lundi 29 juin 2009

Forme et signification, de Jean Rousset

L’œuvre d’art est-elle conçue avant d’être réalisée ? Est-elle cosa mentale, autrement dit présente dans l’esprit du créateur qui n’aurait ensuite « plus qu’à » la matérialiser ? Dans son introduction, Jean Rousset opère une distinction : la modernité, ayant pris conscience du processus créateur, a délaissé l’idéalisme passé et admet désormais la création comme un processus où l’élaboration et la fabrication sont concomitantes. Dans le cas de l’écrivain, on ne saurait donc affirmer qu’il a quelque chose à dire et prend la plume pour accomplir son dessein ; ce qu’il a à dire n’est autre chose que lui-même et il emprunte les voies de la littérature comme un chemin vers sa propre découverte. Cet éclairage sur le sujet créateur ne nous paraîtra pas très nouveau, à nous lecteurs du XXIème siècle, mais Jean Rousset a le mérite d’une parfaite clarté dans la démonstration (rien de moins jargonnant que son essai), ce sur quoi beaucoup de ses successeurs auraient bien fait de prendre exemple.

Pour illustrer son propos, Jean Rousset évoque d’abord Corneille et la structure en double spirale ascendante de Polyeucte ; puis, c’est Mme de La Fayette, qui en inventant le roman psychologique moderne, narré à la troisième personne, parvient presque complètement à rendre l’auteur invisible sur la scène romanesque, alors même qu’il s’agit d’explorer les ressorts les plus secrets de ses personnages. C’est aussi Marivaux, dont les pièces sont toutes construites sur le mode du double registre : certains personnages se disent eux-mêmes (mais l’amour qui les possède ne leur permet pas de se connaître totalement eux-mêmes ; il faut donc d’autres personnages, spectateurs ou voyeurs, pour les démasquer). En outre, Marivaux opère par un assemblage rigoureux, géométrique, des scènes entre elles ; mais le texte de chaque scène et son déroulement interne est plutôt un jaillissement – et c’est ce qui fait paraître le théâtre de Marivaux si caractéristique.

Le roman par lettres est le domaine par excellence où la subjectivité se donne libre cours. Avec des variantes, des changements possibles d’approche et de regard ; c’est, par excellence, le lieu littéraire où les mêmes faits peuvent être racontés de manière très différente. C’est aussi un exercice où il s’agit de doser parfaitement l’autopromotion et la dissimulation en fonction du correspondant. On y décèle donc peut-être plus qu’ailleurs l’invention d’une forme mouvante, déterminante pour la perception qu’aura le lecteur de l’histoire qui lui est racontée. Et, le livre ayant été écrit en 1962, la lettre dont il est question est seulement la « lettre sur papier » ; on sait que, depuis, l’invention du courrier électronique n’a pas manqué d’exciter l’imagination des romanciers : une subjectivité « en temps réel » peut s’y donner libre cours… Dans la Madame Bovary de Flaubert, il montre également les variations du récit au fur et à mesure que le manuscrit s’élabore : Flaubert voudrait y mettre plus d’action, mais son tempérament d’écrivain le pousse, au contraire, vers l’analyse et la méditation. Là aussi, la forme de l’œuvre ne vient au jour qu’avec l’œuvre elle-même.

Et que dire alors de l’œuvre de Proust ? Œuvre circulaire par excellence, récit de l’écriture d’un livre qui s’achève alors que le lecteur comprend que le livre qu’il vient de lire était précisément le seul sujet possible du livre qu’il a commencé, quelque trois mille pages auparavant, et qui réalise le projet mallarméen : le monde aboutissant à un livre. Certes, il y a un projet initial : on sait que le début et la fin de la Recherche ont été écrits tout d’abord, et l’entre-deux a suivi, mais en s’inventant au fur et à mesure. Il y a dans Forme et signification de très belles pages sur le rapport des personnages à l’art mis en miroir avec leur comportement amoureux. De très belles notations aussi sur les lectures que Proust prête à ses personnages et qui ne sont pas le fruit du hasard : toutes sont significatives, toutes nous en apprennent beaucoup sur les protagonistes de la Recherche, mais aussi sur le Narrateur et, à travers lui, bien sûr, sur l’auteur. C’est toujours un immense plaisir de se plonger dans une analyse intelligente et sensible de cette œuvre que, pour ma part, je mets au-dessus de toutes les autres. C’est une bonne manière d’y prendre encore davantage de goût, si tant est que cela soit possible. Je regrette seulement que, dans la comparaison entre l’art et l’amour, Jean Rousset n’ait pas vu ou qu’il ait oublié de dire qu’entre l’art et l’amour la seule différence – n’oublions pas que Proust ne parle que de l’amour-eros, jamais de l’agapê et quant à la philia, c’est pour lui un autre registre qui ne reçoit pas le nom moderne d’amour – est que l’art peut conduire l’homme à un certain état de bonheur, que nous pourrions appeler, comme Proust ne l’appelle jamais, le bien-être ; l’amour, jamais : il est par nature la marque d’une impossibilité liée à la nature humaine, car le désir est inconnaissable et il se produit entre lui et son accomplissement une sorte de rupture tellurique qui conduit au mieux à la déception, au pis au désastre. Pensons aux pages sublimes où Proust nous explique que, sitôt que prend fin la douleur de convoiter sans succès l’objet aimé, celui-ci n’a plus aucun prix. Swann épouse Odette, cette femme qui « n’est pas son genre », au moment où il ne l’aime plus, au moment où il pourrait – devrait, sans doute – faire tout autre chose que l’épouser. Ce désir renaissant, cette douleur dont tout être humain sensitif ne peut jamais se débarrasser, est au cœur même de la Recherche ; elle est par essence incurable, mais peut-être, de nous l’avoir fait si bien connaître, Proust nous a-t-il fourni en même temps le moyen d’en atténuer un tant soit peu l’effet destructeur.

