mardi 19 décembre 2017

Mécaniques du chaos

   Souvent - je me suis même laissé dire que c'était un "conseil" des éditeurs - les titres de livres n'ont pas grand-chose à voir avec leur contenu. Dans une conception contemporaine, ou, si l'on veut, postmoderne de la chose, le titre d'un roman ne devrait surtout pas être "descriptif". "Mécaniques du chaos" échappe résolument à cette conception. Le livre traite très exactement de ce qu'il annonce.

   Et c'est bien de l' "effet papillon" qu'il s'agit, tel qu'il fut en son temps énoncé par Karl Lorenz sous une forme qui disait à peu près ceci : le battement des ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? Si la proposition prise telle quelle n'est pas aisément vérifiable en tant que loi de la nature, les sociétés contemporaines sont toutes aujourd'hui passées par la case de la mondialisation qui les a rendues interdépendantes les unes des autres. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.

   Le pire, évidemment, c'est le sous-développement, les conflits et le terrorisme. Qu'ils soient archéologue en Libye, diplomate à Malte ou policier en France, les personnages de Daniel Rondeau se croisent dans le vaste monde. Ils ont tous un lien les uns avec les autres : le trafic d'antiquités alimente le terrorisme, la haute finance internationale alimente des circuits d'argent caché qui assurent la survie d'Etats peu recommandables dans lesquels des individus qui ne le sont pas davantage vont pouvoir rivaliser d'imagination pour se livrer aux trafics les plus divers. Parce que "tout est lié", tous sont liés, mais quel jeu jouent-ils exactement ? Car tout est ambigu : quel jeu joue-t-elle exactement, cette Jeannette, belle journaliste entre deux âges qui fut la maîtresse de Khadafi - et qui retourne en Libye, forte de son expérience, pour faire son métier ? Et ce flic français, Bruno, séduisant et séducteur, qui ne se remet pas d'avoir quitté son épouse et prend sa revanche en s'étourdissant de travail, sous les ordres d'un "superflic" tour à tour soutenu et "lâché" par les politiciens, au fil des vicissitudes du pouvoir et des événements ? Evénements où l'on pressent d'emblée la tragédie : le fils d'une famille musulmane bien intégrée, après de brillantes études, devient directeur financier. Il disparaît un jour de son travail, fait croire qu'il est parti en vacances... et occasionne un massacre en se faisant exploser. Scénario horrible mais plausible, de même que le personnage de "Patron M'Bilal", caïd des cités qui règne sur le trafic de drogue et de femmes, alimentant au passage la filière terroriste, est un personnage qui pourrait bien n'être pas très éloigné de la réalité.  Il faut mentionner aussi Levent, Turc cultivé et distingué, qui se révélera jouer un redoutable et tragique double jeu. Seul Grimaud, l'archéologue plutôt désabusé, amateur de toutes jeunes filles, échappe quelque peu à la compréhension du lecteur : s'il joue un rôle majeur tout au long du livre et n'est pas radicalement incohérent, tout se passe cependant comme si Daniel Rondeau s'était refusé à nous en donner la clé. Mais la mélancolie qu'il porte en lui et qui est son signe distinctif n'est-elle pas le reflet d'une époque incapable d'entrevoir avec quelque lucidité ce que sera son destin ?

samedi 2 décembre 2017

Classé sans suite

  Mieux titré en italien ("Non luogo a procedere", "il n'y a pas lieu de procéder"), le livre de Claudio Magris nous précipite dans une interrogation fondamentale : pourquoi la guerre ? Bien sûr, la guerre est un sujet éminemment littéraire, depuis toujours. On pense à Homère, bien sûr, le premier de tous, avec ses batailles héroïsées que le qualificatif "homérique" créé à ce propos évoque avec éclat. Ou à Stendhal et à son romantisme post-napoléonien emboîtant le pas à Walter Scott ; à Tolstoï, bien sûr, et à son Napoléon vu depuis l'autre côté de l'Oural. Personnellement, c'est à Claude Simon et à sa "Route des Flandres" que je n'ai cessé de songer tout au long de ce roman.

   Magris s'aventure en effet du côté du Nouveau Roman sans vraiment le dire, sans théoriser en tout cas. Le désordre apparent du récit, dont les têtes de chapitre se rapportent le plus souvent à des objets militaires, fait pleinement écho au chaos qu'engendrent les guerres.

   Les guerres en général et une guerre en particulier : la Seconde Guerre mondiale à Trieste. On sait que cette ville, aujourd'hui italienne, a connu un sort assez étrange, puisqu'elle fut d'abord la capitale d'un "territoire libre" divisé en deux zones, sous influences respectives des Anglo-Américains et de la Yougoslavie, avant que la division ne soit consommée et que la première des zones ne revienne à l'Italie. Mais Trieste est avant tout une ville de confins : le nom même d'Italo Svevo, écrivain triestin, qui signifie "Italien Souabe", résume ce double rattachement. Après l'effondrement du fascisme, en 43, la ville fut donc occupée par les Allemands, puis "libérée" en 45 par les communistes de Tito (qui en profitèrent pour massacrer pas mal de monde parmi les diverses factions en présence) puis, aussitôt après, par les troupes néo-zélandaises.

    Comme ailleurs, la période d'occupation nazie a vu la terreur gestapiste régner sur la ville, tandis que les collaborateurs et les délateurs s'en donnaient à coeur joie. Par sa position géographique, Trieste était aussi un lieu tout indiqué pour le "tri" par le régime nazi des indésirables (Juifs, communistes, partisans...) à envoyer en captivité ou à la mort. Une ancienne rizerie (usine où l'on pelait le riz), fermée depuis longtemps, a donc été reconvertie par les Nazis en un camp de concentration où, très vite, furent installées des chambres à gaz. Trieste eut ainsi le triste privilège de posséder le seul camp d'extermination situé hors du territoire du Reich. Si cette réalité n'a jamais été ignorée, elle a longtemps été minimisée. Tout comme feignent d'avoir des trous de mémoire, quand ils ne se réinventent pas purement et simplement une histoire, les bourreaux à la solde des Nazis ou les notables locaux qui, en toute bonne conscience, fréquentaient les soirées mondaines des dignitaires hitlériens.

   Pour éviter l'oubli, pour faire en sorte que les "leçons de l'Histoire" ne soient pas une expression vide de sens, le protagoniste jamais nommé (et inspiré d'une personne réelle) du roman de Claudio Magris a entrepris avec un soin maniaque d'acquérir une incroyable quantité d'armes et de matériel de guerre. Son but : créer un musée de la guerre, qui soit le plus ardent des plaidoyers pour la paix. Mais que faire lorsque des témoignages précieux disparaissent ? Que faire contre ces "vides" qui empêchent de savoir ? Magris pose cette question angoissante. Et y répond de la plus belle manière : il invente. La force de son verbe tourbillonnant supplée à tout, il chamboule les époques, entrecroise des personnages au seul titre des analogies entre leurs destins, son souffle emporte tout, invalide toutes les questions que nous pourrions vouloir poser. C'est la marque d'un grand écrivain : la mémoire qu'il retisse à sa manière se dresse puissamment dans la dénonciation de l'horreur et de l'absurdité des guerres, de toutes les guerres. Pour le passé et pour l'avenir.