dimanche 7 octobre 2018

La Grande Idée


   Lire, c’est vivre, dit-on parfois. Je partage totalement cette idée, à la fois parce que c’est dans nos lectures que se trouve le mieux exprimée l’essence même de la vie, et parce que, comme la vie, nos lectures ont des hauts et des bas : certains livres nous transportent par leur dimension sensible et les ouvertures qu’ils nous procurent ; mais d’autres fois, aussi, les ouvrages nous tombent des mains, nous fatiguent, on se demande pourquoi quelqu’un les a écrits, on se demande pourquoi on les lit - juqu’à se dire, parfois, qu’on ferait peut-être bien de cesser de lire en général.

   La Grande Idée nous offre ces deux expériences contradictoires de lecture dans le même ouvrage. C’est bien rare. On jurerait presque que c’est impossible, mais non. Ce roman est sublime et exaspérant. Quand on le referme, on ne sait toujours pas de quoi il parle. J’exagère ? A peine. De quoi est-il question ou de qui ? A en croire la quatrième de couverture, le « héros » serait un certain Saul Kayoannis, combattant - mais pour quelle cause exactement ? - durant la Guerre gréco-turque de 1922 (s’il s’agit bien d’elle). Nous avons donc un narrateur qui part à la recherche de ce personnage et une foultitude de témoins, évidemment plus ou moins faux, qui font leur propre récit des événements auxquels ils ont été mêlés.

   Anton Beraber est une sorte de Julien Gracq sous haute tension, capable d’accumuler les fulgurances stylistiques. Il ne s’en prive pas dans une sorte de feu continu langagier qu’on qualifierait volontiers de baroque si ce terme ne se rapportait davantage à l’ornementation qu’à l’authentique vigueur. Or, Beraber est un enragé du verbe. Les images saisissantes se succèdent en rafale. On a l’impression de découvrir un grand écrivain. Sauf… sauf qu’on ne saisit pas le sujet. La figure de Saul Kayoannis est floue, incertaine, considérée à travers des récits contradictoires qui sont davantage des vaticinations que des comptes rendus.

  Il existe toutefois un moment, au coeur du roman, où le narrateur reprend la plume pour lui-même et - peut-être - pour son lecteur. En prison, on le somme de ne rien dire de ce qu’il sait de Kayoannis. De l’oublier, de faire comme s’il n’avait jamais existé. D’ailleurs, c’est peut-être le cas. Dans cette puissante déconstruction du récit par le récit même, on voisine tout à coup avec Kafka aussi bien qu’avec le Nabokov d’ « Invitation au supplice ». Le lecteur se croit donc tiré d’affaire, éclairé autant qu’on peut l’être, lui qui sait aussi, bien sûr, que tout bon roman se doit de propager une part de mystère.

    Malheureusement, voici Kaloyannis reparti. Ses compagnons échappent à leurs poursuivants qui allument des incendies pour les éliminer. Lui s’embarque sur un navire transatlantique chargé de minerais qui fait naufrage, et le voilà aux Etats-Unis, chouchouté par les services de l’Immigration à raison même de son mutisme qui fait de lui un homme chargé de mystère, donc possiblement exceptionnel.

     On rencontrera à nouveau notre narrateur à éclipses à la fin du roman, en Grèce. Cette « Vieille » qu’il est allé voir sur une île encore sauvage a été la femme de Kaloyannis. La quête ici s’achève, mais la Vieille n’a rien à dire et c’est par hasard que le narrateur connaîtra la tombe de celui qu’il a si obstinément cherché. Pour nous, lecteurs, Kaloyannis n’a existé ni vivant ni mort. Tout au long du livre, il a été un non-personnage. Pour autant, « la Grande idée » ne s’apparente pas au Nouveau Roman. Ce n’est pas un livre qui trouve en lui-même sa propre justification. Plutôt un objet littérairement étrange qui annonce peut-être un grand auteur.

mercredi 19 septembre 2018

Chien-loup, de Serge Joncour

   Il n'y a évidemment pas de recette pour réussir un bon roman. Sinon, tout le monde ou presque se précipiterait pour l'appliquer. Il existe, en revanche, de mauvais alignements qui sont les ingrédients du ratage romanesque. J'ai parlé précédemment des deux histoires parallèles, qui, comme telles, ne se rencontrent jamais, et le lecteur se retrouve en apesanteur entre les deux, sans trop savoir ce qu'il fait là ni si ça peut durer. Depuis quelques années, une des tendances de fond du roman (aussi bien anglo-saxon que francophone) est de mêler étroitement réalisme et fantastique. Cela peut donner des résultats brillants et passionnants chez Douglas Kennedy, qui joue parfaitement avec les états psychologiques extrêmes de ses personnages et avec les nerfs de son lecteur, obligé de prendre au sérieux le récit tant il est avide de lire la suite. Ou bien chez Fred Vargas, si habile par son érudition à réinstaller les peurs ancestrales au sein du monde contemporain.  Mais parfois, comme chez Joncour...

   Soit un couple d'aujourd'hui, sans enfants. La femme, comédienne, est un peu lasse de son métier. Elle a été malade, elle aspire au calme et au repos. Tel n'est pas le cas de son mari producteur, qui ne vit que dans le mouvement trépidant des affaires, bien que de "jeunes loups", enfants du numérique, soient récemment entrés dans sa société et projettent de l'en évincer. Lise et Franck louent donc cette maison totalement isolée, dans le Quercy. Ils ne tardent pas à y faire l'expérience de phénomènes plutôt bizarres, avec notamment l'apparition d'un chien-loup qui semble vouloir les informer de quelque chose (le chien ne peut néanmoins s'exprimer par des paroles : le versant fantastique du récit ne va pas jusque-là). Durant la Première Guerre mondiale, cette maison a accueilli un dompteur allemand dont le cirque a dû interrompre sa tournée : ne voulant pas se débarrasser de ses animaux, il a vécu avec eux, à l'écart du village et de ses habitants. Les deux histoires se répondent. La guerre, c'est l'Histoire avec un grand H ; à un siècle de distance elle n'en a pas fini de produire des effets pas forcément très rationnels. Mais il est sûr qu'on a peur de la guerre (même aujourd'hui ceux qui ne l'ont pas connue), qu'on peut avoir peur des chiens lorsqu'ils sont possiblement mâtinés de loup, et que le monde d'aujourd'hui n'est pas aussi clair avec lui-même qu'il pourrait l'être. Evidemment. L'ennui, c'est que l'auteur se livre à de longs développements où il semble en rajouter sur les justifications de sa propre histoire, nous montrant ainsi qu'il n'y croit guère lui-même et nous excusant par avance de ne pas y croire non plus. Au passage, il s'est dépouillé de toute subtilité à l'endroit de ses personnages : le producteur et sa compagne actrice évoluent de manière plutôt simpliste, ce sont presque des marionnettes. On les quitte, de ce fait, sans regret, se disant seulement qu'ils auraient pu être mieux traités et le lecteur aussi. Tout le monde, finalement, y aurait gagné.

dimanche 16 septembre 2018

Un peu de rentrée littéraire (féminine)

