lundi 10 novembre 2008

Chers imposteurs...

La notion d’ « intellectuels » est une spécificité française. Ailleurs on trouve des écrivains, des historiens, des chercheurs… Catégorie sui generis, née au moment de l’Affaire Dreyfus, les intellectuels français sont, depuis lors, investis de beaucoup d’attente et, assez souvent aussi, accusés de beaucoup de maux.

Dès l’ouverture de son livre, Jean Bothorel rend hommage à Julien Benda, qui avait fait date avec la Trahison des clercs. « Clerc » et « intellectuel » étaient alors à peu près synonymes, et le second vocable n’avait pas totalement fait disparaître le premier. Même si le livre de Benda, qu’on ne lit plus guère, a passablement vieilli par le style et le ton, sa thèse est toujours d’actualité : il s’en prend en effet à la servilité des « clercs », hommes de parti, hommes de pouvoir, militants, alors que leur action devrait amener à des remises en question, à douter et à faire douter.

Allant plus loin que Julien Benda, Jean Bothorel s’en prend à la faiblesse… intellectuelle des intellectuels. Trois exemples sont à ses yeux emblématiques : Michel Onfray, Bernard-Henri Lévy et Philippe Sollers.

Le premier est coupable de beaucoup jargonner. C’est vrai. Pour ma part, Michel Onfray fait partie des gens que j’ai envie d’aimer, sans vraiment y parvenir. Sa position un peu en dehors du monde universitaire, sa création d’une université ouverte à tous, désireuse de briser l’effet de caste, son athéisme réfléchi et réjoui n’ont rien que de sympathique à mes yeux. Pourtant, quelle déception à chaque lecture ! De cette faiblesse, Jean Bothorel nous donne des exemples, sans toujours éviter la « citation brève hors contexte » (procédé dont je me méfie particulièrement car il peut faire dire à peu près n’importe quoi à n’importe qui) ni le règlement de comptes personnel (Onfray a donné une chronique à la « Revue des Deux-Mondes » à une époque où Jean Bothorel en était l’un des responsables, et cette collaboration a tourné à la fâcherie).

Avec Bernard-Henri Lévy, l’auteur est plus indulgent. Ils ont été amis, aujourd’hui leur relation a été mise « en disponibilité », comme on le dit des fonctionnaires qui vont, un temps, exercer une autre activité. Là, le reproche s’attache moins aux insuffisances du personnages qu’à son souci permanent de ne rater aucun train de l’actualité et d’occuper le plus souvent possible le devant de la scène, tel un monarque entouré de courtisans stipendiés et béats. Sur le fond, BHL pécherait aussi par sa manie de lier systématiquement anti-américanisme et antisémitisme. Mais de cela, on pourrait discuter encore et encore, ce qui n’est pas le propos du livre de Jean Bothorel.

Quant à Sollers, adoubé par Mauriac pour son premier roman, son attitude est davantage papale que monarchique. Flanqué de son égérie Josyane Savigneau, il est l’homme des rituels et des intrigues dans le monde parisien des lettres. Celui qui a voulu « déconstruire » le Nouveau Roman, trop classique à ses yeux, pour en arriver enfin à la littérature « postmoderne ». Une littérature illisible et dépourvue de tout sens, selon Jean Bothorel, qui estime par ailleurs que Sollers aurait contribué à cette stérilisation, souvent dénoncée, de la littérature française contemporaine. Pour ma part, je trouve que c’est faire beaucoup d’honneur à Sollers ! C’est oublier surtout le grand fleuve intranquille du structuralisme, qui charria dans son lit quelques superbes vaisseaux mais aussi d’infâmes objets de destruction. De la prétendue « mort » du roman français, il serait plus judicieux d’accuser Barthes – et plus judicieux encore de ne pas dresser d’acte de décès sans cadavre. Comme vient de le montrer le récent Prix Nobel décerné à Le Clézio (hommage mérité s’il en fut !), la littérature française n’est simplement pas là où certains voudraient l’attendre.

Le pamphlet de Jean Bothorel est donc à la fois plaisant, rafraîchissant et contestable. Il a peine à s’élever au-dessus de certaines querelles purement germanopratines qui ne sont ni très nouvelles ni très passionnantes. Des intellectuels, l’auteur glisse aux politiques vers la fin de son livre. Et s’interroge sur le caractère « dé-culturé » ou « a-culturé » (ce qui d’ailleurs n’est pas la même chose) de Nicolas Sarkozy. Ce qui pose la double question du statut de la culture dans la société d’aujourd’hui et de la représentation en démocratie. Vastes sujets pour d’autres livres.

dimanche 9 novembre 2008

Séparations nécessaires, d'Emilio Rodrigué

Psychanalyste, écrivain, homme à femmes : ainsi se définit, ou du moins se laisse définir, Emilio Rodrigué en quatrième de couverture de son livre de Mémoires. Cela fait beaucoup et on se demande, au fond, si ce qu’il faut le plus admirer chez lui ne serait pas sa manière de gérer son emploi du temps. Tous ces aspects de sa vie sont abordés dans ses Mémoires ; mais ceux-ci ne sont pas conventionnels pour autant : ni chronologiques, ni anti-chronologiques, ni véritablement thématiques, ils détaillent parfois à l’extrême certaines scènes, tandis qu’à d’autres endroits de longues périodes sur lesquelles on aimerait en savoir davantage sont à peine effleurées et sans qu’on sache rien – c’est pourtant essentiel lorsqu’il s’agit de faire connaissance avec un narrateur – de ce qu’était à ce moment-là sa vie quotidienne.

