samedi 26 mai 2018

Homo deus

  Yuval Noah Harari excelle dans la métaphore. Son livre en regorge et c'est la manière qu'il a de nous surprendre sans cesse et de retenir notre lecture : il nous chatouille et nous fait sourire. Il a bien d'autres qualités : quoique universitaire, il ne se laisse pas enfermer dans une spécialité. C'est le futur du monde dans son ensemble qui est son sujet. Non qu'il ait vraiment des idées personnelles et innovatrices à ce propos, mais sait bien capter celles qui sont dans l'air du temps et nous les restituer à sa manière dans une sorte de raisonnement en flux continu. Rendons-lui cette justice aussi : il cite ses sources.
   Mais, ainsi troussé à la manière d'un "coup" médiatique s'efforçant de réitérer ce qui s'était produit avec son premier livre, "Sapiens", son ouvrage s'avère décevant. Il faut des centaines de pages pour en arriver enfin à la conclusion : l'avenir appartient probablement à une "religion des données" (le dataïsme) dans laquelle le réseau universel (qu'il nomme "l'internet de tous les objets") sera devenu autonome et concurrencera l'humanité, ce qui ouvrira une toute nouvelle phase de l'histoire. Qui prévaudra alors, de l'intelligence du réseau (supérieure à celle des humains) ou de la conscience ? Précisément, cette question de la conscience humaine et de sa spécificité n'est abordée que furtivement, alors qu'elle est au coeur de toute réflexion prospective. Dommage.

samedi 19 mai 2018

Le Lambeau, de Philippe Lançon

   "Laissez les morts enterrer les morts" : cette sentence christique, un peu ambiguë comme souvent, nous invite à regarder du côté des vivants. Oui, mais lesquels ? On se souvient de l'attentat de Charlie Hebdo, le 9 janvier 2015 : les frères Kouachi entrent dans les locaux et descendent tout le monde à coups de kalachnikov. Wolinski, Cabu, Charb et d'autres sont tués, certains s'en sortent indemnes, d'autres sont blessés. Parmi eux, Philippe Lançon, écrivain et chroniqueur à Libération, a le bas du visage arraché par une balle. Pendant qu'il fait semblant d'être mort, il voit à son côté la cervelle de Bernard Maris, son ami l'économiste hétérodoxe, s'écouler hors de son crâne brisé.
   Comment survit-on à pareille tragédie ? Grâce à la médecine, d'abord, et à la chirurgie. Philippe Lançon est transporté à la Salpêtrière, pris en charge immédiatement. On l'opère, le réopère. Sa chambre et le bloc opératoire sont devenus sa maison, les policiers armés qui le protègent (il était une victime, il est demeuré une "cible potentielle") sa famille. Des relations d'estime et même d'amitié se nouent avec les soignants, avec les chirurgiens. Philippe Lançon trace ainsi un très beau portrait de femme : celui de sa chirurgienne, Chloé, aussi compétente que passionnée par son métier, ce qui ne l'empêche pas d'apprécier la littérature et l'art. Une femme de caractère, c'est-à-dire pas toujours facile, mais une personne dont on peut dire qu'elle fait l'honneur de son métier.
  Et, bien sûr, lorsqu'on est journaliste et écrivain, c'est aussi par l'écriture que l'on se sauve. D'autant plus que, si Lançon est bavard, comme il le dit lui-même, il lui sera interdit de parler pendant les premiers mois après l'accident : il n'a plus de menton, il faut lui greffer un "lambeau" d'os, celui du péroné, et il importe que la greffe prenne, ce qu'elle ne fait pas tout de suite. Il écrit sur des tableaux blancs Velleda, à destination de ses interlocuteurs, sur des cahiers ou carnets pour lui-même et pour les autres. Il finira par écrire le livre que nous venons de lire, sans complaisance et sans volonté d'en découdre. L'empathie est la note dominante de ce récit, et, non, "empathie" n'est pas un gros mot condamné par le politiquement correct. L'empathie est ce par quoi un homme se rattache à l'humanité, l'auteur nous le rappelle et c'est très bien ainsi. Comme il nous rappelle aussi la force possiblement pervertissante de ce qu'il a vécu : C’est en écrivant cette chronique que j’ai pris conscience d’un état que, jusqu’ici, je dissimulais plus ou moins : je ne parvenais plus à évoquer ce que je voyais ou lisais sans le lier ouvertement à mon expérience. Elle devenait le filtre, la vésicule par laquelle tout circulait. Ce qui ne la touchait pas ne me concernait plus ; mais cela posait un nouveau problème, nouveau pour moi : comment faire pour ne pas devenir « vendeur » de cette expérience ? Comment ne pas l’utiliser comme un hochet, une marque, un produit d’appel ou un signe de reconnaissance, mais, au contraire, pour la détacher de moi-même ? La seule solution était non pas de rabâcher cette expérience, mais d’isoler ce qui, en elle, prenait forme, jusqu’à en déposséder celui qui l’avait vécue –ou subie.
  C'est donc bien l'écriture qui le sauve et il nous met, nous, lecteurs, à ses côtés et tout près de lui. Indulgence plénière pour ses accès d'égocentrisme, l'incommunicabilité qui s'instaure un moment entre son amie Gabriela et lui et les manières assez brusques dont il semble user par moments avec son entourage. Il y a dans "le Lambeau" quelque chose de définitif sans être tranchant. L'écriture emprunte ses vertus au classicisme sans jamais en prendre la pose. Et à aucun endroit de ce récit ne se dément le sentiment de justesse et de justice qu'éprouve le lecteur. Pour cette raison, un livre marquant.