   La rentrée littéraire, c'est une PAL (pile à lire) qui tout à coup se garnit de "nouveautés". Les autres livres, romans ou essais, livres d'actualité, sont toujours là, mais les voici tout à coup au-dessous, surmontés par une sorte d'urgence que l'on s'inflige à soi-même : il faut se "mettre au courant de la rentrée littéraire". Mais comment faire ? Les réseaux sociaux ne sont que d'un maigre secours, c'est un euphémisme de le dire. Quelques articles littéraires, puisés çà et là sur internet, peuvent aider un peu. Ne comptons pas, ne comptons plus sur la rubrique littéraire du "Monde", qui pourtant à tant compté. Le nouveau vent de la critique littéraire semble peu fait pour expliquer, encore moins pour attirer. Claro a beau y mettre tout son talent d'écriture (ce qui n'est pas peu), sa fougue et son sens de la formule, les livres qu'il chronique sont presque systématiquement ceux qu'on envisagerait peut-être de lire si, par un bonheur aussi intense que parfaitement impossible, on avait lu tous les autres. J'ai donc, cet été, établi ma petite liste personnelle, bricolée à partir de tout ce que j'avais pu trouver ici ou là. Pour m'apercevoir, il y a quelques jours à peine, qu'aucun de mes titres ne figurait dans la première sélection du Goncourt. Mauvaise pioche de ma part ? En fait, cette liste a tout de même une allure bizarre : on n'y trouve ni Maylis de Kérangal ni Serge Joncour. Le Royaume des Lettres serait-il devenu bancroche ? Ou si ç'avait toujours été ainsi, simplement plus apparent aujourd'hui ?

  Sur ma petite liste personnelle, il n'y avait en tout cas pas que des auteurs français. Et il y est beaucoup question de femmes, que ce soit comme auteurs ou comme sujets.

   "Forêt obscure", de Nicole Kraus, a bénéficié de pas mal de bonnes recensions. Il faut dire qu'elle a de l'élégance : elle sait raconter, place comme il faut ses anecdotes et ses considérations sur le monde comme il va, bien ou mal, bien et mal, sait vous trousser de belles envolées poético-philosophiques qui vous font croire qu'on est dans la profondeur. Et on y est sans doute. Côte à côte, nous avons deux histoires : celle d'Epstein, vieux Juif riche qui entend bien au soir de sa vie se dépouiller de tous ses biens, se rend à Jérusalem pour ce faire et y rencontre un personnage étrange dont on ne sait en définitive s'il n'est pas issu de son imagination ; et celle de la narratrice, venue dans la même ville pour se documenter et fuir sans doute aussi un couple qui ne va pas bien, et qui croise sur son chemin le fantôme ou la réincarnation de Kafka. En commun aux deux récits : la recherche de l'authenticité, des origines, du sens ; l'obsession, aussi - parfois exténuante - de l'histoire juive, des rituels et des croyances de la religion. Cela suffit-il à nouer ces deux récits, à alimenter la réaction chimique qui porterait à l'incandescence le texte et en ferait un roman admirable et mémorable ? Clairement non. Les deux matériaux demeurent inertes l'un par rapport à l'autre. Et c'est bien dommage.

  Le même phénomène se produit (ou plus exactement ne se produit pas) dans Asymétrie, de Lisa Hallyday. Une jeune employée d'une maison d'édition rencontre un vieil écrivain célèbre et misanthrope (on reconnaît, sous pseudonyme, Philip Roth) et un étudiant irako-américain bloqué à son arrivée à Londres, d'où il voudrait se rendre en Irak, se remémore l'histoire de sa famille, profondément entrelacée avec celle de son Pays. Là non plus, la juxtaposition n'opère pas. Reste que les passage consacrés à l'écrivain dressent de lui un portrait attachant, celui d'un homme généreux et sensible, hanté par la mort et souffrant de ne pas pouvoir croire à la transcendance ni au futur possible d'un amour par trop "asymétrique".

  Les auteurs américains se seraient-ils donné le mot, par les temps qui courent, pour nous raconter deux histoires à la fois ? Serait-ce la tendance littéraire de l'année ?

  Ma PAL était décidément très féminine cette année puisque les trois livres suivants sont aussi d'auteurs femmes.

 Dans  "Tu t'appelais Maria Schneider", l'écrivaine et journaliste Vanessa Schneider évoque sa cousine actrice, disparue prématurément. Pour tout le monde, Maria Schneider fut la protagoniste du "Dernier tango à Paris", aux côtés de Marlon Brando, et plus spécialement encore de la fameuse scène du beurre. On a appris par la suite que, pour fixer sur la pellicule ce moment transgressif, Maria Schneider a été quelque peu "forcée" : le scénario ne prévoyait rien de tel. Il en est résulté un scandale et une polémique dans laquelle Bertolucci a été mis à mal, y compris par Brando lui-même. Entre-temps, Maria Schneider, considérée quasiment comme une actrice porno, peinait à se faire reconnaître. Elle tourna certes dans d'autres films, mais toujours le "Tango" restait attachée à elle, pour le pire. Névrosée, malheureuse, droguée puis malade, elle vécut une sorte de spirale descendante - interrompue par de brefs moments où elle semblait se reprendre et se tourner à nouveau vers la lumière - jusqu'à sa mort prématurée. Pourtant, elle était avant tout une femme intelligente et sensible, aimable et qui aurait mérité d'être aimée. Aussi intense et précise que capable de poésie, Vanessa Schneider rend à cette femme qui fut sa cousine un hommage où abondent contrastes et contradictions comme autant de signes de compréhension et d'amour.

   Tout autre ambiance chez Maylis de Kérangal. "Un monde à portée de main" nous entraîne chez les peintres de trompe-l'oeil. Paula, jeune femme sans passion particulière ni désir de carrière, se retrouve un peu par hasard en Belgique, dans une école qui forme à cette discipline. L'apprentissage n'est pas simple, le travail est parfois harassant et les élèves n'ont pas même la satisfaction de pouvoir se proclamer de "vrais" artistes. Paula s'obstine, bientôt elle aura ses premiers chantiers et se fera connaître progressivement dans le "milieu". C'est tout son parcours qui nous est raconté, et beaucoup plus que cela, car Maylis de Kérangal jongle avec les termes techniques, qui sous sa plume deviennent poésie, cette initiation artistique prend parfois l'allure d'une épopée moderne, qui au passage nous interroge aussi sur l'Art, son rapport avec le "vrai", avec l'imitation et l'imagination. Dans la dernière partie du roman, Paula est à Lascaux ; elle participe à la grande équipe qui reproduit les fresques de la grotte désormais fermée, ces images vieilles de 18 000 ans. Elle est aux origines de l'art, elle est sans aucun doute devenue une artiste à part entière. Une belle voix parle dans ce livre.

  Je dois confesser ne pas éprouver une intense sympathie pour le personnage d'Elsa Morante. Grand écrivain, assurément, femme qui a souffert, qui songerait à le nier ? mais femme d'un égocentrisme tellement fanatique qu'elle a en quelque sorte installé elle-même une série de défenses empêchant de l'aimer. Cela se rattache-t-il à ses origines troubles, son père officiel (dont elle porte le nom) n'étant, semble-t-il, pas plus son père que celui de ses frères et soeur ? Simonetta Greggio évoque l'homosexualité de ce père, qui ne fut pas un géniteur. Avant tout cependant, "Elsa mon amour" est un roman. Une réécriture fictionnelle de la vie d'Elsa Morante, où les éléments biographiques sont réécrits un peu comme une longue méditation sur la vie, l'amour, le temps... et Rome aussi, personnage nécessaire, presque omniprésent quand il est question de l'auteur de "la Storia". Pour Simonetta Greggio, Elsa Morante est un peu sa soeur en littérature et, finalement, cette fiction donne beaucoup de vie à son modèle, alors que j'avais été plutôt déçu par la biographie mi-figue mi-raisin, au regard hésitant et parfois brouillé, de René de Ceccatty, lue cet été.

