mardi 19 décembre 2017

Mécaniques du chaos

   Souvent - je me suis même laissé dire que c'était un "conseil" des éditeurs - les titres de livres n'ont pas grand-chose à voir avec leur contenu. Dans une conception contemporaine, ou, si l'on veut, postmoderne de la chose, le titre d'un roman ne devrait surtout pas être "descriptif". "Mécaniques du chaos" échappe résolument à cette conception. Le livre traite très exactement de ce qu'il annonce.

   Et c'est bien de l' "effet papillon" qu'il s'agit, tel qu'il fut en son temps énoncé par Karl Lorenz sous une forme qui disait à peu près ceci : le battement des ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? Si la proposition prise telle quelle n'est pas aisément vérifiable en tant que loi de la nature, les sociétés contemporaines sont toutes aujourd'hui passées par la case de la mondialisation qui les a rendues interdépendantes les unes des autres. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.

   Le pire, évidemment, c'est le sous-développement, les conflits et le terrorisme. Qu'ils soient archéologue en Libye, diplomate à Malte ou policier en France, les personnages de Daniel Rondeau se croisent dans le vaste monde. Ils ont tous un lien les uns avec les autres : le trafic d'antiquités alimente le terrorisme, la haute finance internationale alimente des circuits d'argent caché qui assurent la survie d'Etats peu recommandables dans lesquels des individus qui ne le sont pas davantage vont pouvoir rivaliser d'imagination pour se livrer aux trafics les plus divers. Parce que "tout est lié", tous sont liés, mais quel jeu jouent-ils exactement ? Car tout est ambigu : quel jeu joue-t-elle exactement, cette Jeannette, belle journaliste entre deux âges qui fut la maîtresse de Khadafi - et qui retourne en Libye, forte de son expérience, pour faire son métier ? Et ce flic français, Bruno, séduisant et séducteur, qui ne se remet pas d'avoir quitté son épouse et prend sa revanche en s'étourdissant de travail, sous les ordres d'un "superflic" tour à tour soutenu et "lâché" par les politiciens, au fil des vicissitudes du pouvoir et des événements ? Evénements où l'on pressent d'emblée la tragédie : le fils d'une famille musulmane bien intégrée, après de brillantes études, devient directeur financier. Il disparaît un jour de son travail, fait croire qu'il est parti en vacances... et occasionne un massacre en se faisant exploser. Scénario horrible mais plausible, de même que le personnage de "Patron M'Bilal", caïd des cités qui règne sur le trafic de drogue et de femmes, alimentant au passage la filière terroriste, est un personnage qui pourrait bien n'être pas très éloigné de la réalité.  Il faut mentionner aussi Levent, Turc cultivé et distingué, qui se révélera jouer un redoutable et tragique double jeu. Seul Grimaud, l'archéologue plutôt désabusé, amateur de toutes jeunes filles, échappe quelque peu à la compréhension du lecteur : s'il joue un rôle majeur tout au long du livre et n'est pas radicalement incohérent, tout se passe cependant comme si Daniel Rondeau s'était refusé à nous en donner la clé. Mais la mélancolie qu'il porte en lui et qui est son signe distinctif n'est-elle pas le reflet d'une époque incapable d'entrevoir avec quelque lucidité ce que sera son destin ?

samedi 2 décembre 2017

Classé sans suite

  Mieux titré en italien ("Non luogo a procedere", "il n'y a pas lieu de procéder"), le livre de Claudio Magris nous précipite dans une interrogation fondamentale : pourquoi la guerre ? Bien sûr, la guerre est un sujet éminemment littéraire, depuis toujours. On pense à Homère, bien sûr, le premier de tous, avec ses batailles héroïsées que le qualificatif "homérique" créé à ce propos évoque avec éclat. Ou à Stendhal et à son romantisme post-napoléonien emboîtant le pas à Walter Scott ; à Tolstoï, bien sûr, et à son Napoléon vu depuis l'autre côté de l'Oural. Personnellement, c'est à Claude Simon et à sa "Route des Flandres" que je n'ai cessé de songer tout au long de ce roman.

   Magris s'aventure en effet du côté du Nouveau Roman sans vraiment le dire, sans théoriser en tout cas. Le désordre apparent du récit, dont les têtes de chapitre se rapportent le plus souvent à des objets militaires, fait pleinement écho au chaos qu'engendrent les guerres.

   Les guerres en général et une guerre en particulier : la Seconde Guerre mondiale à Trieste. On sait que cette ville, aujourd'hui italienne, a connu un sort assez étrange, puisqu'elle fut d'abord la capitale d'un "territoire libre" divisé en deux zones, sous influences respectives des Anglo-Américains et de la Yougoslavie, avant que la division ne soit consommée et que la première des zones ne revienne à l'Italie. Mais Trieste est avant tout une ville de confins : le nom même d'Italo Svevo, écrivain triestin, qui signifie "Italien Souabe", résume ce double rattachement. Après l'effondrement du fascisme, en 43, la ville fut donc occupée par les Allemands, puis "libérée" en 45 par les communistes de Tito (qui en profitèrent pour massacrer pas mal de monde parmi les diverses factions en présence) puis, aussitôt après, par les troupes néo-zélandaises.

    Comme ailleurs, la période d'occupation nazie a vu la terreur gestapiste régner sur la ville, tandis que les collaborateurs et les délateurs s'en donnaient à coeur joie. Par sa position géographique, Trieste était aussi un lieu tout indiqué pour le "tri" par le régime nazi des indésirables (Juifs, communistes, partisans...) à envoyer en captivité ou à la mort. Une ancienne rizerie (usine où l'on pelait le riz), fermée depuis longtemps, a donc été reconvertie par les Nazis en un camp de concentration où, très vite, furent installées des chambres à gaz. Trieste eut ainsi le triste privilège de posséder le seul camp d'extermination situé hors du territoire du Reich. Si cette réalité n'a jamais été ignorée, elle a longtemps été minimisée. Tout comme feignent d'avoir des trous de mémoire, quand ils ne se réinventent pas purement et simplement une histoire, les bourreaux à la solde des Nazis ou les notables locaux qui, en toute bonne conscience, fréquentaient les soirées mondaines des dignitaires hitlériens.

   Pour éviter l'oubli, pour faire en sorte que les "leçons de l'Histoire" ne soient pas une expression vide de sens, le protagoniste jamais nommé (et inspiré d'une personne réelle) du roman de Claudio Magris a entrepris avec un soin maniaque d'acquérir une incroyable quantité d'armes et de matériel de guerre. Son but : créer un musée de la guerre, qui soit le plus ardent des plaidoyers pour la paix. Mais que faire lorsque des témoignages précieux disparaissent ? Que faire contre ces "vides" qui empêchent de savoir ? Magris pose cette question angoissante. Et y répond de la plus belle manière : il invente. La force de son verbe tourbillonnant supplée à tout, il chamboule les époques, entrecroise des personnages au seul titre des analogies entre leurs destins, son souffle emporte tout, invalide toutes les questions que nous pourrions vouloir poser. C'est la marque d'un grand écrivain : la mémoire qu'il retisse à sa manière se dresse puissamment dans la dénonciation de l'horreur et de l'absurdité des guerres, de toutes les guerres. Pour le passé et pour l'avenir.
  
    

mercredi 29 novembre 2017

Me voici

   On le sait ou il est en tout cas facile de l'apprendre : Jonathan Safran Foer a été marié avec la romancière Nicole Krauss. Ils ont divorcé et il semble que cette expérience douloureuse, loin d'avoir précipité l'auteur dans l'écriture d'un livre qui aurait été pour lui une catharsis, l'a au contraire retenu des mois durant de se jeter sur son clavier pour nous narrer son histoire intime. Il a fallu que le récit mûrisse en lui assez longtemps, que la tentation d'un récit brut, voire brutal, du délitement et de la cessation de sa vie conjugale laisse place à un recul autorisant la transposition. Nous avons donc deux personnages, Jacob et Julia, mariés avec trois enfants. Lui est écrivain et scénariste, elle architecte conceptrice de projets. Un couple avec ses faiblesses, ses failles où il avait toujours trébuché sans tomber. Jusqu'au moment où l'un des enfants est accusé de mauvaise conduite en classe. Et là, les parents se trouvent en désaccord : doivent-ils croire leur enfant ou ceux qui l'accusent ? En vertu de la loi des séries, c'est presque au même moment que Julia découvre un second téléphone portable de son mari contenant des SMS explicitement sexuels adressés à une autre femme. Tout cela précipite une crise assez classique où complicité, confiance et désir sexuel se trouvent balayés.
   