dimanche 13 mai 2018

La Leçon d'allemand, de Siegfried Lenz

  Qu'est-ce qui a bien pu amener le jeune Siggi Jepsen dans cette maison de correction au bord de l'Elbe, près de Hambourg ? Nous ne le saurons que dans la dernière partie du livre. La Leçon d'allemand n'est toutefois pas un roman à suspense, en tout cas il transcende cette catégorie puisque c'est à la fois un roman d'apprentissage (dans la grande et belle tradition germanique du Bildungsroman), un roman politique, un roman historique et une analyse psychologique. Mais avant tout sans doute, et plus que tout, un roman philosophique. Ce qui, chez le lecteur français de fiction, pourrait bien éveiller une méfiance conditionnée. Encore davantage si j'ajoute que l'auteur prend avec clarté et détermination des positions humanistes : une attitude vraiment très mal vécue par certains, du côté de chez nous. Voire.

    Au centre de "La Leçon d'allemand", il y a le mythe d'Antigone. Retourné comme un gant et transposé à l'époque du nazisme. Pourquoi tant de gens ont-ils "fait leur devoir" en appliquant avec zèle des ordres non seulement absurdes mais qui contenaient la négation de la simple dimension humaine qui permet à la société de rester vivable ? Et pourquoi, au nom de quoi en ont-ils si souvent "rajouté" ? On songe tout de suite, bien sûr, au concept de banalité du mal développé par Hannah Arendt lors du procès Eichmann. Mais le père du narrateur, puisque c'est de lui qu'il s'agit,  est un gagne-petit du totalitarisme. Ailleurs, les fours crématoires tournent à plein régime ; lui, il se contente de notifier et de veiller à l'application par le peintre Max Nansen, qui réside dans sa circonscription, d'une "interdiction de peindre" décrétée par les Autorités du Reich. Que le peintre soit son ami lui importe peu et jamais ne l'effleurera l'idée qu'interdire à un peintre de peindre est aussi absurde que de défendre à l'oiseau de chanter. La "bêtise au front de taureau" dans sa banalité policière est parfaitement illustrée par ce personnage de père. Le fils, évidemment, va se révolter à sa manière contre cette insupportable figure de géniteur. Ce faisant, il s'ouvrira à l'art et à l'écriture comme à un merveilleux et indispensable champ de liberté, dans une Allemagne d'après-guerre travaillée par les ambiguïtés et les contradictions tant elle peine à solder le douloureux passé du IIIème Reich (comme on le voit magnifiquement aussi dans "le Liseur" de Bernard Schlink). Dommage seulement que la traduction, approximative et probablement fautive dans bien des cas, ne permette pas de goûter pleinement ce grand livre.