 

  

jeudi 9 août 2018

Les conspirateurs du silence, de Marylin Maeso

   "La démesure de la violence verbale est un confort toujours et une carrière parfois" : ainsi s'exprimait Albert Camus. Plus que jamais, à l'heure du buzz, de Twitter et des trolls, cette phrase sonne juste. C'est sous le signe de Camus que la jeune philosophe Marylin Maeso a choisi de se placer pour tenter de réhabiliter le dialogue respectueux avec l'Autre, celui qui suppose d'écouter, d'argumenter et d'accepter les désaccords sans verser tout de suite dans l'injure. Démarche d'autant plus méritoire que l'auteur des "Conspirateurs du silence" avait décidé d'ouvrir un compte Twitter pour y débattre de philosophie... Comme de juste, elle n'a pas tardé à se faire insulter. Fort à propos, elle nous rappelle au passage que cette violence verbale n'est pas la conséquence des réseaux sociaux ; ceux-ci ne font que la faciliter, la rendre, pour ainsi dire, "accessible à tous et à tout moment". Elle ne s'est pas découragée pour autant et a continué à argumenter, notant avec un certain angélisme qu'elle a pu néanmoins avoir quelques échanges intéressants. "Ne tirez pas sur l'oiseau polémiqueur", recommande-t-elle avec esprit. Démarche méritoire. Car je me souviens d'avoir entendu Pierre Assouline, qui tient son fameux blog "la République des livres", affirmer que les réseaux sociaux pouvaient, de nos jours, tenir le rôle autrefois assigné aux "salons littéraires" et autres lieux semblables de sociabilité. Voire ! La lecture de quelques commentaires de ce blog suffit largement à nous convaincre qu'on n'est pas chez Mme de Staël ou Mme du Deffand. On n'est parfois même pas au Café du commerce. Il faudrait songer à un réseau qui interdirait la violence verbale - répondant à la violence en paroles par la violence de l'exclusion - et même, autant que faire se peut, la médiocrité. Un nouveau monde virtuel où l'on ne serait pas tenu de s'approuver, seulement de ne pas se laisser aller à l'injure.

Faire le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d'avoir raison : tel est le propos et le pari (camusien, là encore) de Marylin Maeso. On ne peut que trouver la démarche salutaire. Il est seulement regrettable de s'apercevoir, chemin faisant, à quel point la réflexion qui nous est proposée est perméable au brouet du communautarisme. Ainsi, c'est à grand-peine, et au terme d'une démonstration précautionneuse et alambiquée, que l'auteur parvient à critiquer les propos d'Houria Bouteldja ("les Blancs, les Juifs et nous") dont le caractère communautariste et discriminatoire ne fait pourtant aucun doute. S'il faut retisser des valeurs communes, ce que semble dire notre philosophe, est-il pensable de le faire sans promouvoir la laïcité républicaine, seule voie possible pour respecter l'égalité et le droit de chacun de croire ou de ne pas croire ? Pas une seule fois le terme ne figure dans l'ouvrage et c'est très regrettable.
  

mardi 31 juillet 2018

Elsa Morante, par René de Ceccatty

   On le sait bien : tout biographe est confronté à plus d'un écueil. Trop aimer son modèle, l'aduler et ignorer ses défauts ; ou bien, au contraire, le dénigrer (ce n'est pas l'attitude la plus courante, mais cela existe aussi). Il peut exister aussi des biographes qui ne comprennent pas leur sujet. On sait par ailleurs qu'entre les biographies "à l'américaine", foisonnantes des détails les plus infimes, au point d'en être vertigineuses, et les "biographies intellectuelles" à la française, où le quotidien est largement survolé voire ignoré, il existe plus qu'une petite différence.

   A quelle catégorie appartient donc la biographie d'Elsa Morante par René de Ceccatty ? Il est difficile, justement, de la classer. Evidemment, comme dans beaucoup de cas, l'on se trouve frustré de ne pas en apprendre davantage sur les origines de l'écrivaine, son enfance et ses années de formation. Assurément, la documentation fait défaut et c'est tellement regrettable si l'on songe, par exemple, que le père d'Elsa pour l'état civil pourrait n'être pas son véritable père ; ce dernier aurait été un facteur (mais oui !) sicilien, Francesco Lo Monaco, lequel aurait engendré également ses frères et soeurs venus après elle. Il est envisageable toutefois que Francesco et la mère d'Elsa, Irma, n'aient fait connaissance qu'après la naissance de cette dernière. Dès lors, elle n'aurait eu que des demi-frères et des demi-soeurs. Elsa affirmait toutefois avec force qu'Augusto n'était pas son père biologique. Que s'était-il passé au juste ? Il semble que le "père officiel", Augusto, ait été soit stérile, soit impuissant, soit homosexuel (ce qui n'est tout de même pas pareil !) et qu'il ait lui-même choisi son "remplaçant". Des origines aussi problématiques ont de quoi marquer un enfant. Mais peut-être tout cela est-il faux. Il est clair en tout cas qu'Elsa avait une tendance à la mythomanie. Mentit-elle sur ses origines ? ou bien sur beaucoup d'autres choses, à cause du caractère problématique de ses origines ? On aurait tant aimé que le biographe pût évoquer ce sujet en beaucoup plus de quatre ou cinq pages.

   La formation proprement dite d'Elsa ne fait pas non plus l'objet de grands développements. C'est beaucoup plus loin dans le livre qu'on apprend par exemple qu'elle lisait le français... Ce manque de "détails" rend malaisée la perception de ce qu'était Elsa en tant que personne. Le biographe parle d'abondance des gens qu'elle a connus, qui l'entourèrent, on a même l'impression dans certains passages de dériver vers une biographie de Moravia ou de Pasolini, mais, pour ce qui est de cerner sa personnalité, le lecteur en est souvent réduit à opérer ses propres déductions. Il semble bien, par exemple, qu'elle ait pris de la drogue tout au long de sa vie. Cela avait-il quelque chose à voir avec les scènes violentes, et souvent publiques, dont elle était coutumière ? Et quelle était la cause, quel l'effet ? Le biographe, là aussi, nous laisse sur notre faim. Disons à sa décharge qu'Elsa Morante ne voulait surtout pas être "biographée". Elle entendait que son oeuvre se suffît à elle-même. On s'interroge tout de même : elle qui a fait du rapport avec les enfants un thème central de son livre le plus connu, la Storia, pourquoi ne voulut-elle jamais être mère ? Etait-ce souci obsessionnel de son oeuvre ? Et cette fascination/répulsion pour l'homosexualité chez notre auteur, qu'a-t-elle à nous dire d'Elsa en tant que personne ? Le biographe n'en rajouterait-il pas sous cette rubrique, au nom de sa propre subjectivité ? On voit aussi apparaître dans le récit, à l'âge mûr de la romancière, deux jeunes marins dont elle s'écrie qu'ils "seront les derniers". Qu'est-ce à dire au juste ? Que notre romancière eut le goût des aventures sexuelles avec de jeunes et beaux garçons ? Dans une biographie "factuelle", ceci ne devrait pas être passé sous silence, mais au contraire détaillé et si possible commenté. Si, au contraire, l'approche est plutôt intellectuelle et littéraire, cela n'a à l'inverse rigoureusement aucune importance. Dommage que l'auteur n'ait pas su choisir entre les deux options.

