lundi 22 décembre 2008

Rendez-vous à Samarra, de John O'Hara

Dès l’épigraphe, empruntée à Somerset Maugham, le ton est donné : rendez-vous est pris avec la mort. Le roman est noir, même si la plongée dans l’Amérique de la dépression et de la prohibition se fait au travers du regard porté par le romancier sur une bourgeoisie moyenne plutôt argentée. Des mines d’anthracite ne sont pas loin, mais peu à peu – et les grèves aidant – le pétrole va supplanter le charbon. La richesse accumulée s’érode.

Sur cette toile de fond, John O’Hara exerce son fabuleux don d’observation ou plutôt (car la réalité du roman possède son propre jeu de repères dimensionnels) son génie de la re-création. Ses personnages sont épais, et pas seulement parce qu’ils ont plus souvent qu’à leur tour la langue pâteuse. La mise en situation est juste, les scènes bien frappées et les personnages ne sont ni plats ni conformés à coup de serpe. Oui, on a eu raison de qualifier O’Hara de « Balzac américain » : il en a la créativité, la passion et le désabusement. Cette manière d’exposer les apparences en montrant la lèpre qui vient au jour dès qu’on gratte. Ce lien direct et nécessaire, fait de constantes allées et venues, entre la distinction sociale ou ce qui en tient lieu et les bas-fonds, le crime, la crapulerie.

Pourquoi donc un écrivain connu, célébré par ses pairs, mis à l’égal des plus grands de son époque, se retrouve-t-il délaissé sinon oublié un beau jour ? En fait, il semble que ce soit surtout en France que O’Hara a subi ce sort. La traduction de « Rendez-vous à Samarra », épuisée, est restée longtemps sans réédition, et la décision de republier une traduction n’obéit même pas à une logique purement commerciale. On est dans un domaine ou le hasard et l’absurde règnent en maîtres. Et il est bien évident que des lecteurs étrangers hypothétiques peinent davantage à se faire entendre des éditeurs que ceux qui lisent dans la langue et dans le Pays d’origine de l’écrivain. L’explication tient-elle ici toute ? Peut-être pas : contrairement à Scott Fitzgerald, à qui il a été quelquefois comparé, O’Hara ne livre pas tout à fait un texte retravaillé, compact, pratiquement « intouchable ». Sa technique est davantage celle du feuilletoniste qu’il fut d’ailleurs. Par moments, il se relâche, s’essouffle, pour se reprendre peu après. Négliger pour si peu l’immense écrivain qu’il est serait vraiment injuste. On l’a fait une fois, veillons à ne pas récidiver.

dimanche 21 décembre 2008

La Bible de néon, de John Kennedy Toole

Je n’avais pas du tout apprécié « la Conjuration des imbéciles ». Il arrive quelquefois que les conseils de lecture d’amis déforment votre perception d’un livre ; en l’occurrence, on m’avait raconté que la Conjuration était un livre puissamment drôle, du genre qu’on lit en se tapant sur les cuisses. Et, tout au long de la lecture, je n’avais senti que la tristesse et le déchirement de la misère et de la déchéance. J’en suis resté à cette déception, qui n’aurait peut-être pas dû en être une.

Avec la Bible de néon, pas d’idée préconçue. Récit du Sud des Etats-Unis, écrit par un tout jeune auteur de seize ans à peine, c’est un regard naïf mais jamais puéril porté sur une société où les tensions sociales et raciales sont rendues encore plus oppressantes par l’ordre moral et religieux et par l’effet de vase clos qui caractérise une toute petite communauté. L’histoire de la Tante Mae, chanteuse vieillie et déchue, vient se mêler à la vie difficile et douloureuse des parents de David, le narrateur ; et John Kennedy Toole réussit le tour de force de convoquer le pathétique sans sombrer dans le mélodramatique. La scène finale de la mort de la mère et du meurtre du pasteur est tout simplement magnifique, digne des plus grands moments de McCullers, autre auteur du « sud profond » que j’ai lue il y a bien des années déjà et qui m’a laissé un souvenir très marquant d’ambiance en décomposition.

samedi 13 décembre 2008

Amour dans une vallée enchantée, de Wang Anyi

Bien sûr, un tel titre a un parfum d’Orient. Mais ce pourrait être aussi un roman de Delly. Tout « bien-sonnant » soit-il, il pourrait recouvrir un roman de gare, un récit sentimental assez écoeurant. Certains livres sont mal servis par leur titre. C’est le cas de celui-ci. Mais disons plutôt que, le livre refermé, tout préjugé s’efface à propos de son titre que l’on cesse de regarder comme possiblement racoleur et qui regagne toute sa valeur poétique.

Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, si l’on parle de « vallée enchantée ». Lui et elle (nous ne saurons jamais leurs noms) sont respectivement écrivain et lectrice dans une maison d’édition ; ils se rencontrent lors d’un colloque littéraire à Lushan, la « Vallée enchantée » (inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO), que domine la « Triple Chute » à laquelle on accède par neuf cent cinquante-six marches. Ces marches sont le symbole d’une complicité naissante qui va se muer en un amour platonique au cours de la dizaine de jours que va durer le colloque. A la beauté du paysage extérieur va répondre, en un savant contrepoint, la révélation de la prodigieuse richesse oubliée du paysage intérieur des deux amants. Chaque détail est substantiel, et le roman avance ainsi, à ce rythme lent où vient au jour la multitude d’événements, souvent à peine perceptibles, à partir desquels le sentiment se construit. Ce roman est en quelque sorte « traduit du silence », ou plutôt il est construit comme un ouvrage musical – car, et c’est le miracle de la traduction, on sent la présence d’une vraie musicalité tout au long de ce texte - qui verrait naître les premières notes timidement, s’intensifierait jusqu’à devenir une belle et pleine mélodie, puis s’éloignerait de toute musique (pensons, en poésie, aux « Djinns » de Victor Hugo). Ce livre bref n’est pas un petit livre et donne envie d’aller voir du côté des autres titres du même auteur (il y en a trois) traduits en français.

vendredi 5 décembre 2008

Une histoire d'amour et de ténèbres, d'Amos Oz

Existe-t-il un « événement fondateur » qui décide d’une carrière d’écrivain ? Peut-être. Mais peut-être aussi n’est-il pas toujours repérable après coup.

Amos Oz déroule les pages de sa vie et peu à peu nous découvrons que sa vie tourne tout entière autour d’un événement infiniment douloureux autant qu’inexplicable : la mort de sa mère.

Amos Oz appartient à la catégorie des « sabras », Juifs nés en Israël. Ses parents, ashkénazes, avaient émigré d’Europe de l’est avant la Seconde Guerre Mondiale, dans ce qui n’était encore que la Palestine, alors sous mandat britannique. Des Britanniques bien peu fair play, puisque, pour des raisons qu’on a peine à comprendre aujourd’hui encore, ils n’avaient de cesse que de favoriser les Arabes au détriment des Juifs qui avaient commencé, depuis quelques décennies déjà, à se réimplanter dans la terre de leurs ancêtres pour y fonder un Etat où vivre libres et à l’abri des persécutions, dont les pires étaient pourtant encore à venir, personne ne pouvant alors imaginer qu’un régime serait assez criminel pour décréter la « solution finale ».

Les parents d’Amos Oz étaient ce qu’il est convenu d’appeler des intellectuels. Parlant plusieurs langues, leur maison était envahie de livres, leur curiosité variée et insatiable. La famille comptait un certain nombre d’universitaires et d’écrivains. Le père, avait l’ambition de devenir lui aussi professeur d’université, ce à quoi il ne réussit jamais car il était sans doute trop timoré dans ses démarches et que les diplômes et titres dont il pouvait faire état se heurtaient à une rude concurrence. Il dut donc se contenter, toute sa vie durant, d’un poste de bibliothécaire, qui lui ménageait cependant l’accès à une documentation précieuse dont il tirait profit, la nuit, lisant et écrivant. Grande lectrice aussi, la mère était aimante et effacée, possédée sans doute par une souffrance qu’elle ne réussit jamais à exprimer.

Ce couple avec enfant unique vécut à Jérusalem les dernières années de l’avant-guerre, puis la guerre elle-même, puis la fondation de l’Etat d’Israël, avec son cortège de violences et de privations. Les moments heureux, les scènes de famille pittoresques ou loufoques alternaient avec des périodes de privation ou de peur pour l’avenir.

La mère était-elle trop fragile pour le supporter ? Toujours est-il qu’elle tomba malade. Et nul ne sut nommer ni guérir sa maladie. Dépression, neurasthénie ? Le petit Amos, enfant doué, grand liseur, conteur d’histoires, professait des opinions au-dessus de son âge. Par une sorte de dérision admirative, son père aimait à l’appeler « Son Excellence ». Les mots, le langage avaient dans cette famille une importance extrême : le père meublait les silences de la conversation par des récits, des plaisanteries, des morceaux d’érudition. Et cependant, il n’y avait pas de mots qui puissent s’appliquer à la maladie de la mère. Peu à peu, celle-ci ralentit son activité, perdit presque complètement le sommeil. Le petit Amos a vu cette chute, sans la comprendre, impuissant.

Un jour, la mère est morte d’avoir absorbé des barbituriques ; ses maux de tête lui avaient ôté l’envie de vivre. Elle s’est suicidée ou s’est laissée mourir : là aussi, les mots peinent à rendre compte de la réalité. Et la famille en a voulu au père. Et le petit Amos a décidé de rejeter loin de lui toute activité intellectuelle, pour aller vivre dans un kibboutz. Là, il a peu à peu compris que le travail manuel n’était pas sa vocation, qu’il lui fallait devenir écrivain, non par fidélité à la tradition familiale, mais parce qu’il n’en aurait jamais fini d’interroger le mystère de la mort de sa mère. Ce grand et beau livre est le résultat de cette quête. Il fait revivre des personnages fascinants et poétiques qui, tous, gardent leur part de mystère. Il interroge sans cesse cette mort, il pose des questions sans réponse, il nous montre, si nous ne le savions déjà, que la plus belle littérature est celle qui donne du sens à la vie, à la souffrance, à la mort, mais que ce sens n’est jamais confiné, jamais réductible à des éléments simples. Ce sens est insaisissable et l’humaine grandeur de la littérature est précisément dans cette recherche à l’infini d’une révélation qui nous échappe.