samedi 19 mai 2018

Le Lambeau, de Philippe Lançon

   "Laissez les morts enterrer les morts" : cette sentence christique, un peu ambiguë comme souvent, nous invite à regarder du côté des vivants. Oui, mais lesquels ? On se souvient de l'attentat de Charlie Hebdo, le 9 janvier 2015 : les frères Kouachi entrent dans les locaux et descendent tout le monde à coups de kalachnikov. Wolinski, Cabu, Charb et d'autres sont tués, certains s'en sortent indemnes, d'autres sont blessés. Parmi eux, Philippe Lançon, écrivain et chroniqueur à Libération, a le bas du visage arraché par une balle. Pendant qu'il fait semblant d'être mort, il voit à son côté la cervelle de Bernard Maris, son ami l'économiste hétérodoxe, s'écouler hors de son crâne brisé.
   Comment survit-on à pareille tragédie ? Grâce à la médecine, d'abord, et à la chirurgie. Philippe Lançon est transporté à la Salpêtrière, pris en charge immédiatement. On l'opère, le réopère. Sa chambre et le bloc opératoire sont devenus sa maison, les policiers armés qui le protègent (il était une victime, il est demeuré une "cible potentielle") sa famille. Des relations d'estime et même d'amitié se nouent avec les soignants, avec les chirurgiens. Philippe Lançon trace ainsi un très beau portrait de femme : celui de sa chirurgienne, Chloé, aussi compétente que passionnée par son métier, ce qui ne l'empêche pas d'apprécier la littérature et l'art. Une femme de caractère, c'est-à-dire pas toujours facile, mais une personne dont on peut dire qu'elle fait l'honneur de son métier.
  Et, bien sûr, lorsqu'on est journaliste et écrivain, c'est aussi par l'écriture que l'on se sauve. D'autant plus que, si Lançon est bavard, comme il le dit lui-même, il lui sera interdit de parler pendant les premiers mois après l'accident : il n'a plus de menton, il faut lui greffer un "lambeau" d'os, celui du péroné, et il importe que la greffe prenne, ce qu'elle ne fait pas tout de suite. Il écrit sur des tableaux blancs Velleda, à destination de ses interlocuteurs, sur des cahiers ou carnets pour lui-même et pour les autres. Il finira par écrire le livre que nous venons de lire, sans complaisance et sans volonté d'en découdre. L'empathie est la note dominante de ce récit, et, non, "empathie" n'est pas un gros mot condamné par le politiquement correct. L'empathie est ce par quoi un homme se rattache à l'humanité, l'auteur nous le rappelle et c'est très bien ainsi. Comme il nous rappelle aussi la force possiblement pervertissante de ce qu'il a vécu : C’est en écrivant cette chronique que j’ai pris conscience d’un état que, jusqu’ici, je dissimulais plus ou moins : je ne parvenais plus à évoquer ce que je voyais ou lisais sans le lier ouvertement à mon expérience. Elle devenait le filtre, la vésicule par laquelle tout circulait. Ce qui ne la touchait pas ne me concernait plus ; mais cela posait un nouveau problème, nouveau pour moi : comment faire pour ne pas devenir « vendeur » de cette expérience ? Comment ne pas l’utiliser comme un hochet, une marque, un produit d’appel ou un signe de reconnaissance, mais, au contraire, pour la détacher de moi-même ? La seule solution était non pas de rabâcher cette expérience, mais d’isoler ce qui, en elle, prenait forme, jusqu’à en déposséder celui qui l’avait vécue –ou subie.
  C'est donc bien l'écriture qui le sauve et il nous met, nous, lecteurs, à ses côtés et tout près de lui. Indulgence plénière pour ses accès d'égocentrisme, l'incommunicabilité qui s'instaure un moment entre son amie Gabriela et lui et les manières assez brusques dont il semble user par moments avec son entourage. Il y a dans "le Lambeau" quelque chose de définitif sans être tranchant. L'écriture emprunte ses vertus au classicisme sans jamais en prendre la pose. Et à aucun endroit de ce récit ne se dément le sentiment de justesse et de justice qu'éprouve le lecteur. Pour cette raison, un livre marquant.


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