Peut-on parler de roman historique ? Sous cette appellation, souvent considérée comme une sous-catégorie du "vrai" roman, on imagine trop souvent des personnages en costume, des aventures de cape et d'épée. Il existe pourtant un roman historique contemporain, la Disparition de Josef Mengele en est un, et de la meilleure veine.
Même si le sujet n'est pas facile : Josef Mengele, le médecin nazi d'Auschwitz, l'homme des expérimentations humaines aussi massives que cruelles et inutiles, l'un des plus grands criminels de tous les temps (mais au-delà d'un certain niveau d'abjection, la notion même d'échelle a-t-elle encore un sens ?) réussit, après la chute d'Hitler, à fuir en Amérique du sud. Là-bas, les anciens nazis sont plutôt bien protégés, avec la complicité de régimes peu démocratiques (tel celui de Peron en Argentine) et de la CIA qui ferme souvent les yeux sur ces "hommes qui savent beaucoup de choses" et qu'elle peut espérer retourner à la faveur de leur anticommunisme ou simplement de leur instinct de survie.
On sait toutefois que cette protection a des limites : le Mossad réussit à enlever Eichmann à Buenos Aires et à l'exfiltrer en Israël où il connut le procès que l'on sait. Mengele, donc, pendant des années, va se terrer. En Argentine, au Paraguay, puis au Brésil. Sa famille est restée dans sa ville de Günzburg et continue à le soutenir financièrement. Longtemps d'ailleurs, l'entreprise Mengele Agrartecnik continua à vendre des machines agricoles réputées dans plusieurs pays, dont ceux d'Amérique du Sud où Josef Mengele en fut d'ailleurs, sous une fausse identité, le représentant. Comme dans bien d'autres cas, la mémoire douloureuse du nazisme se traduisit par des oublis calculés, voire cyniques, entrecoupés d'avancées au pas de charge vers des révélations dérangeantes. Autoritaire mais capable aussi de ruse et puissamment doué pour la dissimulation, Mengele, entre déménagements et fausses identités acquises à coups de dollars, réussit longtemps à échapper à ses poursuivants. Qui faillirent pourtant le rattraper plusieurs fois. Mais l'Allemagne était loin d'être complètement dénazifiée, et certains policiers de Günzburg étaient restés "amis" de la famille, ne manquant pas de l'informer lorsque l'étau menaçait de se resserrer sur le criminel de guerre nazi.
Cette histoire d'une fuite et d'une traque assortie d'étranges "éclipses", Olivier Guez l'a romancée pour nous, pas seulement pour le plaisir d'inventer, mais parce que, comme il le reconnaît lui-même, beaucoup d'éléments nous feront défaut à jamais. L'auteur se contente de recoudre ensemble les éléments d'un tissu chronologique déchiré. Il le fait avec une certaine modestie, laissant toujours les faits parler lorsqu'ils parlent (sa documentation est vaste), et son récit y puise une force considérable. Sans jamais moraliser, il amène le lecteur à s'interroger avec effroi sur la possibilité même que des êtres humains aient voulu ce "mal absolu" dont on a si souvent parlé à propos du nazisme. Interrogation qui se dédouble : en Amérique du sud, on voit Mengele et ses congénères reformer une "petite société nazie" où ils ressassent leurs convictions antisémites et racialistes. Et d'y repenser de la sorte, c'est un tourbillon d'angoisse qui nous saisit : est-il possible, vraiment, que ces gens pas forcément inintelligents ou incultes, y aient cru, à ces aberrations, qu'ils aient pu penser ne serait-ce qu'un seul instant que ce mal absolu qui qualifie pour nous la destruction des Juifs d'Europe ait été pour eux la forme suprême du bien, ce qui allait donner forme à un avenir souhaitable pour les sociétés humaines ?
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