samedi 30 juin 2012

Le rêve du Celte, de Mario Vargas Llosa




        Qui a eu peur de Roger Casement ? Ceux qui, au nom de la « supériorité » de l'homme blanc et occidental, et surtout de l'impératif de récolter beaucoup de caoutchouc et à bas prix, exploitaient avec férocité les populations indigènes du Congo belge et du Pérou. La Couronne britannique, elle, a craint Casement pour son engagement en faveur de la cause irlandaise, puis a fini par avoir raison de lui : il a été pendu à l'issue d'un procès pour haute trahison.

       Etrange histoire que celle de cet homme. Je dois dire que je ne savais à peu près rien de lui avant d'ouvrir le livre de Vargas Llosa, roman et biographie à la fois, formidablement documenté, magnifiquement construit, ouvrant sur d'immenses horizons de paysages en même temps que sur l'ambiguïté – toujours - de l'âme humaine et – parfois – sur son invraisemblable cruauté.

      Roger Casement a consacré toute la première partie de sa vie à dénoncer les abus de la colonisation. Dans un Congo belge sur lequel le Roi Léopold II s'était arrogé un droit de propriété personnel, la « fièvre du caoutchouc » et le système des concessions avaient conduit les exploitants à réduire la main d'oeuvre locale en esclavage et à exercer sur elle une violence sanguinaire pratiquement sans limite. Au péril de sa vie, dans des conditions sanitaires souvent épouvantables, Casement a enquêté sur la situation, recueilli des témoignages, consigné le tout dans un rapport qui a fait grand bruit.Ce fut le début d'une prise de conscience qui allait aboutir à l'indépendance des Etats africains. Quelques années plus tard, son expérience africaine décide la Couronne britannique – pour laquelle il travaillait en tant que diplomate – à l'envoyer au Pérou où il semble que le même genre de crime et d'exactions se soit développé, à la même grande échelle et pour le même motif : le caoutchouc. Et, encore une fois, Casement va supporter des conditions d'existence extrêmes, endurer la haine des profiteurs du système, qui s'en prendront à lui et tenteront même de le faire assassiner, à la seule fin de produire un document qui authentifie toutes les horribles pratiques que l'on ne faisait jusqu'alors que soupçonner. A nouveau, ces révélations produiront une véritable onde de choc en Occident.

      Puis survint le basculement. Casement, en fait, était irlandais. Pour autant, il ne connaissait pas très bien l'histoire de l'Irlande et ne parlait pas le gaélique. Mais son expérience du colonialisme avait forgé en lui la conviction inébranlable que l'Irlande devait absolument se libérer du joug anglais. Or, c'était le moment où la Première Guerre mondiale avait été déclarée ; l'Angleterre a pour ennemi l'Allemagne. Pourquoi ne pas s'allier avec celle-ci ? Ce choix extrémiste, beaucoup, dans son propre camp ne le partageront pas, et pas seulement les partisans du home rule, c'est-à-dire d'une solution politique assurant à l'Irlande une large autonomie sans pour autant en faire un Etat indépendant. Les Allemands eux-mêmes refusent d'engager leur armée en Irlande, se contentant d'assurer une livraison d'armes dont ils escomptent simplement qu'elle contribuera à affaiblir leur ennemi britannique. Roger Casement est arrêté et jugé pour haute trahison ; son recours en grâce contre la peine capitale est rejeté, il est pendu à la prison de Pentonville.

      Une telle vie et une telle mort auraient dû faire de lui un héros de la cause irlandaise. Mais il n'en fut rien. En partie parce qu'il chercha à empêcher l'Insurrection irlandaise, dont il pensait – à juste titre – qu'elle ne pouvait que déboucher sur un échec si elle n'était pas appuyée par une action militaire d'envergure de l'armée allemande. En partie aussi parce que Casement était homosexuel, à une époque et dans un environnement social qui rejetait violemment cette « anomalie ». Après sa mort, les services britanniques n'ont pas manqué d'exploiter cyniquement les carnets intimes dans lesquels il racontait crûment ses aventures, pour le déconsidérer en donnant de lui l'image d'un pervers. Mais ces carnets sont-ils authentiques ? Longtemps, ils n'étaient pas même accessibles aux chercheurs. Ils le sont aujourd'hui et la polémique n'est pas pour autant apaisée. Il est possible qu'ils aient été fabriqués de toutes pièces par ceux qui avaient intérêt à faire croire que Casement était un traître doublé d'un pervers ; un individu, en somme, de la plus basse espèce. Il est possible aussi, et c'est la thèse que soutient Vargas Llosa tout au long de son livre – qu'il qualifie de « roman », soulignons-le – que certains faits rapportés soient vrais, et que d'autres soient issus de l'exagération ou du fantasme de celui qui n'a précisément pas réussi à accorder la réalité à ses désirs, et qui opère une sorte de surcompensation par l'écriture, n'hésitant pas parfois à franchir la frontière du vraisemblable.

       Impossible de trancher définitivement. Il est probable que les cartes sont à jamais brouillées ; jamais le portrait de Roger Casement ne pourra parvenir à la netteté totale. Il faut sans doute s'en accommoder. Ce qui est sans doute plus gênant pour les Irlandais - soucieux d'écrire une histoire de leurs Pays aussi juste et objective que possible, et de rendre dûment hommage aux héros de leur cause – que pour tous ceux qui comme moi sont sensibles avant tout à l'engagement humaniste total et sans concessions du « Celte » contre l'oppression sanglante du colonialisme.


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