   Nous sommes dans une famille d'intellectuels juifs américains, un milieu que Jonathan Safran Foer connaît parfaitement puisqu'il en fait partie. On ne croit pas beaucoup en Dieu dans ces générations de quadragénaires, mais on respecte certaines traditions du judaïsme, des rituels comme ceux des fêtes ou des cérémonies familiales. Et, par-dessus tout, on aime parler. Le Verbe est essentiel, il s'aventure souvent du côté du paradoxe, du second degré, du décalé. Le romancier est de la partie et on ne sait pas trop quelle est la part de sa parole propre, de celle de ses personnages ou de celle de ses souvenirs. Tout se mêle et cette relative confusion est à l'image des turbulences que traverse le couple formé par Jacob et Julia. La religion juive n'a pas été qualifiée pour rien de religion du commentaire. Des commentaires, ici, il y en a partout. On pourrait même avancer que l'on a affaire à un récit commenté, voire à un commentaire de récit, et, pourquoi pas, à un commentaire de commentaire. Quelques belles pépites émergent de ce flux : oui, assurément, Jonathan Safran Foer est un écrivain doué. Mais par moments aussi on se retrouve un peu perdu. D'autant que le cataclysme conjugal est contemporain de la "destruction d'Israël", événement tragique que l'auteur nous détaille assez peu, mais qui entraîne un départ massif des Juifs américains désireux de sauver de leur "seconde patrie" ce qui peut encore l'être. Jusqu'où va le parallélisme entre les deux crises ? Celle du couple, en tout cas, finit par un apaisement : Julia se remarie, Jacob est seul, ils se partagent - comme on doit le faire aujourd'hui dans un contexte "politiquement correct" - la garde des enfants. Leurs parents plus âgés meurent, la confiance entre eux renaît et ouvre la voie à l'amitié. En revanche, on n'en saura pas davantage du destin d'Israël : un autre roman, plus "politique", peut-être ?

samedi 18 novembre 2017

Le Bal mécanique



    Au cours du XXème siècle, notre vision du monde a changé. La physique théorique nous a appris que le temps n’était pas une constante, qu’énergie et matière n’étaient pas séparées, que l’infiniment petit n’obéissait pas à une relation de cause à effet mais à une logique probabiliste et que toute construction mathématique d’un système mathématique aboutissait fatalement à une contradiction. Ce fut le thème de son premier roman, « la Déesse des petites victoires ».

    Parallèlement, l’Art remettait lui aussi en question ses fondamentaux : depuis les impressionnistes, il n’avait plus vraiment pour fonction de « représenter », mais plutôt d’exprimer l’effet produit par une certaine réalité sur le pouvoir créateur de l’artiste. Poussant cette logique à l’extrême, il pouvait décider d’inventer un nouveau monde en anéantissant tous les préjugés du « monde ancien » dont les artistes ne pouvaient plus se contenter. Tel fut le propos du Bauhaus : rien de moins qu’inventer un nouveau monde, celui de la modernité dans toutes les formes artistiques. Le Bauhaus se voulait un Même si pour beaucoup, aujourd’hui, le Bauhaus est plutôt vu au travers de son fondateur, Walter Gropius, comme un mouvement architectural dont le fonctionnalisme de Le Corbusier aurait été l’héritier.

   Yannick Grannec entreprend de nous plonger dans l’histoire imaginaire d’une famille dont le destin a été lié à ce mouvement. Famille dysfonctionnelle, comme il se doit, marquée par un enfant caché, dont la mère passait pour la soeur (on retrouve le schéma de la famille d’Aragon… et sans doute de bien d’autres), mais aussi et surtout par la tourmente du nazisme qui entendait bien venir à bout de l’Art moderne, considéré comme « dégénéré ». Multiples sont les rebondissements, multiples les péripéties s’étalant sur plusieurs générations. La famille connaît et fréquente, bien sûr, des artistes célèbres, tout particulièrement Paul Klee avec lequel Théo entretiendra une longue correspondance. A l’horreur nazie répond l’horreur soviétique : Magda, architecte, a émigré à Moscou pour y travailler à la création de cités « prolétariennes » et heureuses, avant de s’apercevoir que le communisme n’est qu’un régime sanglant et une énorme escroquerie.

   Le livre se déploie ainsi depuis les dernières années du XIXème siècle, jusqu’à aujourd’hui, alors que Josh, par une sorte d’atavisme architectural, anime aux Etats-Unis une émission de télé-réalité dans laquelle les candidats sont volontaires pour que leur maison entière soit vidée de ses meubles et entièrement réagencée, tout en subissant des séances de psychothérapie, le tout, bien sûr, sous l’oeil des caméras qui cherchent à « faire de l’audience ».

   « Le Bal mécanique » est un roman ambitieux, par le nombre de personnages aussi bien que par sa virtuosité : sans cesse on passe d’un point de vue à un autre, on saute des années et des frontières. Au point qu’on se demande parfois où est le fil rouge. La critique au vitriol de la télé-réalité abêtissante est particulièrement réussie et parfaitement documentée, mais n’occupe que le début du roman, qui ensuite bifurque pour nous projeter dans une époque révolue que l’auteur, assez étrangement, ne parvient pas à faire résonner avec nos propres préoccupations. Malgré tout, en refermant ce livre épais, on reste sur sa faim.

vendredi 17 novembre 2017

Du nouveau dans l'invisible

   Depuis que théorie de la relativité et mécanique quantique s’affrontent en deux visions du monde incompatibles (mais dont certains ont toutefois tenté une synthèse), la science n’est plus tout à fait la science. Elle a abandonné l’idée d’une compréhension « définitive » du fonctionnement de l’univers. Elle sait désormais qu’elle est vouée à développer des théories de plus en plus élaborées, mais que la vérité toujours lui échappera. Vérité ou réalité ? Il semble bien que l’un et l’autre de ces concepts soient aujourd’hui à manier avec la plus extrême précaution. On sait depuis Heisenberg qu’il est impossible de définir à la fois la position d’une particule et sa vitesse. Parlera-t-on encore de la « réalité » de cette particule ? Et la vérité, si elle est, comme a pu l’affirmer avec un certain goût du paradoxe, mais non sansle philosophe José Bergamin, « le contraire de la raison » ?

  Car, au-delà des quatre dimensions de l’univers selon Einstein, il semble qu’il existe d’autres dimensions encore, invisibles pour nous, susceptibles seulement d’être furtivement entrevues. Raison pour laquelle les fameuses ondes gravitationnelles ont été si difficiles à détecter, alors qu’elles sont « partout » (si toutefois ce mot peut encore avoir un sens). D’autres dimensions et d’autres univers, dont nous n’avons pas idée. D’autres planètes, bien sûr, très probablement habitées par une vie qui n’a - c’est là encore une probabilité - rien à voir avec la nôtre. Une intelligence, des intelligences ? Sans doute. Plus ou moins grandes que les nôtres ? Il est possible que la question soit par elle-même dépourvue de sens : comment hiérarchiser, si ce n’est au titre d’un anthropomorphisme devenant tout à coup risible et dérisoire ?

   Etrangement, plus la science se trouve remise en question dans sa possibilité même d’aller « jusqu’au bout », plus ses progrès sont sensibles et viennent modifier notre vie quotidienne. Les ordinateurs, bien sûr, ont déjà changé notre quotidien et celui de notre travail. Mais il n’est pas impossible que, demain, une « humanité augmentée » nous succède. La révolution transhumaniste est en marche, déjà. Et qui dit ordinateur dit désormais intelligence artificielle. Celle-ci accomplira-t-elle sous peu la presque totalité des tâches qui, aujourd’hui, incombent à des humains ? Et qui la contrôlera ? Qui s’assurera que les robots futurs ne feront pas que travailler à notre place mais voudront aussi prendre le pouvoir sur la planète ? Un pouvoir exercé pour quoi et au nom de qui ? Que nous restera-t-il, à nous, humains, en l’occurrence ? Sera-t-il possible, par la loi, de cantonner ces machines à leur « juste » place ? Il faudrait pour cela des lois strictes, qui ne pourraient être qu’universelle. Or, il n’existe pas de gouvernement universel des hommes. Face aux robots, à ce qu’ils permettront mais aussi à leur menace, il y a peut-être urgence à promouvoir ce « grand régulateur » agissant pour tous et au nom de tous. Et cependant, nous n’en prenons pas le chemin.

   Telles sont quelques-unes des questions abordées par Jean-Claude Carrière, Jean Audouze et Michel Cassé dans leur livre. Les deux derniers sont astrophysiciens ; on connaît le premier comme écrivain et scénariste, il joue un peu, dans l’échange « parlé » qui forme ce livre, le rôle du candide - pas si naïf que ça, pourtant, connaissant plutôt bien son affaire et surtout posant les bonnes questions. Auxquelles le livre, bien sûr, n’apporte pas de réponse tranchée. De dialogue en dialogue, nous allons de vertige en vertige. C’est une hygiène pour l’esprit, une manière de nous obliger à penser différemment, avec beaucoup plus d’étendue et beaucoup moins de certitudes fondées sur l’apparence. Même si l’on eût aimé, en définitive, que ce livre aborde moins de sujets et aille davantage en profondeur. Au risque d’être plus « technique », moins « grand public ». Et sans doute bien plus percutant encore.

dimanche 12 novembre 2017

Khomeiny, Sade et moi

   Où en est-on avec le féminisme ? De nos jours, on a parfois l'impression que le concept est dépassé. On a, d'un côté, la question du genre qui donne lieu à des débats souvent abscons et sans fin. De l'autre, l' "intersectionnalité" des luttes semble occuper toute la place. Mais ce sont là des considérations très "occidentales", en vigueur dans des sociétés où, si le féminisme n'a pas encore accompli l'ensemble de son projet (bien sûr, il reste beaucoup à faire, à tous les niveaux), on ne peut pas dire non plus qu'il en soit encore au degré zéro de ses réalisations.

