jeudi 2 novembre 2017

Niels

   Ecrire sur l'Occupation, c'est s'exposer au déjà-lu ou au déjà-vu, tant les retours sur cette époque tour à tour tragique et glauque ont été nombreux ces dernières années, au cinéma, à la télévision et en littérature. Alexis Ragougneau prend le risque et nous entraîne dans un récit en miroir inversé. Deux amis très proches : l'un est auteur, Jean-François Canonnier, l'autre metteur en scène franco-danois, Niels Rasmundsen. Ils ont travaillé ensemble, monté des pièces ; Niels croyait au talent de son ami, ils avaient eu en commun des projets, un théâtre, ils comptaient bien continuer. Mais leurs sorts vont se séparer au moment où la guerre commence : le théâtre a connu des difficultés, Niels est parti au Danemark (pays qui voulut garder les apparences d'une certaine neutralité, mais fut très vite "nazifié"), où il est devenu résistant, spécialiste des sabotages à haut risque et futur père, Jean-François est resté à Paris, a écrit trois pièces nationalistes sur le thème de Jeanne d'Arc, de plus en plus violentes.

   Un jour, la guerre s'achève. Contrairement à certains de ses camarades, Niels a survécu ; mais pour cela, il a tué. Ce n'est plus tout à fait le même homme. Si ce n'est que le souvenir de son amitié pour Jean-François perdure ; et lorsqu'il apprend que son ami risque fort d'avoir de sérieux ennuis dans un Paris libéré en cours d'épuration, il se débrouille pour rejoindre Paris au plus vite.

    Dans une France dont les institutions républicaines n'ont pas encore été remises en route, tout est trouble, tout est flou. Des Résistants de la dernière heure se font passer pour de quasi héros. Jouvet rentre d'une tournée de plusieurs années en Amérique du sud et se glorifie d'y avoir défendu la culture française, silencieux sur la souffrance de ceux qui sont restés en France et ne pensaient qu'à leur survie. On suspend les activités de certains artistes compromis avec l'ennemi, on tond les femmes coupables de "collaboration horizontale", on soumet à procès les collaborationnistes ou supposés tels qui risquent la peine de mort pour cela. Pourquoi et comment Jean-François a-t-il collaboré ? C'est ce que Niels essaie de savoir par sa rencontre avec Balard, le régisseur du théâtre, l'avocat de Jean-François, Me Bianchi, une grande mondaine organisatrice de soirées littéraires où intellectuels de l'un et l'autre bord se rassemblent tout en se chamaillant, une actrice ayant joué les trois Jeanne dans les trois pièces de Jean-François, et un personnage équivoque comme ces époques savent plus que toutes les autres en produire, Santimaria. Niels ne reverra Jean-François Canonnier qu'à la toute fin de son séjour à Paris, non sans avoir accepté au préalable de rédiger une défense de son ami qui sera lue devant la Cour d'assises et lui vaudra d'échapper à la guillotine.

   La question lancinante est celle-ci : Jean-François Canonnier s'est-il simplement laissé entraîner, à la faveur de son amour pour le théâtre et pour l'écriture ? Ou bien était-il un parfait salaud ? Ou bien l'est-il devenu ? Il n'y a pas de réponse simple. On le sait d'avance, mais c'est le grand mérite de l'auteur d'avoir bâti un récit où les différentes hypothèses sont tour à tour rendues plausibles, avant que la vérité ne se révèle au grand jour.  Une vérité de la haine insensée et aveugle, par laquelle ce roman haletant qui ne lâche pas son lecteur d'une page, apparaît profondément actuel.

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