  Le biographe ne semble pas non plus décidé à aimer ou non les romans d'Elsa. Il en tient pour "l'Ile d'Arturo", à l'encontre de "la Storia". Pourquoi pas ? Bien que personnellement je n'aie que moyennement apprécié le premier, à cause de son absence de parti pris clair, son oscillation en somme, entre roman réaliste et fable. René de Ceccatty reproche à Elsa Morante un style plus souvent qu'à son tour didactique et démonstratif. Elle a manqué d' "editing", se laisse-t-il aller à dire. Elle ne serait pas, en somme, le si grand écrivain que certains ont voulu voir en elle. Parce qu'elle était trop mondaine ? Parce qu'en elle le "personnage" de la vie littéraire et intellectuelle italienne a pris le pas sur la créatrice, en dépit de toutes ses affirmations contraires ? Ou bien, plus simplement, parce qu'elle qui se voulait une intellectuelle, elle que la comparaison avec Simone de Beauvoir flattait, la postérité littéraire la retiendra surtout comme l'auteur de "la Storia", grand roman populaire, immense succès public aux allures de mélo et aux tirades historiques quelque peu scolaires ? Je retiendrai sans doute, pour ma part, la question d'un rapport problématique avec ce que l'on peut appeler (bien que l'appellation ne soit pas sans équivoque) la modernité. Pas plus que Pasolini (qui aurait sans doute été effrayé par le mouvement actuel "transgenre"), Elsa Morante n'apparaît détachée ("détachable", faudrait-il dire) de certains préjugés que le registre de l'opinion commune contemporaine trouverait déplacés, voire insupportables. Transgresser, oui ; mais imaginer que cette transgression puisse se résoudre en une nouvelle "normalité heureuse", ça n'était manifestement pas pour elle. Femme libre elle-même, elle ne milita guère pour la libération des autres femmes. Il était inutile de la pousser dans ses retranchements pour lui faire dire qu'elle n'était pas féministe. Ce sont ces traits de caractère que, comme son biographe sans doute, nous ne pouvons considérer aujourd'hui sans ce qu'il faut bien appeler, à tout le moins, une certaine contrariété.

samedi 28 juillet 2018

Le Calice et l'Epée

  On m'avait dit merveilles de Riane Eisler. Et le fait qu'elle soit peu connue en France, peu référencée et que j'aie eu un peu de mal à me procurer en français "le Calice et l'Epée", pas disponible depuis assez longtemps semble-t-il, m'avait fait penser qu'elle était peut-être traité injustement sous nos latitudes en raison de la "concurrence déloyale" qu'elle pourrait faire à la "French theory" et à ses suppôts. Opinion certainement très hâtive.

  La thèse anthropologique de Riane Eisler est au fond assez simple : il aurait existé, essentiellement à la fin du néolithique, des sociétés "gylaniques" (c'est le terme qu'elle invente pour s'opposer à celui d' "andocratique") dans lesquelles femmes et hommes collaboraient sans qu'un sexe domine l'autre. Ces sociétés n'étaient pas guerrières. Elles correspondent au mythe de l'Age d'or tel qu'a pu l'exprimer Hésiode. On en a un exemple, selon elle, dans la civilisation minoenne, ou encore dans celle de Çatal Höyük. Sont arrivés, ensuite, les Kurgan. Ils ont apporté la violence, la guerre - et l'inégalité des sexes, l'oppression des femmes par les hommes. Depuis lors, la femme a un rôle et un statut inférieurs et toutes les tragédies de l'Histoire viennent de là.

   Riane Eisler plaide donc contre la société de domination, en faveur d'une société de coopération. Ce qu'elle écrit n'est pas seulement une analyse du passé mais une projection dans un futur souhaitable et souhaité. Elle ne se cantonne donc pas à un rôle d'observation et de description. On peut penser que, ce faisant, elle ne renforce pas nécessairement son propos. Mais, surtout, deux choses me gênent dans la démarche qui préside à l'écriture de son livre :
- d'une part, elle essentialise certaines qualités "féminines" (la douceur, la compréhension, le soin) et en fait des éléments de base pour une vie meilleure, alors qu'il s'agit de caractéristiques essentiellement culturelles, liées précisément à l'état d'infériorité dans laquelle la femme a été maintenue ; si la femme devenait l'égale de l'homme, ces "qualités" seraient à peu près également partagées entre les sexes, et comment imaginer, dès lors, qu'on puisse s'appuyer sur elles pour transformer la société ?
- d'autre part, elle fait un peu trop facilement référence à l'irrationnel, à la mystique, au spirituel (là encore, qui seraient le propre des femmes, et permettraient se s'affranchir d'une rationalité oppressive)  ; lorsqu'elle cite par exemple le physicien Fritjof Capra comme s'il était un scientifique à la démarche incontestable, le moins qu'on puisse dire est qu'elle va vite en besogne et que sa démonstration y perd.

   En définitive, c'est un livre qu'on a envie d'aimer et d'admirer tant la thèse qu'il promeut semble séduisante. Mais qui peine à convaincre, tant ses faiblesses et ses errements méthodologiques sont difficiles à laisser de côté. Son propos n'est guère compatible non plus avec tout ce qu'ont développé les féministes contemporaines à propos de la variabilité du genre. La séparation des sexes, pour Riane Eisler, reste une donnée irréfragable ; or, trente ans après la parution du Calice et l'Epée  la pensée contemporaine a complètement abandonné cette vision dichotomique et il n'est donc pas surprenant qu'elle ait quelque peu délaissé Riane Eisler.

samedi 2 juin 2018

Croire aux forces de l'esprit

   C'était le 31 décembre 1994. Le Mur de Berlin était tombé mais pas encore les Tours jumelles. On avait déjà accoutumé d'appeler "Tonton" le Président de la République, avec l'affection un peu dédaigneuse que l'on voue à quelqu'un qu'on connaît bien, dont on a bien repéré les défauts et dont on sait aussi qu'il appartient à une époque révolue. De fait, ce soir-là, François Mitterrand présente ses voeux de nouvelle année aux Français. Ce sont les derniers. Il ne se représentera pas, il est malade, il le sait et sait aussi qu'il a déjà eu de la chance de pouvoir tenir jusque-là. Une phrase, surprenante dans sa bouche, se glisse dans son discours : "Je crois aux forces de l'esprit". Qu'est-ce à dire ? Qu'une fois mort, son fantôme viendra errer parmi les ors de la République ? Qu'il se réincarnera en un autre dirigeant politique ? Que la manière dont il a exercé sa fonction marquera pour longtemps la vie publique française ? Que sa conversion, lui que l'on pensait sinon athée du moins agnostique, est en cours, qu'elle a peut-être déjà eu lieu ?

  Marie de Hennezel est devant son poste et la phrase ne l'étonne pas. Elle connaît Mitterrand, elle a été sa confidente pendant plusieurs années. Ils ont peu parlé de leurs vies personnelles, mais beaucoup de la spiritualité et de la mort, deux thèmes fortement liés. Mitterrand n'était pas "religieux" au sens d'une pratique collective qui exclut, la plupart du temps, la relation directe avec la divinité ; on ne s'adresse en effet à celle-ci que par l'intercession d'un clergé. Mais il croyait à une énergie non mesurable et non physique, qui peut tout particulièrement loger en certains lieux : la Roche de Solutré, Vézelay ou Bibracte. Ou en nous-mêmes. En cela il était spirituel.

  Marie de Hennezel, psychothérapeute jungienne, se voit confier par le Président l'ouverture du premier centre de soins palliatifs à Paris. Il s'agit de rompre un tabou. La médecine est là pour guérir, certes, mais lorsque tout est perdu elle doit aussi soulager les souffrances du patient et de ses proches, permettre une mort dans la dignité. Celle-ci est parfois incompatible avec l'acharnement à maintenir en vie. La médecine a mis longtemps à le comprendre et à l'accepter. Aujourd'hui encore, les débats sur la fin de vie font rage.

