On parle volontiers de
lui comme de l'un des grands philosophes du moment. Un
incontournable.Tant il est vrai que le sort que nous faisons aux
animaux paraît mériter, aujourd'hui plus qu'hier, d'être pensé en
profondeur, loin du paternalisme des « sociétés
protectrices » et de la sensiblerie souvent ridicule qui a
cours dans certains milieux sociaux. Comme souvent, ce courant de
pensée prend appui sur un petit nombre de mots-étendards. L'un
d'eux, « spécisme », formé sur le modèle de
« racisme » permet de stigmatiser par une analogie facile
tous ceux qui ne seraient pas convaincus que toute espèce animale a
les mêmes droits que les hommes et les femmes. Le puissant Paul
Watson, héraut (mais pas héros) de la défense des grosses bêtes
aquatiques au dépens des hommes (même si évidemment les
harponneurs japonais ne sont pas les plus sympathiques de nos
semblables), est passé par là et pas grand-chose après lui ne sera
comme avant, il faut le savoir.
Vous avez dit
philosophie ? Je dois dire que je n'en ai guère vu, dans le
livre de Peter Singer. N'y cherchez pas, en particulier, une
réflexion sur ce qu'est le « règne animal », ce qui le
distingue des autres formes de vie et en quoi l'espèce humaine s'en
distingue (car elle s'en distingue, et je ne sache pas qu'un dauphin
puisse avoir recours comme je le fais en ce moment à un MacBook –
dommage pour la marque à la Pomme ! - pour écrire un article
sur la libération animale). Pas un mot, tout au long du livre, sur
la notion de « conscience ». Evidemment, c'est le propre
de l'homme. Le propre de l'homme que ce potentiel d'involution qui
lui permet de mobiliser un « logos » et de le tourner
aussi bien vers lui-même que vers ce qui lui est extérieur. La
conscience, sur laquelle les penseurs anglo-saxons ont tant et si
intensément réfléchi (je pense à Daniel Dennett, mais il y en a
d'autres), ne sert pas la cause de l'antispécisme tel qu'il s'exhibe
aujourd'hui. On s'abstiendra donc d'en parler.
De tout ce qui
précède, on pourrait facilement conclure que je suis en désaccord
radical avec les thèses de Singer. En fait, non ; les choses
sont un peu plus compliquées.
Pour l'essentiel, le
livre de Peter Singer est une compilation des mauvaises manières
(pour employer un euphémismes) que les hommes font subir aux
animaux. L'auteur a visité des laboratoires où l'on pratique
l'expérimentation animale, des fermes industrielles, des
« batteries » d'élevage de poulets. Il a lu beaucoup de
littérature sur la question, notamment les revues – pas toujours
passionnantes ni ragoûtantes, sans doute – destinées aux
fermiers. Il nous décrit et nous montre à longueur de pages comment
les animaux souffrent, et les réactions qu'ils développent face à
ce qu'ils subissent. On le savait, bien sûr, mais tous les détails
qu'il nous fournit nous le font voir de manière encore plus nette.
Les hangars d'élevage d'animaux, où ceux-ci ne voient jamais le
jour ni leur milieu naturel, sont de véritables visions d'enfer ;
ce qu'il peut y arriver de mieux aux animaux est de mourir vite.
L'auteur a raison de le souligner. En plus, les produits qui en
sortent ne sont pas de la meilleure qualité. La logique du rendement
est venue pervertir le système, tout comme le taylorisme était venu
vicier à la base la notion de progrès technique. Il y a désormais
derrière tout cela de gros intérêts financiers – Singer cite un
éleveur justifiant ses pratiques en disant que ses installations
« coûtent cher » : cela a le mérite d'être clair
- , des « lobbys » et des circuits de commercialisation
où les intérêts des différents intervenants sont liés.
Cette partie de
l'ouvrage est réellement convaincante. Nous mangeons trop de viande,
c'est sûr. Devenir végétarien est sans doute légitime. Mais que
vaut une pratique individuelle – même si elle n'est pas totalement
isolée – dans un tel contexte ? Quel peut être son effet ?