Je lis rarement des livres de critique. Sans doute crains-je leur côté tautologique ou bien, à l’inverse, les universitaires façon Barthes qui se haussent du col au détriment de l’œuvre et de l’auteur auxquels ils s’ « attaquent ». Encore que Barthes soit souvent stimulant, et à vrai dire j’éprouve une réelle sympathie pour le personnage, souvent docte et tendant plus souvent qu’à son tour à l’abscons, mais à côté de cela presque enfantin, se refusant à couvrir ses faiblesses d’une sorte de bouillie universitaire, les dissimulant à peine comme s’il y avait en lui une recherche incessante de l’empathie, une sorte d’humanisme attardé, souriant au-dessus du discours compassé de la critique structurale et le transcendant comme on peut le faire d’un devoir d’état avec lequel on prendrait quelques petites libertés teintées d’insolence bénigne. Je range en tout cas Jean Rousset au nombre de ces « lecteurs éclairés » qui ont le don d’entrer sans effraction dans les œuvres et de vous en faire voir les beautés, avec ce qu’il faut de connaissances alliées à ce qu’on apprécie de discrétion.

mardi 16 juin 2009

La démangeaison, de Lorette Nobécourt

Au commencement était la Chair : une chair dérangeante, « démangeante », atteinte d’un pityriasis qui envahit l’existence d’Irène, la narratrice, qui se gratte sans cesse, compulsivement, jusqu’au sang, jusqu’à ne plus dormir, jusqu’à ce que son corps en devienne méconnaissable. Il faudrait que la Chair se fît Verbe, qu’Irène enfin puisse mettre des mots sur ce qu’elle croit être la cause de sa maladie : une famille mesquine, étriquée, qui manque d’amour à son égard. Bizarrement, incongrûment, les mots arrivent un jour : Irène se met à écrire ; c’est un soulagement pour elle : les frottements sur le papier ont remplacé les griffures sur la peau. La voici devenue presque « normale », capable en tout cas de mener une vie sociale et professionnelle. Pour combien de temps, si l’énigme n’est pas résolue ? Car n’est-ce pas en elle-même que gît le mal ? Irène (paradoxe de ce prénom qui signifie « la paix ») rechute, devient folle et blesse son amant. Elle est admise en hôpital psychiatrique.

L’écriture de Lorette Nobécourt – et ce n’est pas un jeu de mots – est celle d’une écorchée. Il n’y a pas la moindre graisse, juste des nerfs et du sang. Le livre semble être produit tout entier par la souffrance insupportable de devoir assumer un corps en quelque sorte monstrueux parce qu’en perpétuelle destruction. Souvent, l’écriture exaltée, enragée, fait penser à l’œuvre en prose de Rimbaud. Ce n’est pas un mince hommage pour ce livre bref et acéré, qui confronte le corps à l’écriture, sans conclure autrement que par la violence faite au lecteur, écho de la violence subie par le corps de la narratrice.

dimanche 14 juin 2009

La Vie en sourdine, de David Lodge

Même si la surdité est plutôt comique tandis que la cécité est toujours tragique, la perte de l’ouïe est une expérience difficile, surtout parce qu’elle modifie nos rapports avec les autres. Desmond, le narrateur de ce roman de Lodge – qui demeure dans le genre, où il excelle, du « roman de campus », tout en élargissant le propos par l’introduction de notations autobiographiques – se trouve confronté à cette perte sensorielle, qui n’a pas été étrangère à son désir de quitter l’université avant l’âge légal de la retraite. C’est un homme à la croisée des chemins : vieillissant, puisque dépendant désormais des prothèses auditives, mais encore plein de ressources, celles notamment que lui a conférées sa longue expérience d’enseignement de la linguistique. En outre, son père, très âgé, devient de plus en plus dépendant et même légèrement dément, tandis que sa femme demeure active, dynamique, à la fois aimante et pas toujours parfaitement compréhensive à l’égard de l’infirmité nouvelle de son mari.

De cette situation, et de l’irruption inopinée dans la vie de Desmond, d’une jeune femme, Alex, thésarde américaine séduisante mais passablement excentrique, Lodge a réussi à tirer un roman passionnant, où alternent les « petits faits vrais » (les tracasseries et cocasseries que peut produire une prothèse auditive, selon qu’on la porte, qu’on l’oublie ou qu’elle cesse de fonctionner), les scènes vraiment romanesques (le morceau d’anthologie que représente le repas de Noël en famille et la réception qui s’ensuit pour le « boxing day ») et une véritable méditation sur la vieillesse, le handicap et la mort, relayée par la référence à de célèbres créateurs (Beethoven, Goya) atteints eux aussi de surdité. David Lodge est drôle comme il sait l’être, maniant un humour qu’on ose à peine qualifier de « britannique » tant il semble franchir sans encombre le Channel, et, dans le même temps, grave et profond comme il ne l’a peut-être pas été jusqu’ici. Et c’est deux registres, loin de s’annuler ou de se contredire, se valorisent l’un l’autre pour former un roman des plus attachants, le meilleur pour ma part que j’aie lu de cet auteur.