Seul architecte du XXème siècle à avoir exercé sous pseudonyme, Le Corbusier ? C'est bien possible et cela tendrait à montrer qu'il fut soucieux de sa gloire avant même de l'être de son oeuvre.
Il y a un "problème Le Corbusier". La plupart des gens le citeraient volontiers comme le représentant archétypique de l'architecture du XXème siècle et de la modernité. Pourtant, qui, en dehors de quelques fanatiques "idéologiques", souvent architectes eux-mêmes béats d'admiration devant ce "père fondateur", voudrait vraiment habiter ses constructions ? On sait bien que, pour les Marseillais, la "Cité radieuse" est très vite devenue "la maison du fada" et on pressent qu'il y a, derrière cette moquerie méridionale, une certaine lucidité.
Heureusement, en un sens, Le Corbusier a beaucoup écrit et pas tant construit que cela. Ce qu'il voulait construire, c'est surtout son personnage. De ce point de vue, il a parfaitement réussi. Au point que ce n'est que récemment que ses liens, forts, avec le fascisme et le régime de Vichy ont été pleinement mis en lumière. On se doutait bien de quelque chose... mais le flot de ses discours d'autopromotion avait fini par faire passer l'éloge de la modernité technologique pour un nouvel humanisme.
Pourtant, lorsqu'on parle de "machine à habiter", lorsque l'architecte prétend définir une sorte de "mode d'emploi" des habitations qu'il conçoit, où est-on ailleurs que dans un monde régi autoritairement - et par des règles fixées par l'architecte lui-même. Olivier Barancy a le mérite de le souligner. La plupart du temps, les bâtiments conçus par Le Corbusier ne "marchent" pas. Il suffit de penser à la fameuse villa Savoy, représentative de la plupart de ses choix (pour ne pas dire de ses "tics") architecturaux. Elle ne fut jamais véritablement habitable, tout simplement parce qu'elle était conçue au rebours des besoins et des désirs de ses propriétaires, et sans qu'il soit besoin d'insister en outre sur les malfaçons "structurelles" qui l'affectent et la rendent presque impossible à maintenir en bon état et même à restructurer. On met souvent au crédit de Le Corbusier la réalisation de Chandiargh, en Inde ; mais là aussi, un certain nombre de bâtiments dont le "Capitole" (bâtiment administratif) ne sont pas fonctionnels. En outre, il semble bien que la part prise par notre fameux architecte dans la conception d'ensemble de la ville ne soit pas si importante que cela.
Le concepteur de la "Cité radieuse" avait inclus au sein de l'immeuble un petit centre commercial destiné à procurer à ses habitants des produits de première nécessité. Très vite, les commerces qui en faisaient partie ont périclité et les locaux ont été réaffectés à des bureaux commerciaux ou des professions libérales. Associer en un même lieu plusieurs fonctions différentes (habitat, commerces...) paraît pourtant une excellente idée, au rebours des principes "fonctionnalistes" dont Le Corbusier a été, dans la majeure partie de sa carrière, le défenseur acharné. Encore faudrait-il le faire en ayant au préalable étudié les conditions dans lesquelles un point de vente peut s'avérer à la fois attractif et rentable, créer à la fois de la convivialité et de la rentabilité. Notre architecte ne fit jamais une telle démarche, qui aurait supposé de sortir de la pose du créateur. Ecouter le "client" (qui était d'ailleurs pour lui plutôt un "usager") était pour lui s'abaisser.
D'autres analyses contenues dans ce livre me semblent plus contestables, en tout cas plus hâtives. Ainsi par exemple de la critique de l'architecture "sur dalle", accusée d'engendrer des échecs systématiques et une ghettoïsation des espaces. Oui, c'est vrai si l'on pense à Pantin, ça l'est moins sans doute pour le front de Seine du XVème (malgré l'impression de désert que l'on ressent en traversant ces espaces), ça l'est moins encore pour l'esplanade de la Défense. Tout dépend de la qualité de la réalisation, de la population appelée à fréquenter ces "dalles", et plus encore peut-être de la volonté (des architectes mais également des pouvoirs publics) de les aménager. A une époque où l'on veut chasser la voiture des centres-villes, une circulation "en site propre" des véhicules à moteur est-elle à coup sûr une aberration ?
Au-delà de la personne de Le Corbusier, dont les options idéologiques sont parfaitement détestables, la vraie question (et elle englobe bien des signatures architecturales du XXème siècle) est celle du fonctionnalisme. Jusqu'à la fin du XIXème siècle, la plupart des villes concentraient et mélangeaient dans un espace très limité des fonctions variées (habitat, commerce, industrie, services). Dysfonctionnements multiples et insalubrité en étaient souvent la conséquence. D'où l'idée de repenser les centres urbains en différenciant fortement les espaces, selon leur usage. Tel est le fonctionnalisme, enfant de l'hygiénisme. Des personnalités comme celle de Le Corbusier, gonflé de vanité et d'autosatisfaction, ont pu profiter de ce mouvement. Et comme notre architecte était doté d'un bon coup de crayon et d'une faconde puissante, il a plutôt bien réussi à tromper son monde, ses réalisations sont venues allonger la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO et il a bénéficié du soutien de quelques grands intellectuels, parmi lesquels des "institutionnels" comme André Malraux. L'escroquerie intellectuelle a pu tromper beaucoup de monde. Sans doute commence-t-on seulement à en sortir.
A partir de cet exemple-repoussoir, resterait à savoir ce que seraient, aujourd'hui, des principes urbanistiques "souhaitables". Bien que ce ne soit pas le sujet de son livre, je suis un peu étonné qu'Olivier Barancy n'amorce aucune réflexion sur ce point. Il ne fait non plus nulle mention d'un ouvrage qui me semble décisif en ce qu'il associe une réflexion d'ensemble sur le fonctionnalisme architectural et urbanistique et une observation attentive, que l'on dirait parfois presque minimaliste, de ce qui fait qu'un tissu urbain est ou n'est pas à même de procurer de l'agrément et une richesse émotionnelle à ceux qui le fréquentent : je veux parler du livre de Jane Jacobs "Déclin et survie des grandes villes américaines". L'auteur, qui n'est pas architecte (mais Le Corbusier ne l'était pas non plus, n'ayant jamais passé son diplôme), s'attaque à la question "par le bas". Elle observe et enquête avec beaucoup d'attention, moissonne des informations et, à partir de là, réfléchit. Elle revendique cette modestie. Faudrait-il que les architectes fassent de même et abandonnent leur position de démiurges ? Peut-être pas, mais il importerait en tout cas qu'il sachent que, contrairement aux autres créateurs, leur public n'a pas toujours la possibilité de se détourner de leurs oeuvres.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire