samedi 7 novembre 2009

Jude l'obscur, de Thomas Hardy

Qu’est-ce qui fait le grand romancier ? Plus facilement qu’autre part, on peut parfois s’en rendre compte en lisant des ouvrages « datés ». Tout ce qui ne correspond plus à notre époque, à notre mentalité nous oblige en effet à une prise de distance, donc à un regard différent de celui que nous porterions sur des textes qui, portant en eux une modernité toute semblable à la nôtre, pourraient plus facilement susciter notre enthousiasme et balayer tout esprit critique.

Il en est ainsi de « Jude l’obscur ». Si la lutte entre les conventions sociales ou religieuses et les sentiments véritables, thème majeur de toute l’œuvre de Thomas Hardy, n’est pas par elle-même quelque chose d’anachronique, la manière qu’a le romancier de parler (c’est-à-dire de ne pas vraiment parler) de sensualité, ainsi que le monde rural caractérisé par un machinisme naissant qu’il décrit avec force détails, marquent très fortement la différence, à un siècle à peine d’intervalle, avec les récits d’aujourd’hui. On dirait volontiers que Flaubert est beaucoup plus moderne. Mais pas Zola, intellectuellement très contemporain de Hardy.

On n’en voit que mieux, dans « Jude », la prodigieuse fermeté du romancier qui sait très exactement là où il va nous mener. Qui connaît ses personnages « de l’intérieur », mieux qu’il ne semble possible de les connaître – car ils sont quelquefois imprévisibles. Créatures de pure invention, ils ne paraissent pas pour autant « fabriqués ». Ils sont improbables et pourtant pas invraisemblables. Ils sont l’émanation d’une société, dont ils ne sont pourtant pas les purs produits. Ce qui leur arrive est tragique et l’on a à la fois l’impression qu’ils ont accompli leur destin et exercé – fût-ce en se fourvoyant – leur pleine liberté. Le romancier, lui, nous dépeint la société, alors qu’il n’a – apparemment – aucune prétention sociologique. Et, par-dessus tout, il existe une voix dans le livre, elle est présente à chaque chapitre, à chaque paragraphe. Et cette voix, proche et lointaine, située là où aucune autre qu’elle ne saurait être, en un lieu unique, cette voix a une tonalité propre qui peut être rattachée à une couleur : Thomas Hardy écrit en gris foncé, une couleur mate où il entre très peu de lumière. Comme dans Tess d’Urberville, cette couleur est celle du grand romancier qu’il est.