samedi 5 mai 2018

Journal d'Irlande, de Benoîte Groult

   Benoîte Groult revient. En fait, elle ne nous a jamais quittés. Sa voix passionnée d'écrivaine féministe, animée d'une vitalité sans faille, interrogeant sans cesse les rapports hommes-femme, la famille, l'amitié, nous l'entendons encore à travers les livres qui nous ont marqués : Ainsi soit-elle, la Touche étoile... pour ne citer qu'eux.
    Mais voici que nous arrive, par-delà la tombe, une autre image de cette écrivaine : le marin (la marine, devrait-on écrire, si ça ne sonnait pas bizarre),  habitée par une passion pour la pêche et pour l'Irlande où le temps est sans cesse changeant, les habitants pas toujours adonnés à ce qu'ils font (nous sommes dans les années quatre-vingt-dix), mais les touristes pas encore très nombreux, contrairement aux écrivains qui, eux, l'étaient déjà.
  A l'origine, ce "Journal" n'était pas destiné à la publication. Ce sont les carnets que Benoîte Groult tenait chaque été, depuis son arrivée dans la verte Erin, jusqu'à son retour à Paris. Ils ont été revus, relus et mis en forme par sa fille. Chaque jour ou presque, elle couche sur le papier quelques lignes. Où il est beaucoup question de la pêche qu'elle vient de faire (la mer est cet être tutélaire, puissant, changeant, mais avant tout nourricier), des plats qu'elle va préparer, de la couleur du ciel (et il y a beaucoup à dire rien que sur le sujet) et des coefficients de marées (bonne occasion pour réviser les formules mathématiques).
  Mais il est question aussi des amis, gens du lieu ou célébrités (on assistera ainsi à la venue de Mitterrand, à un rendez-vous amical avec Michel Déon), de son mari Paul Guimard, à qui la lie une longue cohabitation, une complicité intellectuelle et une commune passion pour la mer. Mais l'auteur des "Choses de la vie" vieillit, manifeste, en dents de scie, un certain laisser-aller et un penchant pour la boisson. Souvent Benoîte Groult s'en agace. Elle sait bien pourtant qu'il est devenu difficile de quitter cet homme vieillissant, père de sa dernière fille, malgré les infidélités mutuelles. Ce n'est pas un couple sans jalousie, mais c'est un couple pour lequel la possessivité n'est pas telle que la jalousie puisse tout détruire. Notre écrivaine féministe a un amant, un Américain du nom de Kurt, dévoué, attentionné, amoureux et excellent amant au surplus. Beaucoup de qualités, sauf celle d'être un intellectuel. Et l'auteur, avec une auto-ironie plutôt triviale mais au fond bien réjouissante, de s'écrier : pourquoi faut-il que le roi des cons soit le roi de mon con ? Bonne question, en effet, que beaucoup de femmes pourraient se poser.
  Cependant, le temps passe pour tout le monde. Kurt comprend bien que Benoîte ne divorcera pas pour lui. Qui par ailleurs vieillit. Il n'est plus un si bon amant qu'autrefois. Les amants continuent de s'écrire, Kurt entame aux Etats-Unis une liaison avec une veuve, ce qui rassure son amante française en la déculpabilisant. Benoîte Groult apprend son décès avec un certain retard, ils s'étaient éloignés, mais le portrait qu'elle aura tracé de lui dans ce "Journal" sonne juste, tout comme l'attitude de ses filles qui avaient encouragé cette liaison au nom de son bonheur.
  Si le journal s'achève, c'est que la maison a été vendue. L'auteur y revient et nous livre le récit de ces retrouvailles, mais on comprend bien qu'ensuite, le grand âge venant, l'Irlande n'appartiendra plus qu'à son passé. Entre-temps, Benoîte Groult nous aura gratifiés d'une belle leçon d'amour, de vie et de pêche.

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