    Ce livre est donc à la fois le récit des rencontres de l'auteur avec Fraçois Mitterrand autour de la spiritualité (tel que l'on connaît Mitterrand, il devait bien être un peu amoureux de l'auteur, mais apparemment il ne s'est rien passé entre eux, d'autant qu'au cours d'un voyage officiel elle est tombée amoureuse de son interprète) et celle du changement de notre regard sur la fin de vie des grands malades. Marie de Hennezel passe d'un registre à l'autre avec grâce et naturel. Elle ne nous dit pas tout, on le sent bien, mais elle nous propose de belles réflexions sur notre rapport à la mort et sur l'existence de ces "forces de l'esprit" qui donnent leur titre au livre.

samedi 26 mai 2018

Homo deus

  Yuval Noah Harari excelle dans la métaphore. Son livre en regorge et c'est la manière qu'il a de nous surprendre sans cesse et de retenir notre lecture : il nous chatouille et nous fait sourire. Il a bien d'autres qualités : quoique universitaire, il ne se laisse pas enfermer dans une spécialité. C'est le futur du monde dans son ensemble qui est son sujet. Non qu'il ait vraiment des idées personnelles et innovatrices à ce propos, mais sait bien capter celles qui sont dans l'air du temps et nous les restituer à sa manière dans une sorte de raisonnement en flux continu. Rendons-lui cette justice aussi : il cite ses sources.
   Mais, ainsi troussé à la manière d'un "coup" médiatique s'efforçant de réitérer ce qui s'était produit avec son premier livre, "Sapiens", son ouvrage s'avère décevant. Il faut des centaines de pages pour en arriver enfin à la conclusion : l'avenir appartient probablement à une "religion des données" (le dataïsme) dans laquelle le réseau universel (qu'il nomme "l'internet de tous les objets") sera devenu autonome et concurrencera l'humanité, ce qui ouvrira une toute nouvelle phase de l'histoire. Qui prévaudra alors, de l'intelligence du réseau (supérieure à celle des humains) ou de la conscience ? Précisément, cette question de la conscience humaine et de sa spécificité n'est abordée que furtivement, alors qu'elle est au coeur de toute réflexion prospective. Dommage.

samedi 19 mai 2018

Le Lambeau, de Philippe Lançon

   "Laissez les morts enterrer les morts" : cette sentence christique, un peu ambiguë comme souvent, nous invite à regarder du côté des vivants. Oui, mais lesquels ? On se souvient de l'attentat de Charlie Hebdo, le 9 janvier 2015 : les frères Kouachi entrent dans les locaux et descendent tout le monde à coups de kalachnikov. Wolinski, Cabu, Charb et d'autres sont tués, certains s'en sortent indemnes, d'autres sont blessés. Parmi eux, Philippe Lançon, écrivain et chroniqueur à Libération, a le bas du visage arraché par une balle. Pendant qu'il fait semblant d'être mort, il voit à son côté la cervelle de Bernard Maris, son ami l'économiste hétérodoxe, s'écouler hors de son crâne brisé.
   Comment survit-on à pareille tragédie ? Grâce à la médecine, d'abord, et à la chirurgie. Philippe Lançon est transporté à la Salpêtrière, pris en charge immédiatement. On l'opère, le réopère. Sa chambre et le bloc opératoire sont devenus sa maison, les policiers armés qui le protègent (il était une victime, il est demeuré une "cible potentielle") sa famille. Des relations d'estime et même d'amitié se nouent avec les soignants, avec les chirurgiens. Philippe Lançon trace ainsi un très beau portrait de femme : celui de sa chirurgienne, Chloé, aussi compétente que passionnée par son métier, ce qui ne l'empêche pas d'apprécier la littérature et l'art. Une femme de caractère, c'est-à-dire pas toujours facile, mais une personne dont on peut dire qu'elle fait l'honneur de son métier.
  Et, bien sûr, lorsqu'on est journaliste et écrivain, c'est aussi par l'écriture que l'on se sauve. D'autant plus que, si Lançon est bavard, comme il le dit lui-même, il lui sera interdit de parler pendant les premiers mois après l'accident : il n'a plus de menton, il faut lui greffer un "lambeau" d'os, celui du péroné, et il importe que la greffe prenne, ce qu'elle ne fait pas tout de suite. Il écrit sur des tableaux blancs Velleda, à destination de ses interlocuteurs, sur des cahiers ou carnets pour lui-même et pour les autres. Il finira par écrire le livre que nous venons de lire, sans complaisance et sans volonté d'en découdre. L'empathie est la note dominante de ce récit, et, non, "empathie" n'est pas un gros mot condamné par le politiquement correct. L'empathie est ce par quoi un homme se rattache à l'humanité, l'auteur nous le rappelle et c'est très bien ainsi. Comme il nous rappelle aussi la force possiblement pervertissante de ce qu'il a vécu : C’est en écrivant cette chronique que j’ai pris conscience d’un état que, jusqu’ici, je dissimulais plus ou moins : je ne parvenais plus à évoquer ce que je voyais ou lisais sans le lier ouvertement à mon expérience. Elle devenait le filtre, la vésicule par laquelle tout circulait. Ce qui ne la touchait pas ne me concernait plus ; mais cela posait un nouveau problème, nouveau pour moi : comment faire pour ne pas devenir « vendeur » de cette expérience ? Comment ne pas l’utiliser comme un hochet, une marque, un produit d’appel ou un signe de reconnaissance, mais, au contraire, pour la détacher de moi-même ? La seule solution était non pas de rabâcher cette expérience, mais d’isoler ce qui, en elle, prenait forme, jusqu’à en déposséder celui qui l’avait vécue –ou subie.
  C'est donc bien l'écriture qui le sauve et il nous met, nous, lecteurs, à ses côtés et tout près de lui. Indulgence plénière pour ses accès d'égocentrisme, l'incommunicabilité qui s'instaure un moment entre son amie Gabriela et lui et les manières assez brusques dont il semble user par moments avec son entourage. Il y a dans "le Lambeau" quelque chose de définitif sans être tranchant. L'écriture emprunte ses vertus au classicisme sans jamais en prendre la pose. Et à aucun endroit de ce récit ne se dément le sentiment de justesse et de justice qu'éprouve le lecteur. Pour cette raison, un livre marquant.


dimanche 13 mai 2018

La Leçon d'allemand, de Siegfried Lenz

  Qu'est-ce qui a bien pu amener le jeune Siggi Jepsen dans cette maison de correction au bord de l'Elbe, près de Hambourg ? Nous ne le saurons que dans la dernière partie du livre. La Leçon d'allemand n'est toutefois pas un roman à suspense, en tout cas il transcende cette catégorie puisque c'est à la fois un roman d'apprentissage (dans la grande et belle tradition germanique du Bildungsroman), un roman politique, un roman historique et une analyse psychologique. Mais avant tout sans doute, et plus que tout, un roman philosophique. Ce qui, chez le lecteur français de fiction, pourrait bien éveiller une méfiance conditionnée. Encore davantage si j'ajoute que l'auteur prend avec clarté et détermination des positions humanistes : une attitude vraiment très mal vécue par certains, du côté de chez nous. Voire.