   C'est tout autre chose en Iran, et Abnousse Shalmani en sait quelque chose. Elle, issue d'une famille d'intellectuels athées, qui a fui avec sa famille le régime des mollahs. Elle, rebelle de naissance, qui refusait dès l'école primaire les règles de comportement qu'on voulait inculquer aux petites filles et qui n'étaient que le préalable à l'obligation du port du voile. Elle résistait à sa manière : en se déshabillant et en montrant son cul. C'était sa liberté.

   A Paris, dans le pays des droits de l'Homme, ç'aurait dû être tout autre chose. Abnousse Shalmani a connu une période bénie où la France se glorifiait de sa diversité : c'était le cas, emblématique, en 1998, lorsque la France a gagné la Coupe du Monde de football. Mais, très vite, à cause en particulier du 11-septembre, le repli sur soi est venu. Aujourd'hui, l'équipe de France a du mal à vivre son caractère multiethnique ; elle reflète en cela l'évolution d'une société où la tolérance est de moins en moins de mise.

   Réfugiée politique, puis citoyenne française, Abnousse Shalmani fut une étudiante plutôt fauchée mais décidée, et ne cessa jamais en tout cas d'être une femme libre. Contre la gauche bien-pensante, qui considère que l'islam est la religion des pauvres, des opprimés, et que pour cette raison elle a droit à une indulgence inusitée dans les autres cas. Qui estime que le colonialisme explique tout, même si en l'espèce l'Iran, s'il a parfois été vaincu, n'a jamais été occupé. Elle rejette donc de toutes ses forces l'accusation d' "islamophobie", si prompte à fuser lorsqu'on veut mettre en cause les comportements régressifs de certains musulmans qui oublient qu'ils sont français et doivent à ce titre respecter les valeurs de la République. Comme elle rejette aussi, bien sûr, le racisme anti-immigrés de ceux qui fantasment une France "pure". Elle est intraitable et distribue les coups d'un côté aussi bien que de l'autre.

   Pour ce faire, elle s'appuie notamment sur un éloge appuyé de la littérature libertine. Celle qui fait exister le corps, y compris celui des femmes, pour exalter leur droit à exister tout court, à philosopher, à se construire en fonction de leurs propres choix. Une manière comme une autre, intelligente, de revenir aux Lumières, si facilement vouées aux gémonies par les gourous de tout poil qui veulent avant tout éradiquer cette conquête majeure qu'est la liberté de conscience.

   Lire les auteurs libertins n'est sans doute pas la seule manière pour une femme de revenir aux saines racines du féminisme. Mais il est important de rappeler - car, même si c'est évident, il semble que la période déboussolée que nous vivons le remette parfois en cause - que ce mouvement littéraire n'eut pas seulement à voir avec la célébration des corps, mais qu'il participa également d'un mouvement d'ouverture de la pensée. Je suis plus sceptique, en ce qui me concerne, sur sa célébration de Sade. Pas sûr même qu'on puisse ranger le "divin Marquis" dans la catégorie des "libertins", tant ses personnages vivent une situation de domination. Ils sont ou bien les dominants ou bien les dominés. On a interchangé les rôles sans bouleverser le jeu lui-même. D'ailleurs, l'auteur avoue que les scènes de torture chez Sade lui sont pénibles. Sade est souvent pénible et ennuyeux à la fois. Il témoigne, certes plutôt mieux que bien d'autres, de l'état de décomposition avancée des rapports de pouvoir dans lequel se trouvait l'Ancien Régime à l'époque où il écrit. Mais ce n'est pas à proprement parler un auteur érotique joyeux. Il peut bien irriter les bonnes consciences, il n'amorce pas pour autant un statut de la femme conforme aux aspirations des féministes. Il faut toujours le lire au troisième ou au quatrième degré, et jamais autrement qu'accompagné d'autres auteurs de son époque. Sur ce point Abnousse Shalmani se trompe. Il reste que sa mise en garde contre la régression antiféministe que nous vivons actuellement en raison de la place que prend dans l'espace public le discours d'un islam rigoriste est à écouter et à prendre en compte avec la plus grande attention.

vendredi 3 novembre 2017

L'ordre du jour

   L'ordre du jour, ce n'est pas ce qui rend une réunion unique, c'est au contraire ce qui revient, c'est l'ordre, l'ordre des faits, l'ordre des choses, beaucoup plus que le jour. Du moins en est-il ainsi dans le roman d'Eric Vuillard, qui va encore une fois (décidément, à cette rentrée littéraire...) y voir du côté du nazisme. Le point de départ est simple : en 1933, Hitler est déjà Chancelier du Reich, déjà entouré de son chien de garde Goering, mais il n'a pas encore gagné les élections. Des élections qu'il entend bien emporter haut la main... pour qu'ensuite, et pendant cent ans au moins, dira Goering, il n'y ait plus d'élections en Allemagne.
   
    Et comment remporte-t-on à coup sûr des élections, je vous le demande bien ? A force d'argent, bien sûr. L'argent, il faut donc aller le chercher où il se trouve : chez les grands industriels. Les voici donc, les patrons de Krupp, d'IG Farben, d'Agfa, de Mercédès, eux tous qui dirigent des personnes morales et en feront des personnes particulièrement immorales. Pas seulement, bien sûr, parce que leur argent va "influencer" les élections. Mais aussi et surtout parce que, de la sorte, ils permettent à un régime reposant sur la violence aveugle et sur le crime de s'établir et de se maintenir. Et qu'ils ne peuvent pas ne pas le savoir. La lâcheté s'entremêle ici au goût du profit et à l'absence de scrupules, d'autant qu'ils n'hésiteront pas, par la suite, à employer pour leur compte et au moindre coût la main-d'oeuvre déshumanisée des camps de concentration.

    D'autres couardises, il y en eut : celle des accords de Munich, celle du Chancelier autrichien Kurt Schuschnigg qui rendit visite à Hitler à Berchtesgaden et céda sans coup férir à toutes ses exigences, préparant ainsi l'Anschluss et l'invasion de son Pays par les Nazis.

    Tous ces épisodes peu glorieux, Eric Vuillard les revisite avec la précision de l'historien et le talent d'invention du romancier. L'ironie et la distance qu'il manie à merveille quand il le veut lui servent à souligner davantage encore son propos. De tous les romans encore en lice pour le Goncourt, c'est probablement le plus littéraire. Le lecteur de romans publiés chez Minuit s'y trouve rarement dépaysé, d'autant que le livre est bref, ce que l'on peut regretter. La leçon ne fait en tout cas pas de doute : tout ce que l'écrivain nous raconte pourrait bien un jour se reproduire. La littérature peut-elle nous aider à rester vigilants, à éviter les dangers de l'Histoire ? Disons en tout cas que, sans elle, c'est forcément pire. Et que nous lui sommes attachés, entre autres, pour cela.

   Il reste aujourd'hui quatre romans sur la short list du Goncourt, qui sera décerné mardi. Je regrette beaucoup que Niels n'y figure plus. J'avais beaucoup aimé ce roman de l'ambiguïté, mais aussi de l'amitié envers et contre tout, de l'inadmissible et de l'incompréhensible. Bakhita est toujours sur la liste, ce que je regrette car, personnellement, j'ai trouvé ce roman - évidemment non dénué de qualités - plutôt ennuyeux. Oserai-je un souhait sinon un pronostic ? Ce serait l'Art de perdre, d'Alice Zeniter, où il y a une vraie ambition romanesque sur un sujet - les harkis - jusqu'ici bien peu abordé par la littérature et qui méritait tant de l'être.

jeudi 2 novembre 2017

Niels

   Ecrire sur l'Occupation, c'est s'exposer au déjà-lu ou au déjà-vu, tant les retours sur cette époque tour à tour tragique et glauque ont été nombreux ces dernières années, au cinéma, à la télévision et en littérature. Alexis Ragougneau prend le risque et nous entraîne dans un récit en miroir inversé. Deux amis très proches : l'un est auteur, Jean-François Canonnier, l'autre metteur en scène franco-danois, Niels Rasmundsen. Ils ont travaillé ensemble, monté des pièces ; Niels croyait au talent de son ami, ils avaient eu en commun des projets, un théâtre, ils comptaient bien continuer. Mais leurs sorts vont se séparer au moment où la guerre commence : le théâtre a connu des difficultés, Niels est parti au Danemark (pays qui voulut garder les apparences d'une certaine neutralité, mais fut très vite "nazifié"), où il est devenu résistant, spécialiste des sabotages à haut risque et futur père, Jean-François est resté à Paris, a écrit trois pièces nationalistes sur le thème de Jeanne d'Arc, de plus en plus violentes.

   Un jour, la guerre s'achève. Contrairement à certains de ses camarades, Niels a survécu ; mais pour cela, il a tué. Ce n'est plus tout à fait le même homme. Si ce n'est que le souvenir de son amitié pour Jean-François perdure ; et lorsqu'il apprend que son ami risque fort d'avoir de sérieux ennuis dans un Paris libéré en cours d'épuration, il se débrouille pour rejoindre Paris au plus vite.

    Dans une France dont les institutions républicaines n'ont pas encore été remises en route, tout est trouble, tout est flou. Des Résistants de la dernière heure se font passer pour de quasi héros. Jouvet rentre d'une tournée de plusieurs années en Amérique du sud et se glorifie d'y avoir défendu la culture française, silencieux sur la souffrance de ceux qui sont restés en France et ne pensaient qu'à leur survie. On suspend les activités de certains artistes compromis avec l'ennemi, on tond les femmes coupables de "collaboration horizontale", on soumet à procès les collaborationnistes ou supposés tels qui risquent la peine de mort pour cela. Pourquoi et comment Jean-François a-t-il collaboré ? C'est ce que Niels essaie de savoir par sa rencontre avec Balard, le régisseur du théâtre, l'avocat de Jean-François, Me Bianchi, une grande mondaine organisatrice de soirées littéraires où intellectuels de l'un et l'autre bord se rassemblent tout en se chamaillant, une actrice ayant joué les trois Jeanne dans les trois pièces de Jean-François, et un personnage équivoque comme ces époques savent plus que toutes les autres en produire, Santimaria. Niels ne reverra Jean-François Canonnier qu'à la toute fin de son séjour à Paris, non sans avoir accepté au préalable de rédiger une défense de son ami qui sera lue devant la Cour d'assises et lui vaudra d'échapper à la guillotine.

   La question lancinante est celle-ci : Jean-François Canonnier s'est-il simplement laissé entraîner, à la faveur de son amour pour le théâtre et pour l'écriture ? Ou bien était-il un parfait salaud ? Ou bien l'est-il devenu ? Il n'y a pas de réponse simple. On le sait d'avance, mais c'est le grand mérite de l'auteur d'avoir bâti un récit où les différentes hypothèses sont tour à tour rendues plausibles, avant que la vérité ne se révèle au grand jour.  Une vérité de la haine insensée et aveugle, par laquelle ce roman haletant qui ne lâche pas son lecteur d'une page, apparaît profondément actuel.

mercredi 1 novembre 2017

Bakhita

   Encore un livre qui raconte de manière romancée une histoire vraie. Une exofiction, pourrait-on dire dans le vocabulaire d'aujourd'hui. Nous sommes au Soudan, dans la seconde moitié du XIXème siècle, le pays est pauvre et confronté à des guerres tribales dont l'Egypte et la Grande-Bretagne, bien sûr, se mêlent pour faire valoir leurs propres intérêts ou ce qu'elles croient tels. L'armement est encore rudimentaire, mais il est une arme ancestrale qui a valeur aussi de monnaie d'échange et de facteur de puissance : les esclaves. On organise des razzias dans les villages, on enlève petites filles et petits garçons, puis on les vend pour servir de main-d'oeuvre, d'escalves sexuels ou simplement de jouets au bénéfice de ceux qui se sont, en un temps et un lieu donnés, arrogé le pouvoir, et qui le perdront peut-être très vite.

   Bakhita est ainsi capturée dans un village où elle vit dans sa famille misérable mais aimante une vie heureuse car faite de choses simples et ancestrales. Elle n'a pas d'éducation, bien sûr, ne sait ni lire ni écrire, mais elle est très habile, a beaucoup d'instinct et une beauté qui sera, comme cela arrive, à la fois un handicap et une planche de salut. Car Bakhita, vendue et revendue, maltraitée, blessée, mourante, finira par ne plus se souvenir de son nom. Elle ira de lieu en lieu, de pays en pays, sera achetée par le Consul d'Italie, conduite dans ce pays, instruite dans la religion chrétienne, au point de devenir religieuse. Elle finira canonisée par le Pape Jean-Paul II en 2000.

  Véronique Olmi nous conte dans le détail, sans jamais se départir de son empathie ni de son réalisme (sauf toutefois pour les scènes sexuelles, traitées de manière allusive) les différentes étapes de ce parcours hors norme. Lorsqu'elle évoque la traite au Soudan à la fin du XIXème siècle, on ne peut s'empêcher de penser que l'esclavage n'a pas complètement disparu dans cette zone. Un phénomène en quelque sorte culturel, favorisé par la misère, un territoire quasi désertique et des Etats en permanence au bord du collapsus. De ce point de vue, ce roman a donc son actualité. Pour le reste, il nous conte la destinée d'un personnage exceptionnel, qui se bâtit une destinée pour échapper au malheur absolu et à l'oubli, jusqu'à devenir un exemple de ce que nous appellerions aujourd'hui la résilience. Bakhita n'était pas pour autant taillée d'une seule pièce : à chaque étape se révèlent ses doutes, voire ses contradictions, qui ne sont pas dues seulement à un instinct de survie qu'elle a dû tenir sans cesse aiguisé. Pour autant, je dois dire que le roman de Véronique Olmi, peut-être un peu trop appliqué et linéaire, ne m'a pas enthousiasmé. On y admire la persévérance de l'auteur, mais l'étincelle émotionnelle par laquelle un livre vous marque fait défaut. Peut-être parce que trouver la "bonne distance" à l'égard d'une histoire comme celle-là, qui mobilise nécessairement beaucoup de bons sentiments, est une tâche impossible.

lundi 30 octobre 2017

La Disparition de Josef Mengele

  Peut-on parler de roman historique ? Sous cette appellation, souvent considérée comme une sous-catégorie du "vrai" roman, on imagine trop souvent des personnages en costume, des aventures de cape et d'épée. Il existe pourtant un roman historique contemporain, la Disparition de Josef Mengele en est un, et de la meilleure veine.

   Même si le sujet n'est pas facile : Josef Mengele, le médecin nazi d'Auschwitz, l'homme des expérimentations humaines aussi massives que cruelles et inutiles, l'un des plus grands criminels de tous les temps (mais au-delà d'un certain niveau d'abjection, la notion même d'échelle a-t-elle encore un sens ?) réussit, après la chute d'Hitler, à fuir en Amérique du sud. Là-bas, les anciens nazis sont plutôt bien protégés, avec la complicité de régimes peu démocratiques (tel celui de Peron en Argentine) et de la CIA qui ferme souvent les yeux sur ces "hommes qui savent beaucoup de choses" et qu'elle peut espérer retourner à la faveur de leur anticommunisme ou simplement de leur instinct de survie.

   On sait toutefois que cette protection a des limites : le Mossad réussit à enlever Eichmann à Buenos Aires et à l'exfiltrer en Israël où il connut le procès que l'on sait. Mengele, donc, pendant des années, va se terrer. En Argentine, au Paraguay, puis au Brésil. Sa famille est restée dans sa ville de Günzburg et continue à le soutenir financièrement. Longtemps d'ailleurs, l'entreprise Mengele Agrartecnik continua à vendre des machines agricoles réputées dans plusieurs pays, dont ceux d'Amérique du Sud où Josef Mengele en fut d'ailleurs, sous une fausse identité, le représentant. Comme dans bien d'autres cas, la mémoire douloureuse du nazisme se traduisit par des oublis calculés, voire cyniques, entrecoupés d'avancées au pas de charge vers des révélations dérangeantes. Autoritaire mais capable aussi de ruse et puissamment doué pour la dissimulation, Mengele, entre déménagements et fausses identités acquises à coups de dollars, réussit longtemps à échapper à ses poursuivants. Qui faillirent pourtant le rattraper plusieurs fois. Mais l'Allemagne était loin d'être complètement dénazifiée, et certains policiers de Günzburg étaient restés "amis" de la famille, ne manquant pas de l'informer lorsque l'étau menaçait de se resserrer sur le criminel de guerre nazi.

  Cette histoire d'une fuite et d'une traque assortie d'étranges "éclipses", Olivier Guez l'a romancée pour nous, pas seulement pour le plaisir d'inventer, mais parce que, comme il le reconnaît lui-même, beaucoup d'éléments nous feront défaut à jamais. L'auteur se contente de recoudre ensemble les éléments d'un tissu chronologique déchiré. Il le fait avec une certaine modestie, laissant toujours les faits parler lorsqu'ils parlent (sa documentation est vaste), et son récit y puise une force considérable. Sans jamais moraliser, il amène le lecteur à s'interroger avec effroi sur la possibilité même que des êtres humains aient voulu ce "mal absolu" dont on a si souvent parlé à propos du nazisme. Interrogation qui se dédouble : en Amérique du sud, on voit Mengele et ses congénères reformer une "petite société nazie" où ils ressassent leurs convictions antisémites et racialistes. Et d'y repenser de la sorte, c'est un tourbillon d'angoisse qui nous saisit : est-il possible, vraiment, que ces gens pas forcément inintelligents ou incultes, y aient cru, à ces aberrations, qu'ils aient pu penser ne serait-ce qu'un seul instant que ce mal absolu qui qualifie pour nous la destruction des Juifs d'Europe ait été pour eux la forme suprême du bien, ce qui allait donner forme à un avenir souhaitable pour les sociétés humaines ?

dimanche 29 octobre 2017

Un certain Monsieur Piekielny

  Qui est-il donc, ce Monsieur Piekielny, au nom improbable et à peu près imprononçable ? A l'époque, Roman Kacew habitait avec sa mère à Wilno, devenu entre-temps Vilnius, capitale de la Lituanie désoviétisée. Roman Kacew ne s'appelait pas encore Romain Gary, il n'était pas encore un écrivain français célèbre "sans une goutte de sang français coulant en lui" (comme il le proclama lui-même), mais déjà sa mère pressentait pour lui une grande carrière littéraire et diplomatique. Elle lui aurait alors fait promettre, lorsqu'il rencontrerait de grands personnages, de leur mentionner l'existence de ce Monsieur Piekielny, dont évidemment ils ne pouvaient pas avoir entendu parler.

   Or, François-Henri Désérable s'est retrouvé un jour à Vilnius, devant la plaque rappelant que dans l'immeuble avait vécu Romain Gary. Du coup, la "mécanique Piekielny" se met en marche : l'auteur se met en tête de retrouver cet homme. Recherche dans les archives, interrogations de témoins (mais l'époque dont il s'agit est bien lointaine : avant la Seconde Guerre mondiale) ne semblent pas donner de résultats. On sait simplement de ce Piekielny qu'il ressemblait à "une souris grise". On peut deviner que, juif, il a certainement été déporté dans un camp de concentration, à moins que, de manière plus expéditive, il n'ait été exécuté d'une balle dans la nuque par les Sonderkommandos au-dessus d'une fosse à Ponar/Ponarai (40 000 morts au moins, certaines sources parlent de 100 000, peut-être en comptant les non-juifs : y a-t-il des degrés dans l'horreur ?).

  Finalement, Piekielny a-t-il vraiment existé ? Ou n'est-il que le représentant imaginaire d'une communauté victime d'une extermination de masse qui n'eut pas d'exemple, et dont on peut seulement espérer qu'elle n'aura jamais d'imitateur ? On sait en tout cas que Gary hésita rarement à inventer sa vérité. Contrairement à ce qu'il écrivit, il ne reçut jamais des lettres de sa mère alors que celle-ci était morte depuis trois ans, mais avait confié à l'avance un paquet de missives à une amie, afin que celle-ci les envoie l'une après l'autre à son fils qui faisait la guerre.

  Parti à la recherche de Piekielny, l'auteur rencontre l'Histoire, terrifiante, de ce XXème siècle qui connut la Shoah et Staline. Il rencontre aussi Gary, et Gogol, chez qui Gary pourrait bien avoir pris l'injonction de se souvenir d'un personnage peut-être imaginaire. Gary et ses blessures, son ambition, son panache, son inquiétude obsédée. Ses mystifications, la plus célèbre étant la "création" d'Emile Ajar, cet hétéronyme par lequel l'auteur de "la Promesse de l'aube" voulut, et réussit, à se dédouaner des attaques d'une certaine critique littéraire parisienne qui ne manquait pas, à chaque nouvel ouvrage, de lui reprocher son manque de style, son conformisme et sa tendance à la répétition.  Embarqué dans ce voyage, le lecteur y rencontre l'imaginaire lorsqu'il devient plus réel que le réel. Cela s'appelle la littérature et Un certain Monsieur Piekielny en constitue la célébration subtile et convaincante, à l'adresse de ceux qui lisent, de ceux qui ne lisent pas et de ceux qui ne lisent pas assez.

vendredi 27 octobre 2017

Tiens ferme ta couronne

   Des livres qui racontent la genèse d'un livre, et plus particulièrement du livre que l'on est en train de lire, on en a lu, à commencer par le plus emblématique et le plus génial de tous : la Recherche. Yannick Haenel, qui sait révérer ses maîtres comme il se doit (honneur à lui), le cite bien évidemment. Mais c'est d'un autre grand écrivain, d'abord, qu'il entend nous parler : Herman Melville, créateur de Moby Dick et auteur injustement méconnu de son vivant. A Melville vient s'associer un très grand cinéaste, maudit lui aussi à sa manière : Michael Cimino. Le réalisateur de Voyage au bout de l'enfer connut certes un succès planétaire de son vivant avec ce film, contrepoint nécessaire autant que génial, d' Apocalypse Now, tous deux dénonçant à leur manière l'atrocité mais surtout l'insanité d'une guerre perdue d'avance dans laquelle l'Amérique sacrifiait sa jeunesse et se changeait en repoussoir pour tous les pacifistes et les humanistes. Mais le tournage de La porte du paradis ruina son producteur, qui fit faillite (pour un coût de 40 millions de dollars, le film n'en rapporta que 4), et Cimino se retrouva sur une liste noire de cinéastes avec lesquels il valait mieux ne pas bâtir de projet. (On s'aperçut plus tard que le film était un chef-d'oeuvre massacré au montage, mais ceci est une autre histoire.)

Le narrateur de Tiens ferme... - plus ou moins proche du vrai Yannick Haenel, on ne le saura pas - a donc commis un scénario gigantesque, démesuré, sur la vie de Melville, plutôt malheureuse comme on sait. Et il se met en tête que seul Michael Cimino peut tourner ce film. Il va donc chercher à le rencontrer, alors qu'il vit ses dernières années (mais cela, ni lui-même ni le narrateur ne le savent). Ce narrateur, Jean Deichel (déjà rencontré dans de précédents opus du même Haenel) est un écrivain qui a connu le succès et aussi le doute et même la dèche. Il fait furieusement penser par moments à John Fante, et plus particulièrement à son roman Mon chien stupide (il y a d'ailleurs une allusion à ce roman dans le livre). Il a donc le chic pour se mettre dans des situations impossibles, comme d'oublier d'arroser les plantes ou de perdre le chien (perd-on un chien ? mais oui, ça lui arrive) de son voisin, une sorte de psychopathe qui détient un arsenal chez lui. Il rencontre aussi la belle Léna, conservatrice du Musée de la chasse à Paris, rencontre également très improbable sous le signe de Diane. J'avoue ne pas apprécier outre mesure ces romans (John Fante en est un exemple, Henry Miller aussi, et Bukovsky) ou l'écrivain-narrateur se retrouve à peu près constamment la tête sous l'eau à cause de ses propres turpitudes, de comportements qu'il adopte "à son corps défendant". J'y vois une forme d'auto-complaisance au fond assez perverse et en tout cas vite lassante. Casser l'empathie du lecteur est peut-être une manière comme une autre de maintenir l'attention de celui-ci, d'ouvrir un champ littéraire dont on peut facilement vanter l'originalité, mais cela ne me touche que peu. Il y a dans Tiens ferme... quelques belles envolées, surtout au début. On eût aimé cependant que la réflexion sur cinéma et littérature s'y déploie davantage et que les passages mythologico-symboliques sur Diane, la chasse et le parallèle avec la recherche de la beauté soient un peu moins attendus, un peu plus sensibles. Oui, Haenel a du talent, mais en l'occurrence il l'a mis au service d'une construction plutôt artificielle. On reste absolument sur sa faim. Le vrai roman du rapport entre cinéma et littérature et de la manière dont on peut renoncer à un scénario foireux sur Melville pour écrire un livre majeur reste à écrire. Par Yannick Haenel peut-être.

samedi 21 octobre 2017

Ils vont tuer Robert Kennedy

   Dans la famille Kennedy, demandez le numéro deux, le cadet, celui qui a toujours vécu à l'ombre de son grand frère, John Fitzgerald, dit Jack, un homme capable d'endosser simultanément et avec un extraordinaire succès des multitudes de rôles : politicien brillant, homme à femmes, mari, père, souffrant de la maladie d'Addington, et surtout Président des Etats-Unis.

   Mais à Dallas, le 22 novembre 1963, le Président des Etats-Unis a été assassiné. Par qui ? Par un tireur isolé, un demi-fou, Lee Harvey Oswald, qui lui-même est très vite tombé sous les balles d'un autre assassin, Jack Ruby. Il n'y a pas grand-chose à savoir de plus, si ce n'est que l'Amérique s'est trouvée en état de choc et qu'il en résulta des changements politiques majeurs.

