dimanche 12 novembre 2017

Khomeiny, Sade et moi

   Où en est-on avec le féminisme ? De nos jours, on a parfois l'impression que le concept est dépassé. On a, d'un côté, la question du genre qui donne lieu à des débats souvent abscons et sans fin. De l'autre, l' "intersectionnalité" des luttes semble occuper toute la place. Mais ce sont là des considérations très "occidentales", en vigueur dans des sociétés où, si le féminisme n'a pas encore accompli l'ensemble de son projet (bien sûr, il reste beaucoup à faire, à tous les niveaux), on ne peut pas dire non plus qu'il en soit encore au degré zéro de ses réalisations.

   C'est tout autre chose en Iran, et Abnousse Shalmani en sait quelque chose. Elle, issue d'une famille d'intellectuels athées, qui a fui avec sa famille le régime des mollahs. Elle, rebelle de naissance, qui refusait dès l'école primaire les règles de comportement qu'on voulait inculquer aux petites filles et qui n'étaient que le préalable à l'obligation du port du voile. Elle résistait à sa manière : en se déshabillant et en montrant son cul. C'était sa liberté.

   A Paris, dans le pays des droits de l'Homme, ç'aurait dû être tout autre chose. Abnousse Shalmani a connu une période bénie où la France se glorifiait de sa diversité : c'était le cas, emblématique, en 1998, lorsque la France a gagné la Coupe du Monde de football. Mais, très vite, à cause en particulier du 11-septembre, le repli sur soi est venu. Aujourd'hui, l'équipe de France a du mal à vivre son caractère multiethnique ; elle reflète en cela l'évolution d'une société où la tolérance est de moins en moins de mise.

   Réfugiée politique, puis citoyenne française, Abnousse Shalmani fut une étudiante plutôt fauchée mais décidée, et ne cessa jamais en tout cas d'être une femme libre. Contre la gauche bien-pensante, qui considère que l'islam est la religion des pauvres, des opprimés, et que pour cette raison elle a droit à une indulgence inusitée dans les autres cas. Qui estime que le colonialisme explique tout, même si en l'espèce l'Iran, s'il a parfois été vaincu, n'a jamais été occupé. Elle rejette donc de toutes ses forces l'accusation d' "islamophobie", si prompte à fuser lorsqu'on veut mettre en cause les comportements régressifs de certains musulmans qui oublient qu'ils sont français et doivent à ce titre respecter les valeurs de la République. Comme elle rejette aussi, bien sûr, le racisme anti-immigrés de ceux qui fantasment une France "pure". Elle est intraitable et distribue les coups d'un côté aussi bien que de l'autre.

   Pour ce faire, elle s'appuie notamment sur un éloge appuyé de la littérature libertine. Celle qui fait exister le corps, y compris celui des femmes, pour exalter leur droit à exister tout court, à philosopher, à se construire en fonction de leurs propres choix. Une manière comme une autre, intelligente, de revenir aux Lumières, si facilement vouées aux gémonies par les gourous de tout poil qui veulent avant tout éradiquer cette conquête majeure qu'est la liberté de conscience.

   Lire les auteurs libertins n'est sans doute pas la seule manière pour une femme de revenir aux saines racines du féminisme. Mais il est important de rappeler - car, même si c'est évident, il semble que la période déboussolée que nous vivons le remette parfois en cause - que ce mouvement littéraire n'eut pas seulement à voir avec la célébration des corps, mais qu'il participa également d'un mouvement d'ouverture de la pensée. Je suis plus sceptique, en ce qui me concerne, sur sa célébration de Sade. Pas sûr même qu'on puisse ranger le "divin Marquis" dans la catégorie des "libertins", tant ses personnages vivent une situation de domination. Ils sont ou bien les dominants ou bien les dominés. On a interchangé les rôles sans bouleverser le jeu lui-même. D'ailleurs, l'auteur avoue que les scènes de torture chez Sade lui sont pénibles. Sade est souvent pénible et ennuyeux à la fois. Il témoigne, certes plutôt mieux que bien d'autres, de l'état de décomposition avancée des rapports de pouvoir dans lequel se trouvait l'Ancien Régime à l'époque où il écrit. Mais ce n'est pas à proprement parler un auteur érotique joyeux. Il peut bien irriter les bonnes consciences, il n'amorce pas pour autant un statut de la femme conforme aux aspirations des féministes. Il faut toujours le lire au troisième ou au quatrième degré, et jamais autrement qu'accompagné d'autres auteurs de son époque. Sur ce point Abnousse Shalmani se trompe. Il reste que sa mise en garde contre la régression antiféministe que nous vivons actuellement en raison de la place que prend dans l'espace public le discours d'un islam rigoriste est à écouter et à prendre en compte avec la plus grande attention.

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