Ce qui est certain, c’est qu’Emilio Rodrigué n’est pas un personnage ordinaire. Son trait le plus banal, pour un psychanalyste, est sans doute d’être argentin : il est bien connu que l’Argentine est le Pays qui, avec la France, compte le plus de psychanalystes au mètre carré. Pourquoi ? Pays de malaise, de paroles, de goût de l’introspection lente ? Pays « sur-intellectualisés » ? Rodrigué ne nous éclaire guère sur ce sujet, sauf à nous confirmer ce dont nous pouvions nous douter : le monde des psychanalystes argentins pouvait faire preuve d’un campanilisme qui n’avait rien à envier à celui de certains cénacles parisiens et se disputer à propos de sujets tout aussi incompréhensibles à toute personne n’ayant pas juré allégeance au maître viennois.

Cependant, Emilio Rodrigué bouscule les cadres et les idées reçues. Psychanalyste, il célèbre la thérapie de groupe. Il fréquente assidûment la marijuana, et va jusqu’à mettre en pratique sa curiosité pour certains champignons hallucinogènes qu’offrent certaines religions d’Amérique du sud. Il ne faut peut-être pas y voir la cause d’une certaine confusion qui règne dans certains chapitres de ses Mémoires. Bien sûr, l’Argentine n’a pas été un pays de tout repos au cours des dernières décennies ; et le militant de gauche qu’a été Rodrigué a été obligé de la fuir pour le Brésil. Il y a eu dans sa vie d’autres Pays, d’autres départs, d’autres échappées, professionnelles ou conjugales… y compris d’étranges excursions du côté du candomblé, cette religion afro-brésilienne qui instaure, de manière extrêmement ritualisée, une communion avec les esprits. Quel rôle joua exactement Graça, sa dernière épouse, dans la conversion – si l’on peut employer ce mot – de l’auteur au candomblé ? C’est difficile à dire tant, à la lecture de ce livre, Rodrigué apparaît à la fois comme un grand amoureux et un égocentrique intense.

Séparations nécessaires évite en tout cas deux écueils communs aux livres de souvenirs : lorsque l’auteur, trop attrayant, engendre pour le lecteur un fantasme d’identification ; et, à l’inverse, la situation de quelqu’un qui, au fil des pages, construit de lui-même une image qui suscite le rejet. Emilio Rodrigué n’apparaît, au fil des pages, ni sympathique ni antipathique. C’est peut-être la caractéristique essentielle de ce livre : il place devant nous un personnage puissamment original, auquel nous pouvons repenser par la suite un peu comme si nous l’avions connu.

dimanche 2 novembre 2008

Les Juifs, le monde et l'argent

C’est un très gros livre, très bien documenté, parfois caractérisé par la simple accumulation de faits bruts pas nécessairement significatifs, mais à d’autres moments porté par une vraie dynamique. On se demande où Jacques Attali trouve le temps de rassembler une telle documentation ; je suppose qu’il doit avoir une équipe de collaborateurs, que pourtant il ne prend pas soin de remercier, ce que je trouve un peu regrettable. Mais ce n’est pas essentiel.

Mon ami MC m’avait conseillé ce livre pour l’importance de son sujet et son caractère d’actualité, tout en se montrant assez critique quant à la dernière partie, qui traite à la fois du rôle majeur qu’ont joué les Juifs pour faire du monde contemporain ce qu’il est et du devenir de l’Etat d’Israël, menacé par ses ennemis territoriaux et par l’effacement progressif de l’identité judaïque dans la diaspora.

Sur le devenir d’Israël, on connaît Attali et sa propension à imaginer des scénarios parfois assez loufoques, mais toujours stimulants. Il a le mérite aussi d’affirmer haut et fort que l’Etat d’Israël doit désormais, pour vivre en paix, compter avec un Etat palestinien qu’il s’agit de constituer et qui doit enfin devenir une démocratie.

Sur le rôle des Juifs dans l’histoire contemporaine, Attali a sans doute raison sur le plan des faits. Mais, alors qu’il ne nie pas l’extrême diversité des conditions et des situations des Juifs de par le monde et à raison de leur origine, de leur éducation et de leur place dans la société, il tend à leur prêter une sorte de vision du monde bien à eux, qui se traduirait par une spécificité de leur influence sur les affaires humaines. Je crois que c’est un peu artificiel.

C’est la limite de ce livre d’Attali : il est manifestement assez orienté. De temps en temps, l’historien se laisse aller à son propre sentiment et sa plume dérape, l’espace de quelques phrases. On pourrait en relever un certain nombre d’exemples, qui doivent inspirer au lecteur une certaine réserve sans toutefois jeter la suspicion sur l’ensemble de l’ouvrage.

Mais il y a au moins un point sur lequel l’auteur mériterait d’être contredit frontalement : lorsqu’il affirme que le peuple juif serait (à cause de son nomadisme, nous dit-il) l’inventeur du monothéisme. Peut-on légitimement rejeter Akhénaton dans les oubliettes de l’Histoire ?