samedi 2 juin 2018

Croire aux forces de l'esprit

   C'était le 31 décembre 1994. Le Mur de Berlin était tombé mais pas encore les Tours jumelles. On avait déjà accoutumé d'appeler "Tonton" le Président de la République, avec l'affection un peu dédaigneuse que l'on voue à quelqu'un qu'on connaît bien, dont on a bien repéré les défauts et dont on sait aussi qu'il appartient à une époque révolue. De fait, ce soir-là, François Mitterrand présente ses voeux de nouvelle année aux Français. Ce sont les derniers. Il ne se représentera pas, il est malade, il le sait et sait aussi qu'il a déjà eu de la chance de pouvoir tenir jusque-là. Une phrase, surprenante dans sa bouche, se glisse dans son discours : "Je crois aux forces de l'esprit". Qu'est-ce à dire ? Qu'une fois mort, son fantôme viendra errer parmi les ors de la République ? Qu'il se réincarnera en un autre dirigeant politique ? Que la manière dont il a exercé sa fonction marquera pour longtemps la vie publique française ? Que sa conversion, lui que l'on pensait sinon athée du moins agnostique, est en cours, qu'elle a peut-être déjà eu lieu ?

  Marie de Hennezel est devant son poste et la phrase ne l'étonne pas. Elle connaît Mitterrand, elle a été sa confidente pendant plusieurs années. Ils ont peu parlé de leurs vies personnelles, mais beaucoup de la spiritualité et de la mort, deux thèmes fortement liés. Mitterrand n'était pas "religieux" au sens d'une pratique collective qui exclut, la plupart du temps, la relation directe avec la divinité ; on ne s'adresse en effet à celle-ci que par l'intercession d'un clergé. Mais il croyait à une énergie non mesurable et non physique, qui peut tout particulièrement loger en certains lieux : la Roche de Solutré, Vézelay ou Bibracte. Ou en nous-mêmes. En cela il était spirituel.

  Marie de Hennezel, psychothérapeute jungienne, se voit confier par le Président l'ouverture du premier centre de soins palliatifs à Paris. Il s'agit de rompre un tabou. La médecine est là pour guérir, certes, mais lorsque tout est perdu elle doit aussi soulager les souffrances du patient et de ses proches, permettre une mort dans la dignité. Celle-ci est parfois incompatible avec l'acharnement à maintenir en vie. La médecine a mis longtemps à le comprendre et à l'accepter. Aujourd'hui encore, les débats sur la fin de vie font rage.

    Ce livre est donc à la fois le récit des rencontres de l'auteur avec Fraçois Mitterrand autour de la spiritualité (tel que l'on connaît Mitterrand, il devait bien être un peu amoureux de l'auteur, mais apparemment il ne s'est rien passé entre eux, d'autant qu'au cours d'un voyage officiel elle est tombée amoureuse de son interprète) et celle du changement de notre regard sur la fin de vie des grands malades. Marie de Hennezel passe d'un registre à l'autre avec grâce et naturel. Elle ne nous dit pas tout, on le sent bien, mais elle nous propose de belles réflexions sur notre rapport à la mort et sur l'existence de ces "forces de l'esprit" qui donnent leur titre au livre.