   La "Commission Warren", instituée par le Président intérimaire pour, officiellement, faire toute la lumière sur les circonstances de l'assassinat, rend un rapport de près de mille pages qui pointe un certain nombre d'erreurs et de dysfonctionnements mais n'infirme en rien cette thèse du tueur isolé. Oswald n'aurait été le jouet que de lui-même.

    Très vite, cependant, ses conclusions sont contestées. Une polémique naît, dont les prolongements n'ont toujours pas cessé à ce jour. S'y mêlent, bien sûr, des élucubrations plus ou moins complotistes.

   Marc Dugain croit-il, peut-il croire ce qui est écrit dans le rapport Warren ? Le romancier en lui a en tout cas choisi de ne pas le faire. Au travers de son narrateur, un historien-enquêteur qui choisit de centrer ses travaux sur les Kennedy, il va évoquer à sa manière le père, Joe, homme d'affaires et diplomate, dont la fortune personnelle a été largement alimenté par son activité de bootlegger, ce qui le conduisit à nouer et à entretenir des liens avec la mafia.

   Ce père aimant, mais ambigu et loin d'être irréprochable aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle, avait un rêve : devenir Président des Etats-Unis. Rêve qu'il a reporté sur ses enfants, par ordre d'aînesse. Ce fut donc le tour, d'abord, de Joseph Patrick Kennedy (Joe Jr), qui meurt en 1944 pendant une opération aérienne pour laquelle il s'était engagé. C'est le début de ce que l'on a souvent appelé la "malédiction des Kennedy". Vient donc le tour de John Fitzgerald, assassiné.

   Un tueur isolé, un "loup solitaire", comme nous dirions aujourd'hui, vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt le lien des Kennedy avec la mafia qui a conduit celle-ci à croire que l'ambitieuse famille leur était "redevable", aussi bien le fils que le père ? Et John Fitzgerald Kennedy, on le sait, s'était plutôt rangé du côté des faibles, des minorités. Malgré ses erreurs et ses faiblesses, il voulait se montrer un président humaniste. Ce qui pouvait entraver sérieusement les affaires mafieuses. Un an après la mort de JFK, Mary Pinchot Meyer, sa maîtresse, une femme cultivée, intelligente, une artiste, à qui l'unissait un lien qui allait probablement très au-delà du sexe, était assassinée sur les bords du Potomac. Crime jamais élucidé. La malédiction des Kennedy est contagieuse.

  Restait Robert Kennedy (Bobby), Attorney General de son frère, la rude tâche de reprendre le flambeau, contre un Johnson, Vice-Président devenu Président par interim ("ma veuve", disait de Gaulle à propos d'un éventuel vice-président de la République en France) vulgaire, sans culture, dépourvu de toute ambition autre que celle qui pouvait servir ses propres intérêts, et qui aurait aussi bien pu être un cacique du Parti républicain.

   Bobby Kennedy, après bien des hésitations, décide de concourir pour les primaires. L'homme, brillant, est constamment traversé de doutes sur sa propre valeur et sur son destin. C'est l'un des mérites de Marc Dugain d'en dresser un portrait complexe et contrasté. Viennent les premiers succès, l'investiture démocrate paraît en bonne voie, quand, au sortir d'un meeting, il est à son tour assassiné. Tireur isolé ? Là encore, la version officielle tendra à affirmer que oui.

  Mais l'écrivain n'y croit pas, là encore. Beaucoup d'arguments semblent indiquer que Sirhan Sirhan (l'assassin "officiel") n'était pas le seul tireur et que, comme Oswald, il aurait été un "leurre". Thèse complotiste ? Ou volonté de tirer des conséquences de ce que ces deux assassinats, à quelques années d'intervalle, ne pouvaient pas ne pas être liés entre eux ?

   Le narrateur est si obsédé par l'assassinat de Robert Kennedy qu'il y consacre sa vie professionnelle d'universitaire. Au point de susciter le scepticisme de ses collègues et de sacrifier sa propre vie privée. Il y a une (bonne ?) raison à cela : ses propres parents sont morts dans des circonstances mystérieuses, et il pense depuis le début que leur disparition a forcément un lien avec celle de Robert Kennedy. Son père était un spécialiste de l'hypnose ; c'était aussi, découvrira-t-il, un agent secret lié aux services britanniques. Or, dans les années soixante et soixante-dix, la CIA développait des programmes visant à contrôler les consciences. Pour ce faire, l'hypnose pouvait être un outil ; le LSD aussi, d'où le lien avec le trafic de drogue et avec la mafia, dont certains chefs s'étaient à l'époque convertis à cette juteuse activité.

   Nous saurons, dans une certaine mesure le fin mot de l'histoire. Mais à force de s'obstiner à percer à jour des secrets qui se dérobent, ne risque-t-on pas soi-même de perdre le sens des réalités ? C'est sur cette taraudante interrogation sur la possibilité qu'a l'imaginaire d'infuser dans un réel qui se dérobe que se conclut ce livre. Qui nous laisse fascinés et songeurs.
  

dimanche 17 septembre 2017

Corbu

  Seul architecte du XXème siècle à avoir exercé sous pseudonyme, Le Corbusier ? C'est bien possible et cela tendrait à montrer qu'il fut soucieux de sa gloire avant même de l'être de son oeuvre.

  Il y a un "problème Le Corbusier". La plupart des gens le citeraient volontiers comme le représentant archétypique de l'architecture du XXème siècle et de la modernité. Pourtant, qui, en dehors de quelques fanatiques "idéologiques", souvent architectes eux-mêmes béats d'admiration devant ce "père fondateur", voudrait vraiment habiter ses constructions ? On sait bien que, pour les Marseillais, la "Cité radieuse" est très vite devenue "la maison du fada" et on pressent qu'il y a, derrière cette moquerie méridionale, une certaine lucidité.

  Heureusement, en un sens, Le Corbusier a beaucoup écrit et pas tant construit que cela. Ce qu'il voulait construire, c'est surtout son personnage. De ce point de vue, il a parfaitement réussi. Au point que ce n'est que récemment que ses liens, forts, avec le fascisme et le régime de Vichy ont été pleinement mis en lumière. On se doutait bien de quelque chose... mais le flot de ses discours d'autopromotion avait fini par faire passer l'éloge de la modernité technologique pour un nouvel humanisme.

  Pourtant, lorsqu'on parle de "machine à habiter", lorsque l'architecte prétend définir une sorte de "mode d'emploi" des habitations qu'il conçoit, où est-on ailleurs que dans un monde régi autoritairement - et par des règles fixées par l'architecte lui-même. Olivier Barancy a le mérite de le souligner. La plupart du temps, les bâtiments conçus par Le Corbusier ne "marchent" pas. Il suffit de penser à la fameuse villa Savoy, représentative de la plupart de ses choix (pour ne pas dire de ses "tics") architecturaux. Elle ne fut jamais véritablement habitable, tout simplement parce qu'elle était conçue au rebours des besoins et des désirs de ses propriétaires, et sans qu'il soit besoin d'insister en outre sur les malfaçons "structurelles" qui l'affectent et la rendent presque impossible à maintenir en bon état et même à restructurer. On met souvent au crédit de Le Corbusier la réalisation de Chandiargh, en Inde ; mais là aussi, un certain nombre de bâtiments dont le "Capitole" (bâtiment administratif) ne sont pas fonctionnels. En outre, il semble bien que la part prise par notre fameux architecte dans la conception d'ensemble de la ville ne soit pas si importante que cela.

  Le concepteur de la "Cité radieuse" avait inclus au sein de l'immeuble un petit centre commercial destiné à procurer à ses habitants des produits de première nécessité. Très vite, les commerces qui en faisaient partie ont périclité et les locaux ont été réaffectés à des bureaux commerciaux ou des professions libérales. Associer en un même lieu plusieurs fonctions différentes (habitat, commerces...) paraît pourtant une excellente idée, au rebours des principes "fonctionnalistes" dont Le Corbusier a été, dans la majeure partie de sa carrière, le défenseur acharné. Encore faudrait-il le faire en ayant au préalable étudié les conditions dans lesquelles un point de vente peut s'avérer à la fois attractif et rentable, créer à la fois de la convivialité et de la rentabilité. Notre architecte ne fit jamais une telle démarche, qui aurait supposé de sortir de la pose du créateur. Ecouter le "client" (qui était d'ailleurs pour lui plutôt un "usager") était pour lui s'abaisser.

  D'autres analyses contenues dans ce livre me semblent plus contestables, en tout cas plus hâtives. Ainsi par exemple de la critique de l'architecture "sur dalle", accusée d'engendrer des échecs systématiques et une ghettoïsation des espaces. Oui, c'est vrai si l'on pense à Pantin, ça l'est moins sans doute pour le front de Seine du XVème (malgré l'impression de désert que l'on ressent en traversant ces espaces), ça l'est moins encore pour l'esplanade de la Défense. Tout dépend de la qualité de la réalisation, de la population appelée à fréquenter ces "dalles", et plus encore peut-être de la volonté (des architectes mais également des pouvoirs publics) de les aménager. A une époque où l'on veut chasser la voiture des centres-villes, une circulation "en site propre" des véhicules à moteur est-elle à coup sûr une aberration ?

