Qui a eu peur de Roger
Casement ? Ceux qui, au nom de la « supériorité »
de l'homme blanc et occidental, et surtout de l'impératif de
récolter beaucoup de caoutchouc et à bas prix, exploitaient avec
férocité les populations indigènes du Congo belge et du Pérou. La
Couronne britannique, elle, a craint Casement pour son engagement en
faveur de la cause irlandaise, puis a fini par avoir raison de lui :
il a été pendu à l'issue d'un procès pour haute trahison.
Etrange histoire que
celle de cet homme. Je dois dire que je ne savais à peu près rien
de lui avant d'ouvrir le livre de Vargas Llosa, roman et biographie à
la fois, formidablement documenté, magnifiquement construit, ouvrant
sur d'immenses horizons de paysages en même temps que sur
l'ambiguïté – toujours - de l'âme humaine et – parfois – sur
son invraisemblable cruauté.
Roger Casement a
consacré toute la première partie de sa vie à dénoncer les abus
de la colonisation. Dans un Congo belge sur lequel le Roi Léopold II
s'était arrogé un droit de propriété personnel, la « fièvre
du caoutchouc » et le système des concessions avaient conduit
les exploitants à réduire la main d'oeuvre locale en esclavage et à
exercer sur elle une violence sanguinaire pratiquement sans limite.
Au péril de sa vie, dans des conditions sanitaires souvent
épouvantables, Casement a enquêté sur la situation, recueilli des
témoignages, consigné le tout dans un rapport qui a fait grand
bruit.Ce fut le début d'une prise de conscience qui allait aboutir à
l'indépendance des Etats africains. Quelques années plus tard, son
expérience africaine décide la Couronne britannique – pour
laquelle il travaillait en tant que diplomate – à l'envoyer au
Pérou où il semble que le même genre de crime et d'exactions
se soit développé, à la même grande échelle et pour le même
motif : le caoutchouc. Et, encore une fois, Casement va
supporter des conditions d'existence extrêmes, endurer la haine des
profiteurs du système, qui s'en prendront à lui et tenteront même
de le faire assassiner, à la seule fin de produire un document qui
authentifie toutes les horribles pratiques que l'on ne faisait
jusqu'alors que soupçonner. A nouveau, ces révélations produiront
une véritable onde de choc en Occident.
Puis survint le
basculement. Casement, en fait, était irlandais. Pour autant, il ne
connaissait pas très bien l'histoire de l'Irlande et ne parlait pas
le gaélique. Mais son expérience du colonialisme avait forgé en
lui la conviction inébranlable que l'Irlande devait absolument se
libérer du joug anglais. Or, c'était le moment où la Première
Guerre mondiale avait été déclarée ; l'Angleterre a pour
ennemi l'Allemagne. Pourquoi ne pas s'allier avec celle-ci ? Ce
choix extrémiste, beaucoup, dans son propre camp ne le partageront
pas, et pas seulement les partisans du home rule, c'est-à-dire
d'une solution politique assurant à l'Irlande une large autonomie
sans pour autant en faire un Etat indépendant. Les Allemands
eux-mêmes refusent d'engager leur armée en Irlande, se contentant
d'assurer une livraison d'armes dont ils escomptent simplement
qu'elle contribuera à affaiblir leur ennemi britannique. Roger
Casement est arrêté et jugé pour haute trahison ; son recours
en grâce contre la peine capitale est rejeté, il est pendu à la
prison de Pentonville.
Une telle vie et une
telle mort auraient dû faire de lui un héros de la cause
irlandaise. Mais il n'en fut rien. En partie parce qu'il chercha à
empêcher l'Insurrection irlandaise, dont il pensait – à juste
titre – qu'elle ne pouvait que déboucher sur un échec si elle
n'était pas appuyée par une action militaire d'envergure de l'armée
allemande. En partie aussi parce que Casement était homosexuel, à
une époque et dans un environnement social qui rejetait violemment
cette « anomalie ». Après sa mort, les services
britanniques n'ont pas manqué d'exploiter cyniquement les carnets
intimes dans lesquels il racontait crûment ses aventures, pour le
déconsidérer en donnant de lui l'image d'un pervers. Mais ces
carnets sont-ils authentiques ? Longtemps, ils n'étaient pas
même accessibles aux chercheurs. Ils le sont aujourd'hui et la
polémique n'est pas pour autant apaisée. Il est possible qu'ils
aient été fabriqués de toutes pièces par ceux qui avaient intérêt
à faire croire que Casement était un traître doublé d'un
pervers ; un individu, en somme, de la plus basse espèce. Il
est possible aussi, et c'est la thèse que soutient Vargas Llosa tout
au long de son livre – qu'il qualifie de « roman »,
soulignons-le – que certains faits rapportés soient vrais, et que
d'autres soient issus de l'exagération ou du fantasme de celui qui
n'a précisément pas réussi à accorder la réalité à ses désirs,
et qui opère une sorte de surcompensation par l'écriture,
n'hésitant pas parfois à franchir la frontière du vraisemblable.
Impossible de trancher
définitivement. Il est probable que les cartes sont à jamais
brouillées ; jamais le portrait de Roger Casement ne pourra
parvenir à la netteté totale. Il faut sans doute s'en accommoder.
Ce qui est sans doute plus gênant pour les Irlandais - soucieux
d'écrire une histoire de leurs Pays aussi juste et objective que
possible, et de rendre dûment hommage aux héros de leur cause –
que pour tous ceux qui comme moi sont sensibles avant tout à
l'engagement humaniste total et sans concessions du « Celte »
contre l'oppression sanglante du colonialisme.
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