    Au centre de "La Leçon d'allemand", il y a le mythe d'Antigone. Retourné comme un gant et transposé à l'époque du nazisme. Pourquoi tant de gens ont-ils "fait leur devoir" en appliquant avec zèle des ordres non seulement absurdes mais qui contenaient la négation de la simple dimension humaine qui permet à la société de rester vivable ? Et pourquoi, au nom de quoi en ont-ils si souvent "rajouté" ? On songe tout de suite, bien sûr, au concept de banalité du mal développé par Hannah Arendt lors du procès Eichmann. Mais le père du narrateur, puisque c'est de lui qu'il s'agit,  est un gagne-petit du totalitarisme. Ailleurs, les fours crématoires tournent à plein régime ; lui, il se contente de notifier et de veiller à l'application par le peintre Max Nansen, qui réside dans sa circonscription, d'une "interdiction de peindre" décrétée par les Autorités du Reich. Que le peintre soit son ami lui importe peu et jamais ne l'effleurera l'idée qu'interdire à un peintre de peindre est aussi absurde que de défendre à l'oiseau de chanter. La "bêtise au front de taureau" dans sa banalité policière est parfaitement illustrée par ce personnage de père. Le fils, évidemment, va se révolter à sa manière contre cette insupportable figure de géniteur. Ce faisant, il s'ouvrira à l'art et à l'écriture comme à un merveilleux et indispensable champ de liberté, dans une Allemagne d'après-guerre travaillée par les ambiguïtés et les contradictions tant elle peine à solder le douloureux passé du IIIème Reich (comme on le voit magnifiquement aussi dans "le Liseur" de Bernard Schlink). Dommage seulement que la traduction, approximative et probablement fautive dans bien des cas, ne permette pas de goûter pleinement ce grand livre.

samedi 5 mai 2018

Journal d'Irlande, de Benoîte Groult

   Benoîte Groult revient. En fait, elle ne nous a jamais quittés. Sa voix passionnée d'écrivaine féministe, animée d'une vitalité sans faille, interrogeant sans cesse les rapports hommes-femme, la famille, l'amitié, nous l'entendons encore à travers les livres qui nous ont marqués : Ainsi soit-elle, la Touche étoile... pour ne citer qu'eux.
    Mais voici que nous arrive, par-delà la tombe, une autre image de cette écrivaine : le marin (la marine, devrait-on écrire, si ça ne sonnait pas bizarre),  habitée par une passion pour la pêche et pour l'Irlande où le temps est sans cesse changeant, les habitants pas toujours adonnés à ce qu'ils font (nous sommes dans les années quatre-vingt-dix), mais les touristes pas encore très nombreux, contrairement aux écrivains qui, eux, l'étaient déjà.
  A l'origine, ce "Journal" n'était pas destiné à la publication. Ce sont les carnets que Benoîte Groult tenait chaque été, depuis son arrivée dans la verte Erin, jusqu'à son retour à Paris. Ils ont été revus, relus et mis en forme par sa fille. Chaque jour ou presque, elle couche sur le papier quelques lignes. Où il est beaucoup question de la pêche qu'elle vient de faire (la mer est cet être tutélaire, puissant, changeant, mais avant tout nourricier), des plats qu'elle va préparer, de la couleur du ciel (et il y a beaucoup à dire rien que sur le sujet) et des coefficients de marées (bonne occasion pour réviser les formules mathématiques).
  Mais il est question aussi des amis, gens du lieu ou célébrités (on assistera ainsi à la venue de Mitterrand, à un rendez-vous amical avec Michel Déon), de son mari Paul Guimard, à qui la lie une longue cohabitation, une complicité intellectuelle et une commune passion pour la mer. Mais l'auteur des "Choses de la vie" vieillit, manifeste, en dents de scie, un certain laisser-aller et un penchant pour la boisson. Souvent Benoîte Groult s'en agace. Elle sait bien pourtant qu'il est devenu difficile de quitter cet homme vieillissant, père de sa dernière fille, malgré les infidélités mutuelles. Ce n'est pas un couple sans jalousie, mais c'est un couple pour lequel la possessivité n'est pas telle que la jalousie puisse tout détruire. Notre écrivaine féministe a un amant, un Américain du nom de Kurt, dévoué, attentionné, amoureux et excellent amant au surplus. Beaucoup de qualités, sauf celle d'être un intellectuel. Et l'auteur, avec une auto-ironie plutôt triviale mais au fond bien réjouissante, de s'écrier : pourquoi faut-il que le roi des cons soit le roi de mon con ? Bonne question, en effet, que beaucoup de femmes pourraient se poser.
  Cependant, le temps passe pour tout le monde. Kurt comprend bien que Benoîte ne divorcera pas pour lui. Qui par ailleurs vieillit. Il n'est plus un si bon amant qu'autrefois. Les amants continuent de s'écrire, Kurt entame aux Etats-Unis une liaison avec une veuve, ce qui rassure son amante française en la déculpabilisant. Benoîte Groult apprend son décès avec un certain retard, ils s'étaient éloignés, mais le portrait qu'elle aura tracé de lui dans ce "Journal" sonne juste, tout comme l'attitude de ses filles qui avaient encouragé cette liaison au nom de son bonheur.
  Si le journal s'achève, c'est que la maison a été vendue. L'auteur y revient et nous livre le récit de ces retrouvailles, mais on comprend bien qu'ensuite, le grand âge venant, l'Irlande n'appartiendra plus qu'à son passé. Entre-temps, Benoîte Groult nous aura gratifiés d'une belle leçon d'amour, de vie et de pêche.

mardi 24 avril 2018

Les Loyautés, de Delphine de Vigan

   Théo et Mathis, lycéens, entretiennent ce que l'on appelle une amitié toxique. Ils s'isolent pour boire, beaucoup, jusqu'à perdre connaissance, jusqu'à ce que leur lien avec l'école menace de se rompre. Mais ils sont aussi reliés à leurs parents, à leurs professeurs. Chacun a son histoire, ses souffrances, ses préoccupations, mais chacun est en lien avec les autres. Si la mère de Théo est "larguée", son père, sans emploi, dépressif, est reclus dans un appartement sordide et le garçon ne veut pour rien au monde que ses amis soupçonnent sa détresse. Cécile, la professeur, n'a guère de vie sentimentale et en souffre. Elle prend fait et cause pour Théo, bien au-delà de ce qu'exigerait son statut d'enseignante.

    Ce sont donc des fils que la romancière tend et noue. La romancière et elle seule. Chaque personnage parle par sa bouche et cela se sent sans doute un peu trop. Aucun d'eux ne parvient à exprimer sa personnalité à travers un style, des idées, des images qui ne seraient qu'à lui. Et là réside sans doute le côté frustrant de ce roman : une réelle élégance s'y paie d'un excès de distance. On reste sur l'impression d'un livre écrit un peu trop rapidement. L'écrivaine aurait-elle été saisie par la crainte de s'engager ? Cela ne lui ressemble pas, pourtant, et gageons qu'il n'en sera pas ainsi dans son prochain livre.

jeudi 29 mars 2018

La Part du ghetto

Il faut être grand reporter pour écrire un livre sur les banlieues. En soi, c’est significatif : nous sommes chez nos contemporains, nos concitoyens (en tout cas sur le papier), mais la coupure culturelle est telle que c’est un autre monde. Le périphérique est une frontière, à certains égards bien similiaire à celles qui nous séparent de l’Algérie et de la Tunisie.