  Au-delà de la personne de Le Corbusier, dont les options idéologiques sont parfaitement détestables, la vraie question (et elle englobe bien des signatures architecturales du XXème siècle) est celle du fonctionnalisme. Jusqu'à la fin du XIXème siècle, la plupart des villes concentraient et mélangeaient dans un espace très limité des fonctions variées (habitat, commerce, industrie, services). Dysfonctionnements multiples et insalubrité en étaient souvent la conséquence. D'où l'idée de repenser les centres urbains en différenciant fortement les espaces, selon leur usage. Tel est le fonctionnalisme, enfant de l'hygiénisme. Des personnalités comme celle de Le Corbusier, gonflé de vanité et d'autosatisfaction, ont pu profiter de ce mouvement. Et comme notre architecte était doté d'un bon coup de crayon et d'une faconde puissante, il a plutôt bien réussi à tromper son monde, ses réalisations sont venues allonger la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO et il a bénéficié du soutien de quelques grands intellectuels, parmi lesquels des "institutionnels" comme André Malraux. L'escroquerie intellectuelle a pu tromper beaucoup de monde. Sans doute commence-t-on seulement à en sortir.

   A partir de cet exemple-repoussoir, resterait à savoir ce que seraient, aujourd'hui, des principes urbanistiques "souhaitables". Bien que ce ne soit pas le sujet de son livre, je suis un peu étonné qu'Olivier Barancy n'amorce aucune réflexion sur ce point. Il ne fait non plus nulle mention d'un ouvrage qui me semble décisif en ce qu'il associe une réflexion d'ensemble sur le fonctionnalisme architectural et urbanistique et une observation attentive, que l'on dirait parfois presque minimaliste, de ce qui fait qu'un tissu urbain est ou n'est pas à même de procurer de l'agrément et une richesse émotionnelle à ceux qui le fréquentent : je veux parler du livre de Jane Jacobs "Déclin et survie des grandes villes américaines". L'auteur, qui n'est pas architecte (mais Le Corbusier ne l'était pas non plus, n'ayant jamais passé son diplôme), s'attaque à la question "par le bas". Elle observe et enquête avec beaucoup d'attention, moissonne des informations et, à partir de là, réfléchit. Elle revendique cette modestie. Faudrait-il que les architectes fassent de même et abandonnent leur position de démiurges ? Peut-être pas, mais il importerait en tout cas qu'il sachent que, contrairement aux autres créateurs, leur public n'a pas toujours la possibilité de se détourner de leurs oeuvres.

dimanche 10 septembre 2017

Summer

   Un précédent livre de Monica Sabolo, "Crans-Montana", je l'avais lu essentiellement à cause de son titre. Et je ne l'avais que moyennement aimé. Ces adolescences riches et repues, indolentes, toutes ces vies d'enfants gâtés se retrouvant périodiquement dans une station de sports d'hiver ne m'avaient pas vraiment passionné. Surtout que l'auteur déploie un style ondoyant, qui mêle volontiers des temps différents de l'histoire, laissant le lecteur sans repères, évitant toute description - même quand on la trouverait nécessaire - pour ne considérer que les mouvements intérieurs des personnages.

   Dans les premières pages, je trouvais que "Summer" avait les mêmes défauts et je me disais que l'auteur s'inscrivait dans une manière qui décidément ne me convenait pas. Au fil de la lecture, j'ai changé d'avis : bousculer la chronologie, pour le coup, donne force et intelligibilité à ce récit de la dévastation d'un frère par la disparition de sa soeur. Cela se passe dans une famille bien bourgeoise, bien suisse, receleuse de secrets malodorants et qui suintent. Bien sûr, tout cela finira chez le psychiatre, étape obligée de ce type de parcours. On pense par moment au Mars de Fritz Zorn, dans lequel c'était la maladie physique qui servait d'exutoire à une insupportable chape de non-dits. Le récit est ainsi mené, entre avancées et reculs, jusqu'à un éclaircissement final qui, pour ne laisser que peu de place à l'apport imaginaire du lecteur, n'en évite pas moins tout discours moralisateur.

vendredi 8 septembre 2017

1941

   Dans son journal "Quarante ans" (ainsi intitulé parce que l'auteur l'a tenu à cet âge, bien qu'il ne l'ait publié que beaucoup plus tard), Marc Lambron se plaint souvent et fortement que son roman, ce qui pour lui devait être une sorte d'oeuvre-maîtresse, "1941" n'ait récolté aucun prix littéraire d'importance. Il nous raconte à ce propos les intrigues, calculs et concours de circonstances par lesquels on en est arrivé là. Certains en prennent pour leur grade, les jurés notamment. On a droit à quelques grandes envolées sur les stratégies éditoriales et dînatoires, qui ne grandissent guère le petit monde germanopratin, mais au fond peut-on s'attendre à autre chose ? Et cela empêche-t-il la littérature de qualité de s'écrire tout de même ? La grande question, bien sûr, aujourd'hui comme hier, est que le succès n'est pas proportionné au talent.

 Bonne raison, à mes yeux, pour aller y voir chez un auteur que jusqu'ici je ne connaissais que très peu. Je me suis donc plongé dans cette histoire qui raconte l'occupation vue depuis la zone "libre" et son centre majeur, c'est-à-dire Vichy.

   Trop souvent, avec le recul, on a tendance à considérer Vichy comme un nid de collaborationnistes sans scrupules ayant à sa tête un Maréchal gâteux et manipulé au nom des plus vils instincts et des plus bas intérêts par son entourage. Grâce à une documentation historique solide catalysée par une puissante imagination, Marc Lambron nous montre, depuis l'intérieur de l'Hôtel du Parc, l'extraordinaire diversité et les rivalités féroces des hommes du Maréchal, parmi lesquels il y eut des aventuriers, des demi-fous (et le portrait du Docteur Ménétrel, médecin personnel du Maréchal, est à cet égard très significatif), de purs profiteurs attirés seulement par l'appât du gain, des antisémites pathologiques, mais aussi des hommes - tel de Du Moulin de Labarthète, dont le Narrateur principal du roman est supposé avoir été le collaborateurs - qui songeaient, non sans orgueil, mais pas davantage sans désintéressement à une "Révolution Nationale" qui devait régénérer le pays, évidemment dans une vision très droitière de la politique.

   C'est sans doute parce qu'il a voulu montrer que le régime de Vichy était profondément fracturé de l'intérieur, et que vouloir le considérer comme un bloc unique était une erreur historique, que "1941" a suscité des polémiques à sa sortie (en 1997). On connaît pourtant l'histoire de Laval remplacé par Darlan, puis faisant son "grand retour"... Elle est significative de grandes dissensions politiques, d'une instabilité qui se retrouva à tous les niveaux. Il n'est pas mauvais de le rappeler.

   L'auteur le fait avec force, au travers de personnages (les réels se mêlant aux imaginaires) qu'il sait sculpter puissamment et polir avec finesse. Marc Lambron est un classique, sa phrase vise haut et cingle avec justesse. L'ombre de Saint-Simon, celle de Julien Gracq aussi par moments, plane sur ce style qui ne s'autorise guère de relâchement. Jamais l'auteur ne renonce à l'intelligence, par moments celle-ci en devient presque envahissante et le lecteur flirte avec l'impression d'avoir affaire à un texte sur-écrit - défaut que, pour ma part, je préfère cent fois à son contraire.

   Il y a aussi, dans "1941", une histoire d'amour, belle et désespérée, que l'Histoire brisera en renvoyant chacun des protagonistes à son propre destin. Cette Carla est mystérieuse, marquée par la conscience de la tragédie et l'absurdité de la situation ; elle ne révélera à personne sa part d'ombre. Le livre refermé, nous continuerons à rêver d'elle : dans ce registre-là aussi, le roman de Marc Lambron est une réussite.


mercredi 30 août 2017

La Chambre des époux

   Qu'est-ce que la littérature a à nous dire de la maladie ? Toujours, les romans en ont parlé - tuberculose au XIXème siècle, Sida au XXème, pour ne prendre que ces exemples - , toujours les écrivains en ont souffert et nous l'ont raconté, parfois de manière inoubliable, souvent à la première personne. Eric Reinhardt a été confronté au cancer de l'autre, l'être aimé devenu tout à coup être souffrant, sa femme, Margot, l'amour de sa vie, atteinte d'un cancer du sein à la guérison incertaine, même si l'on affirme trop souvent, de nos jours, que ce cancer-là ce n'est rien.

  La maladie et ses paradoxes : elle ressoude le couple, le ramène à ses fondamentaux. L'amour, d'abord, le temps qui passe et la nécessité de ne pas le perdre, le désir qui tout à coup s'intensifie de se trouver tout à coup à un point d'équilibre instable, celui où il pourrait brusquement cesser d'exister.