Cette forme de militantisme n'est-elle pas appelée à rester
anecdotique ? Ce faisant, le résultat premier que l'on obtient
n'est-il pas de se compliquer l'existence ? Je suis pour ma part
perplexe. Ou bien alors on fait le choix du végétarisme pour des
raisons de santé et de bien-être – et c'est tout autre chose. Il
est un fait acquis en tout cas que dans ce domaine la recherche de la
réussite économique suppose l'anéantissement préalable de toute
considération éthique (car pour moi le rejet de la souffrance,
humaine ou animale, relève de l'éthique humaine). Et ce n'est pas
acceptable. Le capitalisme bête et méchant a encore frappé,
l'humanisme éclairé doit s'y opposer de toutes ses forces.
Sur l'expérimentation
animale, Peter Singer semble être beaucoup plus à court
d'arguments. Il nous explique que, souvent, l'expérimentation
animale n'est pas pertinente scientifiquement. Par exemple, des
médicaments testés sur des animaux s'avèrent inefficaces ou au
contraire toxique, alors que sur l'être humain on s'apercevra
ensuite que c'est l'inverse. Entre-temps des animaux ont souffert –
pour rien. Il nous explique encore que certaines expériences sur
l'animal ne produisent pas de résultats significatifs. On les
réalise parce que les chercheurs et les laboratoires sont là pour
cela, et qu'il faut bien « publier ». Certes. Je veux
bien croire que ces situations existent et il me semble évident –
c'est d'ailleurs le propre de toutes les activités humaines –
qu'il y a eu des abus. Mais dans un monde de la recherche marqué par
la concurrence entre les équipes, par la culture du résultat et,
plus encore, par la recherche de financements, comment croire que la
plupart des expérimentations animales sinon toutes pourraient être
supprimées sans entraver en rien l'avancée des connaissances
scientifiques ? Dans le système nord-américain, caractérisé
par l'obsession de l'argent à tous les niveaux, est-il raisonnable
de penser que l'on finance abondamment et de manière durable des
programmes de recherche insusceptibles par leur principe même de
déboucher sur des conclusions valables ? Et existe-t-il un
« lobby des producteurs d'animaux de laboratoire »,
semblable à celui des éleveurs, assez puissant et bien introduit
pour empêcher tout changement ? Cela paraît peu probable. Il
n'en est pas moins vrai que s'attaquer à la souffrance inutile des
animaux est, là aussi, une cause hautement légitime. Mais il ne
faudrait pas, pour se faire, abandonner son discernement et son sens
de la mesure à la porte des laboratoires.
Reste une dernière
série de questions, pour élargir un peu le débat. Les Pays
sous-développés en sont en général restés à des méthodes
d'élevage artisanales ; c'est, au contraire, dans les Pays à
haut pouvoir d'achat que l'élevage industriel s'est implanté. Il en
résulte ce paradoxe : dans les Pays qui auraient besoin de se
nourrir abondamment et à faible coût, les produits correspondants
ne sont pas disponibles ; inversement, là où les consommateurs
disposent d'un haut pouvoir d'achat, on leur offre, en première
intention, des produits bon marché et de basse qualité... Autre
question, liée à ce qui précède : la possibilité de nourrir
la planète n'est-elle pas liée, précisément, à la possibilité
d'accès aux produits d'une agriculture et d'un élevage industriels,
seuls à même de produire les quantités nécessaires pour une
population en plein développement ? Ne faudrait-il pas en
conclure que cette forme de production est un mal nécessaire ?
Et peut-on envisager, à l'échelle de la planète et sur la base de
la prospective démographique, que ce ne soit que provisoire et qu'on
puisse ensuite s'orienter vers des modes de culture et d'élevage à
la fois durables au regard des ressources de la planète et
respectueux des valeurs éthiques ? L'un des enjeux majeurs du
développement est bien celui-là.
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