mardi 31 juillet 2018

Elsa Morante, par René de Ceccatty

   On le sait bien : tout biographe est confronté à plus d'un écueil. Trop aimer son modèle, l'aduler et ignorer ses défauts ; ou bien, au contraire, le dénigrer (ce n'est pas l'attitude la plus courante, mais cela existe aussi). Il peut exister aussi des biographes qui ne comprennent pas leur sujet. On sait par ailleurs qu'entre les biographies "à l'américaine", foisonnantes des détails les plus infimes, au point d'en être vertigineuses, et les "biographies intellectuelles" à la française, où le quotidien est largement survolé voire ignoré, il existe plus qu'une petite différence.

   A quelle catégorie appartient donc la biographie d'Elsa Morante par René de Ceccatty ? Il est difficile, justement, de la classer. Evidemment, comme dans beaucoup de cas, l'on se trouve frustré de ne pas en apprendre davantage sur les origines de l'écrivaine, son enfance et ses années de formation. Assurément, la documentation fait défaut et c'est tellement regrettable si l'on songe, par exemple, que le père d'Elsa pour l'état civil pourrait n'être pas son véritable père ; ce dernier aurait été un facteur (mais oui !) sicilien, Francesco Lo Monaco, lequel aurait engendré également ses frères et soeurs venus après elle. Il est envisageable toutefois que Francesco et la mère d'Elsa, Irma, n'aient fait connaissance qu'après la naissance de cette dernière. Dès lors, elle n'aurait eu que des demi-frères et des demi-soeurs. Elsa affirmait toutefois avec force qu'Augusto n'était pas son père biologique. Que s'était-il passé au juste ? Il semble que le "père officiel", Augusto, ait été soit stérile, soit impuissant, soit homosexuel (ce qui n'est tout de même pas pareil !) et qu'il ait lui-même choisi son "remplaçant". Des origines aussi problématiques ont de quoi marquer un enfant. Mais peut-être tout cela est-il faux. Il est clair en tout cas qu'Elsa avait une tendance à la mythomanie. Mentit-elle sur ses origines ? ou bien sur beaucoup d'autres choses, à cause du caractère problématique de ses origines ? On aurait tant aimé que le biographe pût évoquer ce sujet en beaucoup plus de quatre ou cinq pages.

   La formation proprement dite d'Elsa ne fait pas non plus l'objet de grands développements. C'est beaucoup plus loin dans le livre qu'on apprend par exemple qu'elle lisait le français... Ce manque de "détails" rend malaisée la perception de ce qu'était Elsa en tant que personne. Le biographe parle d'abondance des gens qu'elle a connus, qui l'entourèrent, on a même l'impression dans certains passages de dériver vers une biographie de Moravia ou de Pasolini, mais, pour ce qui est de cerner sa personnalité, le lecteur en est souvent réduit à opérer ses propres déductions. Il semble bien, par exemple, qu'elle ait pris de la drogue tout au long de sa vie. Cela avait-il quelque chose à voir avec les scènes violentes, et souvent publiques, dont elle était coutumière ? Et quelle était la cause, quel l'effet ? Le biographe, là aussi, nous laisse sur notre faim. Disons à sa décharge qu'Elsa Morante ne voulait surtout pas être "biographée". Elle entendait que son oeuvre se suffît à elle-même. On s'interroge tout de même : elle qui a fait du rapport avec les enfants un thème central de son livre le plus connu, la Storia, pourquoi ne voulut-elle jamais être mère ? Etait-ce souci obsessionnel de son oeuvre ? Et cette fascination/répulsion pour l'homosexualité chez notre auteur, qu'a-t-elle à nous dire d'Elsa en tant que personne ? Le biographe n'en rajouterait-il pas sous cette rubrique, au nom de sa propre subjectivité ? On voit aussi apparaître dans le récit, à l'âge mûr de la romancière, deux jeunes marins dont elle s'écrie qu'ils "seront les derniers". Qu'est-ce à dire au juste ? Que notre romancière eut le goût des aventures sexuelles avec de jeunes et beaux garçons ? Dans une biographie "factuelle", ceci ne devrait pas être passé sous silence, mais au contraire détaillé et si possible commenté. Si, au contraire, l'approche est plutôt intellectuelle et littéraire, cela n'a à l'inverse rigoureusement aucune importance. Dommage que l'auteur n'ait pas su choisir entre les deux options.

  Le biographe ne semble pas non plus décidé à aimer ou non les romans d'Elsa. Il en tient pour "l'Ile d'Arturo", à l'encontre de "la Storia". Pourquoi pas ? Bien que personnellement je n'aie que moyennement apprécié le premier, à cause de son absence de parti pris clair, son oscillation en somme, entre roman réaliste et fable. René de Ceccatty reproche à Elsa Morante un style plus souvent qu'à son tour didactique et démonstratif. Elle a manqué d' "editing", se laisse-t-il aller à dire. Elle ne serait pas, en somme, le si grand écrivain que certains ont voulu voir en elle. Parce qu'elle était trop mondaine ? Parce qu'en elle le "personnage" de la vie littéraire et intellectuelle italienne a pris le pas sur la créatrice, en dépit de toutes ses affirmations contraires ? Ou bien, plus simplement, parce qu'elle qui se voulait une intellectuelle, elle que la comparaison avec Simone de Beauvoir flattait, la postérité littéraire la retiendra surtout comme l'auteur de "la Storia", grand roman populaire, immense succès public aux allures de mélo et aux tirades historiques quelque peu scolaires ? Je retiendrai sans doute, pour ma part, la question d'un rapport problématique avec ce que l'on peut appeler (bien que l'appellation ne soit pas sans équivoque) la modernité. Pas plus que Pasolini (qui aurait sans doute été effrayé par le mouvement actuel "transgenre"), Elsa Morante n'apparaît détachée ("détachable", faudrait-il dire) de certains préjugés que le registre de l'opinion commune contemporaine trouverait déplacés, voire insupportables. Transgresser, oui ; mais imaginer que cette transgression puisse se résoudre en une nouvelle "normalité heureuse", ça n'était manifestement pas pour elle. Femme libre elle-même, elle ne milita guère pour la libération des autres femmes. Il était inutile de la pousser dans ses retranchements pour lui faire dire qu'elle n'était pas féministe. Ce sont ces traits de caractère que, comme son biographe sans doute, nous ne pouvons considérer aujourd'hui sans ce qu'il faut bien appeler, à tout le moins, une certaine contrariété.

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