d'une construction plutôt artificielle. On reste absolument sur sa faim. Le vrai roman du rapport entre cinéma et littérature et de la manière dont on peut renoncer à un scénario foireux sur Melville pour écrire un livre majeur reste à écrire. Par Yannick Haenel peut-être.

samedi 21 octobre 2017

Ils vont tuer Robert Kennedy

   Dans la famille Kennedy, demandez le numéro deux, le cadet, celui qui a toujours vécu à l'ombre de son grand frère, John Fitzgerald, dit Jack, un homme capable d'endosser simultanément et avec un extraordinaire succès des multitudes de rôles : politicien brillant, homme à femmes, mari, père, souffrant de la maladie d'Addington, et surtout Président des Etats-Unis.

   Mais à Dallas, le 22 novembre 1963, le Président des Etats-Unis a été assassiné. Par qui ? Par un tireur isolé, un demi-fou, Lee Harvey Oswald, qui lui-même est très vite tombé sous les balles d'un autre assassin, Jack Ruby. Il n'y a pas grand-chose à savoir de plus, si ce n'est que l'Amérique s'est trouvée en état de choc et qu'il en résulta des changements politiques majeurs.

   La "Commission Warren", instituée par le Président intérimaire pour, officiellement, faire toute la lumière sur les circonstances de l'assassinat, rend un rapport de près de mille pages qui pointe un certain nombre d'erreurs et de dysfonctionnements mais n'infirme en rien cette thèse du tueur isolé. Oswald n'aurait été le jouet que de lui-même.

    Très vite, cependant, ses conclusions sont contestées. Une polémique naît, dont les prolongements n'ont toujours pas cessé à ce jour. S'y mêlent, bien sûr, des élucubrations plus ou moins complotistes.

   Marc Dugain croit-il, peut-il croire ce qui est écrit dans le rapport Warren ? Le romancier en lui a en tout cas choisi de ne pas le faire. Au travers de son narrateur, un historien-enquêteur qui choisit de centrer ses travaux sur les Kennedy, il va évoquer à sa manière le père, Joe, homme d'affaires et diplomate, dont la fortune personnelle a été largement alimenté par son activité de bootlegger, ce qui le conduisit à nouer et à entretenir des liens avec la mafia.

   Ce père aimant, mais ambigu et loin d'être irréprochable aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle, avait un rêve : devenir Président des Etats-Unis. Rêve qu'il a reporté sur ses enfants, par ordre d'aînesse. Ce fut donc le tour, d'abord, de Joseph Patrick Kennedy (Joe Jr), qui meurt en 1944 pendant une opération aérienne pour laquelle il s'était engagé. C'est le début de ce que l'on a souvent appelé la "malédiction des Kennedy". Vient donc le tour de John Fitzgerald, assassiné.

   Un tueur isolé, un "loup solitaire", comme nous dirions aujourd'hui, vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt le lien des Kennedy avec la mafia qui a conduit celle-ci à croire que l'ambitieuse famille leur était "redevable", aussi bien le fils que le père ? Et John Fitzgerald Kennedy, on le sait, s'était plutôt rangé du côté des faibles, des minorités. Malgré ses erreurs et ses faiblesses, il voulait se montrer un président humaniste. Ce qui pouvait entraver sérieusement les affaires mafieuses. Un an après la mort de JFK, Mary Pinchot Meyer, sa maîtresse, une femme cultivée, intelligente, une artiste, à qui l'unissait un lien qui allait probablement très au-delà du sexe, était assassinée sur les bords du Potomac. Crime jamais élucidé. La malédiction des Kennedy est contagieuse.

  Restait Robert Kennedy (Bobby), Attorney General de son frère, la rude tâche de reprendre le flambeau, contre un Johnson, Vice-Président devenu Président par interim ("ma veuve", disait de Gaulle à propos d'un éventuel vice-président de la République en France) vulgaire, sans culture, dépourvu de toute ambition autre que celle qui pouvait servir ses propres intérêts, et qui aurait aussi bien pu être un cacique du Parti républicain.

   Bobby Kennedy, après bien des hésitations, décide de concourir pour les primaires. L'homme, brillant, est constamment traversé de doutes sur sa propre valeur et sur son destin. C'est l'un des mérites de Marc Dugain d'en dresser un portrait complexe et contrasté. Viennent les premiers succès, l'investiture démocrate paraît en bonne voie, quand, au sortir d'un meeting, il est à son tour assassiné. Tireur isolé ? Là encore, la version officielle tendra à affirmer que oui.

  Mais l'écrivain n'y croit pas, là encore. Beaucoup d'arguments semblent indiquer que Sirhan Sirhan (l'assassin "officiel") n'était pas le seul tireur et que, comme Oswald, il aurait été un "leurre". Thèse complotiste ? Ou volonté de tirer des conséquences de ce que ces deux assassinats, à quelques années d'intervalle, ne pouvaient pas ne pas être liés entre eux ?

   Le narrateur est si obsédé par l'assassinat de Robert Kennedy qu'il y consacre sa vie professionnelle d'universitaire. Au point de susciter le scepticisme de ses collègues et de sacrifier sa propre vie privée. Il y a une (bonne ?) raison à cela : ses propres parents sont morts dans des circonstances mystérieuses, et il pense depuis le début que leur disparition a forcément un lien avec celle de Robert Kennedy. Son père était un spécialiste de l'hypnose ; c'était aussi, découvrira-t-il, un agent secret lié aux services britanniques. Or, dans les années soixante et soixante-dix, la CIA développait des programmes visant à contrôler les consciences. Pour ce faire, l'hypnose pouvait être un outil ; le LSD aussi, d'où le lien avec le trafic de drogue et avec la mafia, dont certains chefs s'étaient à l'époque convertis à cette juteuse activité.

   Nous saurons, dans une certaine mesure le fin mot de l'histoire. Mais à force de s'obstiner à percer à jour des secrets qui se dérobent, ne risque-t-on pas soi-même de perdre le sens des réalités ? C'est sur cette taraudante interrogation sur la possibilité qu'a l'imaginaire d'infuser dans un réel qui se dérobe que se conclut ce livre. Qui nous laisse fascinés et songeurs.