On l’a écrit et réécrit : le rêve mis en avant par la « Marche des Beurs », puis par SOS Racisme, celui d’une société mélangée vivant dans la paix et le respect des différences. Les articles de journaux et Wikipédia nous racontent que c’est à cause de quelques drapeaux palestiniens que cette Marche et le mouvement qui en est issu, SOS Racisme, auraient progressivement été marginalisés par les Institutions. En somme, une fois encore, le conflit israélo-palestinien se serait invité là où il n’aurait pas lieu d’être, et de là serait née la dérive que nous connaissons aujourd’hui. J’ai l’impression que cette explication est un peu courte. Elle ne rend pas raison du rejet de l’assimilation, puis de l’intégration, qui a été progressivement le fait des jeunes génération, tentée de revenir à des « racines » entre-temps mythifiées, au prix parfois (ce que le livre montre parfaitement) d’une certaine forme de schizophrénie. Le livre confirme donc la tendance au repli communautariste des banlieues. Inquiétant, assurément. On a vraiment affaire à un phénomène de fond. Qui, comme tout phénomène majoritaire, comporte ses exceptions : cette « escort » qui fréquente les beaux quartiers, ce musulman venu assister au mariage halal d’un de ses parents, et qui est lui-même l’époux d’une blonde catholique.

L’expression de « Territoires perdus de la République » se justifie donc plus que jamais. Comment les reconquérir ? C’est la vraie question, à laquelle ce livre ne répond pas (bien sûr, il n’a pas été écrit pour cela). Si on les reconquiert jamais… L’Italie semble avoir mieux intégré ses musulmans, peut-être simplement parce que la « partition territoriale » en fonction des religions et des origines ethniques y est moins sensible qu’ailleurs. Mais est-ce si vrai ? On n’en a pas fini de réfléchir à ce sujet complexe.

vendredi 2 mars 2018

4321

   Existe-t-il un hasard qui, combiné avec le libre arbitre, rendrait l'existence imprévisible, aléatoire, ou bien tout est-il écrit d'avance ? A cette éternelle question, Paul Auster apporte une réponse plutôt originale et sans doute déstabilisante : tout est écrit, semble-t-il nous dire, mais plusieurs fois. Nous sommes l'être que nous sommes mais, à côté de nous, vit aussi l'être que nous pourrions être aussi, et lui-même possède un autre de nos doubles possibles, qui lui-même... et ainsi de suite. Riche matière pour un romancier virtuose (au point parfois de donner à son lecteur le tournis) qui va ainsi nous raconter de quatre manière différentes la vie d'Archibald Ferguson, descendant de Juifs ashkénazes émigrés aux Etats-Unis en 1900.

   Ferguson aura donc quatre incarnations et une seule date de naissance, qui correspond d'ailleurs à celle de l'auteur. Il sera, selon le cas, hétéro ou bisexuel ; il vivra ou non avec Amy, il écrira certains livres ou d'autres, fréquentera plus ou moins l'université Columbia, sera new-yorkais de coeur, francophile, plus ou moins de gauche, opposé à la guerre du Viêt-nam et à la recherche de procédés pour ne pas être incorporé. Il mourra à l'âge de vingt ans d'un stupide accident de la circulation à Londres, où il était allé rendre visite à son éditeur pour le lancement de son premier livre, ou bien vivra bien plus longtemps, au point de se préparer à écrire... le livre que nous avons entre les mains. Ce procédé discrètement proustien souligne, s'il en était besoin, l'amour que Paul Auster voue à la littérature française.

   4321 est un roman-maelström plus encore qu'un roman-monde. L'auteur a pris le pari de détisser sans cesse sa propre toile, d'embrouiller, en sautant sans cesse d'une version à l'autre, son fil narratif. Tel est le paradoxe de ce livre : celui de nous raconter à la façon d'un roman classique l'histoire d'un personnage dont les traits de caractère et les événements de la vie sont sans cesse désassemblés et réassemblés de manière différente. Ce pourrait être une forme d'hommage déguisé au Nouveau roman, une manière d'exprimer une défiance à l'endroit de la notion même de personnage littéraire, puisque la "suspension temporaire de l'incrédulité" dont Coleridge faisait un impératif pour le lecteur de fiction est mise à mal par la succession des versions d'une même biographie. J'ai entendu à la radio un critique (je crois que c'était Michel Crépu au "Masque et la Plume") affirmer que ce roman se caractérisait par sa "tiédeur". Ce terme m'a étonné, j'y ai vu sur le moment une manière d'affirmer qu'il y avait nécessairement quelque chose d'ennuyeux lorsqu'un écrivain trempait sa plume dans l'encre de la chronique pour raconter une vie. A la réflexion, il me semble que ce n'est pas seulement cela. C'est aussi et surtout que le parti pris de ce roman réinstalle l'incrédulité chez le lecteur, qui soupçonne aussi que l'auteur est lui-même assez peu convaincu par son histoire racontée puisqu'il en donne quatre versions contradictoires. On touche là aux limites de l'exercice et à la raison pour laquelle ce roman ambitieux, au souffle long, que l'on aimerait saluer comme un chef-d'oeuvre, se referme sur une certaine insatisfaction que l'interrogation profonde et nécessaire qu'il porte sur le destin ne suffit pas à éliminer.

samedi 27 janvier 2018

Play Boy

   Constance Debré porte un nom célèbre et un prénom "connoté". De naissance, elle appartient au côté des puissants, des riches, de ceux qui n'ont qu'à se faire connaître sous leur nom pour que les portes s'ouvrent ou que les gendarmes vous laissent partir sans vous ennuyer davantage.

   Mais il se trouve qu'elle en a assez. Car elle s'ennuie, voyez-vous. Elle ne sait faire, en gros, que deux choses : plaider et conduire. C'est elle qui le dit. Ce n'est déjà pas si mal. Elle se lance dans l'écriture (en fait, elle a déjà, plus jeune, publié deux livres) pour accompagner un profond changement. D'abord, elle en a assez de la caste à laquelle elle appartient. A laquelle elle n'appartient pas tout à fait, d'ailleurs, puisque ses parents n'ont pas vraiment intégré les codes usités dans le reste de la famille : toxicomanes, ils ont parfois vécu une existence difficile, tourmentée, jusqu'à la misère. Et dans ce cas, la famille ne vous aide guère.

   La fille, elle, décide d'envoyer promener les bonnes manières. Elle fait sa crise d'adolescence à la quarantaine. Plaider ne l'intéresse plus guère. Elle largue son mari qui l'a trompée avec la stagiaire (est-ce la vraie raison ? une tromperie, de nos jours...). Elle se met à écrire comme une banlieusarde, achève pas mal de ses phrases par un "ta race" qui fleure bon son 9-3. Et elle devient homosexuelle, selon un parcours qui lui fait d'abord rencontré Agnès, prof bobo, puis une bizarre petite jeune femme surnommée Albert (allusion à l'Albertine de Proust ?), puis une troisième. Son coeur, ou plutôt son corps, balance entre l'une et l'autre, sans compter l'ex-mari qui un beau soir s'invite inopinément dans son lit, sans que lui vienne à l'idée de "balancer son porc".

   Constance Debré pratique le style cash, frénétique. Phrases et paragraphes courts, expressions qui claquent, à l'image des humeurs et des envies de la narratrice : changeantes, retournables. On est dans la littérature Snapchat. Une postmodernité où l'on ne fuit pas les sentiments. Ce sont eux qui ont fui. Il y a le désir et ses intermittences, rien d'autre. C'est probablement typique de l'époque : un peu vide. Pas vraiment superficiel, puisque c'est l'idée même de profondeur qui a disparu. On sort de ce livre affamé d'authenticité. Je sais bien, c'est ringard.

vendredi 26 janvier 2018

Journal, de Charles Juliet - Tome IX - Gratitude

   Le lecteur passionné de fictions que je suis aurait presque tendance à oublier qu'il existe un genre noble entre tous, et parfois passionnant lui aussi, et qui peut avoir à nous dire beaucoup sur une époque : le journal intime. Intime ? Pas forcément tant que ça. L' "autofiction", comme on dit ou plutôt disait puisqu'il paraît que ce terme est passé de monde, est bien des fois plus impudique.

