Qui est-il donc, ce Monsieur Piekielny, au nom improbable et à peu près imprononçable ? A l'époque, Roman Kacew habitait avec sa mère à Wilno, devenu entre-temps Vilnius, capitale de la Lituanie désoviétisée. Roman Kacew ne s'appelait pas encore Romain Gary, il n'était pas encore un écrivain français célèbre "sans une goutte de sang français coulant en lui" (comme il le proclama lui-même), mais déjà sa mère pressentait pour lui une grande carrière littéraire et diplomatique. Elle lui aurait alors fait promettre, lorsqu'il rencontrerait de grands personnages, de leur mentionner l'existence de ce Monsieur Piekielny, dont évidemment ils ne pouvaient pas avoir entendu parler.
Or, François-Henri Désérable s'est retrouvé un jour à Vilnius, devant la plaque rappelant que dans l'immeuble avait vécu Romain Gary. Du coup, la "mécanique Piekielny" se met en marche : l'auteur se met en tête de retrouver cet homme. Recherche dans les archives, interrogations de témoins (mais l'époque dont il s'agit est bien lointaine : avant la Seconde Guerre mondiale) ne semblent pas donner de résultats. On sait simplement de ce Piekielny qu'il ressemblait à "une souris grise". On peut deviner que, juif, il a certainement été déporté dans un camp de concentration, à moins que, de manière plus expéditive, il n'ait été exécuté d'une balle dans la nuque par les Sonderkommandos au-dessus d'une fosse à Ponar/Ponarai (40 000 morts au moins, certaines sources parlent de 100 000, peut-être en comptant les non-juifs : y a-t-il des degrés dans l'horreur ?).
Finalement, Piekielny a-t-il vraiment existé ? Ou n'est-il que le représentant imaginaire d'une communauté victime d'une extermination de masse qui n'eut pas d'exemple, et dont on peut seulement espérer qu'elle n'aura jamais d'imitateur ? On sait en tout cas que Gary hésita rarement à inventer sa vérité. Contrairement à ce qu'il écrivit, il ne reçut jamais des lettres de sa mère alors que celle-ci était morte depuis trois ans, mais avait confié à l'avance un paquet de missives à une amie, afin que celle-ci les envoie l'une après l'autre à son fils qui faisait la guerre.
Parti à la recherche de Piekielny, l'auteur rencontre l'Histoire, terrifiante, de ce XXème siècle qui connut la Shoah et Staline. Il rencontre aussi Gary, et Gogol, chez qui Gary pourrait bien avoir pris l'injonction de se souvenir d'un personnage peut-être imaginaire. Gary et ses blessures, son ambition, son panache, son inquiétude obsédée. Ses mystifications, la plus célèbre étant la "création" d'Emile Ajar, cet hétéronyme par lequel l'auteur de "la Promesse de l'aube" voulut, et réussit, à se dédouaner des attaques d'une certaine critique littéraire parisienne qui ne manquait pas, à chaque nouvel ouvrage, de lui reprocher son manque de style, son conformisme et sa tendance à la répétition. Embarqué dans ce voyage, le lecteur y rencontre l'imaginaire lorsqu'il devient plus réel que le réel. Cela s'appelle la littérature et Un certain Monsieur Piekielny en constitue la célébration subtile et convaincante, à l'adresse de ceux qui lisent, de ceux qui ne lisent pas et de ceux qui ne lisent pas assez.
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