samedi 5 mai 2018

Journal d'Irlande, de Benoîte Groult

   Benoîte Groult revient. En fait, elle ne nous a jamais quittés. Sa voix passionnée d'écrivaine féministe, animée d'une vitalité sans faille, interrogeant sans cesse les rapports hommes-femme, la famille, l'amitié, nous l'entendons encore à travers les livres qui nous ont marqués : Ainsi soit-elle, la Touche étoile... pour ne citer qu'eux.
    Mais voici que nous arrive, par-delà la tombe, une autre image de cette écrivaine : le marin (la marine, devrait-on écrire, si ça ne sonnait pas bizarre),  habitée par une passion pour la pêche et pour l'Irlande où le temps est sans cesse changeant, les habitants pas toujours adonnés à ce qu'ils font (nous sommes dans les années quatre-vingt-dix), mais les touristes pas encore très nombreux, contrairement aux écrivains qui, eux, l'étaient déjà.
  A l'origine, ce "Journal" n'était pas destiné à la publication. Ce sont les carnets que Benoîte Groult tenait chaque été, depuis son arrivée dans la verte Erin, jusqu'à son retour à Paris. Ils ont été revus, relus et mis en forme par sa fille. Chaque jour ou presque, elle couche sur le papier quelques lignes. Où il est beaucoup question de la pêche qu'elle vient de faire (la mer est cet être tutélaire, puissant, changeant, mais avant tout nourricier), des plats qu'elle va préparer, de la couleur du ciel (et il y a beaucoup à dire rien que sur le sujet) et des coefficients de marées (bonne occasion pour réviser les formules mathématiques).
  Mais il est question aussi des amis, gens du lieu ou célébrités (on assistera ainsi à la venue de Mitterrand, à un rendez-vous amical avec Michel Déon), de son mari Paul Guimard, à qui la lie une longue cohabitation, une complicité intellectuelle et une commune passion pour la mer. Mais l'auteur des "Choses de la vie" vieillit, manifeste, en dents de scie, un certain laisser-aller et un penchant pour la boisson. Souvent Benoîte Groult s'en agace. Elle sait bien pourtant qu'il est devenu difficile de quitter cet homme vieillissant, père de sa dernière fille, malgré les infidélités mutuelles. Ce n'est pas un couple sans jalousie, mais c'est un couple pour lequel la possessivité n'est pas telle que la jalousie puisse tout détruire. Notre écrivaine féministe a un amant, un Américain du nom de Kurt, dévoué, attentionné, amoureux et excellent amant au surplus. Beaucoup de qualités, sauf celle d'être un intellectuel. Et l'auteur, avec une auto-ironie plutôt triviale mais au fond bien réjouissante, de s'écrier : pourquoi faut-il que le roi des cons soit le roi de mon con ? Bonne question, en effet, que beaucoup de femmes pourraient se poser.
  Cependant, le temps passe pour tout le monde. Kurt comprend bien que Benoîte ne divorcera pas pour lui. Qui par ailleurs vieillit. Il n'est plus un si bon amant qu'autrefois. Les amants continuent de s'écrire, Kurt entame aux Etats-Unis une liaison avec une veuve, ce qui rassure son amante française en la déculpabilisant. Benoîte Groult apprend son décès avec un certain retard, ils s'étaient éloignés, mais le portrait qu'elle aura tracé de lui dans ce "Journal" sonne juste, tout comme l'attitude de ses filles qui avaient encouragé cette liaison au nom de son bonheur.
  Si le journal s'achève, c'est que la maison a été vendue. L'auteur y revient et nous livre le récit de ces retrouvailles, mais on comprend bien qu'ensuite, le grand âge venant, l'Irlande n'appartiendra plus qu'à son passé. Entre-temps, Benoîte Groult nous aura gratifiés d'une belle leçon d'amour, de vie et de pêche.