   Tout, dans un journal, dépend de la personnalité vraie de celui qui l'écrit. Le romancier, c'est sa fonction même, vient se cacher derrière ses personnages. Même s'il parle à la première personne, même si ce qu'il raconte est "quasiment autobiographique". Dans un journal, si l'on s'ennuie parfois, c'est parce que la personnalité de l'auteur n'est pas passionnante. On peut le dire ainsi sans prendre trop de risque de se tromper. Et une personnalité ne peut retenir durablement l'attention que si elle n'est ni mesquine ni entièrement autocentrée. Trop d'ego, pas assez d'égal, et le précipité chimique par lequel naît l'émotion de la lecture n'est plus qu'une substance froide et repoussante.

  Rien de tel avec Charles Juliet. La marque de cet écrivain, c'est l'élévation de sa pensée, son refus de toute vulgarité. Il est la preuve agissante qu'il n'est pas nécessaire d'être bien pourvu en mauvais sentiments pour prétendre faire de la bonne littérature. Grâce à lui, nous voilà rassurés : non l'humanisme n'est pas mort et on a du mal à le trouver "ringard", comme on l'entend et le lit si souvent par les temps qui courent.

   Ce journal (je n'ai pas lu les autres tomes, pas encore) est avant tout un journal de rencontres. De lecteurs, d'admirateurs, mais aussi de gens simples qui ne l'ont pas lu, voire d'interlocuteurs péremptoires qui prétendent savoir ce qui est bien ou mal lorsqu'on écrit sans avoir pour autant la moindre idée de ce qu'est l'écriture. Parfois, le diariste en est agacé, voire carrément en colère. Mais, le plus souvent, c'est une empathie qui domine ; et nous, lecteurs, nous sommes naturellement conduits à admirer cette disponibilité, cette patience d'un homme qui a beaucoup souffert, qui a mis longtemps à se construire et dont l'écriture aujourd'hui est entièrement dominée par une puissante force intérieure. L'ego est superficiel, l'écriture de Charles Juliet est profonde jusque dans ses récits de détails ou de petites mésaventures quotidiennes. En refermant le livre, on a la sensation d'avoir quitté un ami. Ce n'est pas si souvent. Si je rencontre Charles Juliet dans la rue un jour, il faudra que je me garde de la tentation de l'aborder comme si nous nous connaissions intimement de longue date. Pas seulement comme si je le connaissais de mon côté à raison de ce qu'il m'a révélé de lui dans son oeuvre ; mais également comme si ce lien ne pouvait être que réciproque, et qu'il sache tout de moi par le seul fait d'avoir lu ses livres et d'avoir été si souvent en résonance avec son propos. Voilà ce que peut, entre autres choses, la littérature.

mercredi 17 janvier 2018

La Communauté

  "Une banlieue difficile en région parisienne", aujourd'hui, cela fait immédiatement penser à la Seine Saint-Denis, ce département désormais désigné par les deux chiffres de son numéro le "neuf-trois". Mais sait-on qu'il existe au coeur des Yvelines, département réputé "aisé", sur le chemin (emprunté par Mitterrand et ses invités en hélicoptère) des chasses présidentielles de Rambouillet, non loin de la vallée de Chevreuse, une "cité" composée comme ses congénères de "barres HLM" et peuplée de ceux qu'on n'appelle plus désormais les "pauvres" ?

   Trappes, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, a la particularité de ne compter que 32 000 habitants mais d'avoir vu naître ou grandir un certain nombre de personnalités qui ont fait leur chemin... ailleurs : Jamel Debbouze, Omar Sy, Sophia Aram, Nicolas Anelka. On pourrait dire que c'est la "crème" des cités si, en réalité, son histoire et son évolution n'étaient pas "en même temps" emblématiques de l'évolution des banlieues depuis les années soixante jusqu'à nos jours. En choisissant de mener une enquête approfondie sur Trappes et ses habitants, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin viennent opportunément nous rappeler que les fractures sociales qui traumatisent la France d'aujourd'hui trouvent leur origine dans une série de facteurs historiques, d'erreurs et d'égarements.

   Comme beaucoup de cités de banlieue, Trappes a commencé par être un rêve : celui de logements "tout confort" pour ceux qui habitaient les bidonvilles (pour l'essentiel en l'occurrence celui de Nanterre, rasé dans les années 60) ou ceux (comme la famille Sy) logés à l'étroit dans un appartement "de ville" inconfortable et insalubre. Les années 60 étaient celles de l'appel à la main-d'oeuvre immigrée par les industriels français qui mandataient dans les Pays du Maghreb des "recruteurs" chargés de proposer aux futurs ouvriers, trop contents de quitter le bled, emplois et logements dans un pays en pleine expansion. A cette époque, Trappes vivait plutôt bien le mélange de ses habitants (Français et immigrés, juifs, chrétiens et musulmans vivant côte à côte, en bonne intelligence et parfois en bonne amitié) et, en tant que cité ouvrière, elle élisait tout naturellement un maire communiste. Si tout n'était pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, les rôles étaient bien distribués et chacun avait ses repères.
 
    Vint ensuite le regroupement familial, mis en oeuvre sous la présidence Giscard, à la demande des industriels qui entendaient "fidéliser" leurs ouvriers. Mais autant les immigrés de la première génération cherchaient la plupart du temps à se fondre dans le paysage, à se faire oublier, autant la génération suivante, née en France et ne connaissant rien ou très peu de chose du pays d'origine de la famille, devait s'avérer en quête de reconnaissance et de statut. D'où la célèbre "marche des beurs", significative d'un instant de l'histoire où les immigrés et leurs enfants devenus français revendiquaient la fin de la discrimination et l'égalité effective des chances et devant la loi. Très rapidement toutefois, l'échec est patent : l'intégration dans les cités ne se passe pas au mieux, l'ascenseur social est en panne, la mixité sociale se délite ; les classes moyennes et ceux qui ne sont ni immigrés ni descendants d'immigrés fuient des zones de plus en plus délaissées et ghettoïsées. La troisième génération, malgré sa nationalité française, ne se sent pas intégrée et se reconnaît bien moins dans les valeurs républicaines que dans le discours de l'islam politique ou de la "religion authentique" que viennent lui prêcher les Frères musulmans puis les salafistes. Un incident, certes mortel, suffit à embraser toutes les banlieues : c'est en 2005 la mort de deux jeunes, électrocutés alors qu'ils fuyaient la police à Clichy-sous-Bois. Entre-temps, il y a eu l'affaire du voile de Creil, la loi sur les signes religieux ostensibles et la nouvelle fracture entre ceux qui sont "Charlie" et ceux qui estiment ne pas pouvoir soutenir un journal "islamophobe".

   A Trappes, c'est un maire socialiste et suppôt en principe de la laïcité qui a obtenu la construction d'une mosquée. Volonté d'apaisement ? Quel est l'avenir de Trappes, alors même que les noms célèbres qui l'ont quittée n'y reviennent pas toujours volontiers ? L'ouvrage n'esquisse pas de solutions, ce n'est pas son propos. Il se contente de raconter ce que l'on pourrait appeler sans ironie une histoire bien française. Celle d'un communautarisme en expansion, d'un "territoire perdu de la République" dont 67 des enfants sont partis faire le djihad. Un mot que le maire, âgé de quatre-vingts ans, refuse de prononcer. "Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde", disait Camus. Ne pas les nommer du tout, n'est-ce pas pire encore ?