   Mais le désir a aussi ses ruses. Et voici que le narrateur rencontre Marie, jeune femme séduisante, atteinte elle aussi d'un cancer. Il se met à l'aimer à raison même de cette maladie, et peut-être dans la limite de celle-ci, sans cesser pour autant, bien au contraire, d'aimer sa propre femme. Du coup, se construit un roman dans lequel un grand compositeur, dont la femme a elle-même souffert d'un cancer, rencontre une autre Marie, en traitement chimiothérapique et qui n'a que quelques semaines à vivre. Il lui écrira un Requiem avant de réintégrer les pénates conjugales. Il pourrait écrire aussi un livret d'opéra où un peintre réalise une oeuvre prodigieuse, promise à un succès immense, au moment même où sa femme est elle aussi atteinte d'un cancer. Lorsque Margot avait été malade, le narrateur avait travaillé comme un forcené pour achever un livre qui avait beaucoup fait pour sa notoriété ; et parallèlement la guérison de Margot était advenue.

   Dans ce jeu labyrinthique entre la réalité et la fiction - mais peut-être, plus simplement, ne va-t-on que de la fiction à la fiction - se dessinent plusieurs pistes.  Celle, d'abord, du pouvoir compassionnel de la littérature, notion pas nécessairement très tendance mais qu'il ne faudrait pas abandonner ou mépriser pour autant. Puis celle de la création, pas seulement littéraire, comme exorcisme : rien de nouveau là non plus, mais le registre résolument contemporain qu'adopte l'auteur, tissant parfois des liens funambulesques entre passé et présent, sonne juste. Celle, enfin, des correspondances entre la propre vie de chacun, sa vie rêvée et la vie des autres - ce qui est, au fond, une des multiples définitions possibles de la littérature.


mardi 29 août 2017

Kérylos

  Peu de choses aujourd'hui peuvent nous rappeler que la Côte d'Azur a été un pays où la campagne s'étendait jusqu'à la mer, en dehors des quelques villes littorales comme Nice, Monaco ou Menton. La continuité d'une grande métropole qui, aujourd'hui, relie Cannes à Menton nous fait facilement oublier l'aspect originaire du lieu. Jusqu'au XIXème siècle, la région était plutôt pauvre, vivant essentiellement de pêche et d'agriculture.

   Mais, aujourd'hui comme hier, le climat de cette pointe sud-est de la France est béni des dieux. Et, lorsque les chemins de fer ont commencé à se développer, permettant des voyages "rapides" d'un point à un autre de la France et même au travers de l'Europe, de riches personnages ayant fait, la plupart du temps, fortune parmi les brumes nordiques, décidèrent d'y bâtir des maisons de prestige pour y goûter la douceur du climat en compagnie de leur famille et de leurs amis.

   Dans ce mouvement de mode, les Reinach furent à part. Leurs voisins les Ephrussi de Rothschlid, les Eiffel bâtissaient des demeures vastes et confortables, où la belle architecture et l'art avaient certes leur place, mais où les innovations techniques et la modernité en général devaient à la fois éblouir les hôtes et faciliter la vie de toute la maisonnée.

   Pour les Reinach, tout était dans la fascination de l'antique. "Villa grecque" : ainsi est qualifiée leur villa "Kérylos" de Beaulieu-sur-mer. Grecque, oui, mais pas authentique, puisque de villa grecque, à cet endroit, il n'y en eut jamais. Il s'agit donc d'une reconstitution et, plus encore, d'une reconstitution fantasmée : les villas de l'antiquité ne possédaient pas ces grandes ouvertures, leur plan était sans doute assez différent de celui que l'architecte Pontremoli imagina à la demande des Reinach. L'appellation des différentes pièces se rapportait à la Grèce : proleion, triclinos, andrôn... Mais un certain confort, celui de l'eau chaude par exemple, n'avait pas été dédaigné. Les mosaïques, elles, procédaient d'une reconstruction ou d'une réinvention : on avait fait notamment appel aux artisans qui, à l'époque, travaillaient pour le Casino de Monte-Carlo, en cours de construction.

   Kérylos ressortissait donc à la fois de la grande maison de plaisance et de la reconstitution historique. C'est ce qui fait son charme, sa complexité et ce que nous pourrions appeler aujourd'hui son inauthenticité datée. Au travers d'une intrigue romanesque qui sert de fil conducteur à l'évocation de la Famille Reinach et de leur Villa (le fils de la cuisinière devient helléniste, ami de la famille amoureux de la femme d'un des architectes, avant de faire une grande carrière de peintre cubiste), Adrien Goetz réactive en nous le goût de la Grèce, patrie originaire de la poésie comme de la démocratie. Son érudition est immense, aussi bien sur l'Antiquité que sur les nombreuses belles villas qui, à l'orée du XXème siècles, virent le jour entre Nice et Menton, mais elle ne pèse jamais. Bel exemple de gai savoir romanesque, auquel je ne m'attendais pas. On referme le livre en pensant retourner aussitôt que possible à la Villa Kérylos, dans un esprit d'admiration pour cette famille qui engloutit une fortune dans la construction d'une villa malpratique mais qui avait, à leurs yeux, le mérite insurpassable de rendre hommage à une civilisation qui les fascinait.


samedi 26 août 2017

L'Abdication, mais de qui, de quoi ?

   Trop longtemps, j'ai délaissé mon blog "littéraire", au profit d'impressions romaines. Ce ne sont pas pourtant les lectures qui m'ont manqué. Même, en dépit de mon projet d'écrire sur Rome et de l'impératif de se documenter qui l'accompagne, je n'ai pas cessé de lire de la fiction, bien que les événements politiques de ces derniers mois m'aient aussi porté plus qu'à l'accoutumée vers des essais supposés éclairer les transformations politiques et sociales que nous vivons.

  De politique, il est question dans la chronique-pamphlet d'Aquilino Morelle intitulée "L'Abdication" et dont le bandeau précise "Comment en est-on arrivé là ?".

  Qu'est-ce que ce "là" ? Evidemment, un Hollande démissionnaire avant même d'avoir renoncé, perdu pour la politique et que la politique a perdu, laissant derrière lui une France déboussolée, sans perspective, destinée en toute logique à faire un grand virage à droite, mais dont une frange se prend encore à rêver d'une grande fraternité bâtie sur le retour de vieux mythes solidaires débouchant sur l'instauration d'un revenu universel ou d'un repli sur soi au nom d'un anticapitalisme qui repeindrait le drapeau tricolore aux couleurs du bolivarisme.

   Aquilino Morelle a-t-il été partie prenante de ce "là" ? Tout le livre est bâti sur une seule idée : lui, Aquilino Morelle, conseiller de ce prince républicain, est un pur, il n'avait pour idée et pour ambition que de défendre les humbles. Il avait participé à l'écriture du discours du Bourget (ce qui nous vaut de longues dissertations au sujet du "droit moral" qu'il pourrait revendiquer sur tel ou tel passage, à l'encontre de certains de ses collègues qui se sont attribué indûment la paternité de tel ou tel passage... comme on le voit, notre auteur et ex-conseiller a l'esprit d'équipe chevillé au mental), le sens de son séjour à l'Elysée ne pouvait être que d'en permettre la mise en oeuvre.

  Et non d'en profiter pour se faire cirer les chaussures à des prix exorbitants. Mauvaises langues, qui ont prétendu voir dans ce conseiller si bien placé au "Château" (il y occupait la chambre d'Eugénie, qui fut le bureau présidentiel de Giscard) un fétichiste des grolles ! D'ailleurs, sachez-le, bonnes gens, cela n'arriva qu'une fois, et parce que notre homme était pressé. Ce qui, bien évidemment, revient à prendre ses lecteurs pour des imbéciles.

  La caractéristique d'Aquilino Morelle semble être de posséder une bonne conscience inébranlable. Il est dans son bon droit, le président qu'il est supposé servir et de qui il tient son titre est, quant à lui, dans l'erreur. François Hollande est en effet un libéral (au sens français) honteux, qui a bâti toute sa carrière sur un socialisme auquel il ne croit pas. Son mandat de Président de la République lui a permis après quelques semaines de tomber le masque et de devenir ce qu'au fond il a toujours été. Dès lors, il ne pouvait que se débarrasser - lâchement et non sans tergiversations - de ce conseiller devenu trop encombrant.

  Le problème est que Hollande, bien plus qu'un libéral, est un hésitant qui ne veut vexer personne. Décider n'est pas son fort ; il se laisse bien plus facilement porter par les événements. Les observateurs raillaient à juste titre sa mollesse. Peut-être avait-il besoin d'un conseiller loyal et de confiance qui sache l'aider à surmonter ses défauts. Avec Aquilino Morelle, il a eu un égotiste vantard imbu de sa propre image. Cela n'a pas dû l'aider beaucoup, même si cela n'a sans doute pas suffi à précipiter sa chute.