Dans notre parcours de lecteurs, nous y avons tous été confrontés : le livre qui ne nous intéresse pas, qui nous tombe des mains, dans lequel nous ne réussissons pas à « entrer ». Certes, ce qui s'exprime là, c'est notre subjectivité. Mais il arrive aussi que l'opinion générale déprécie tel ou tel ouvrage, le considérant comme « raté ». Ne parlons pas de livres d'auteurs inconnus et qui le resteront : ceux-là, personne ou presque ne les lit. Non, la vraie problématique est celle d'auteurs célèbres et célébrés, ayant commis un « mouton noir » dans leur bibliographie. Pierre Bayard en cite plusieurs exemples : Jean Santeuil pour Marcel Proust, Fort comme la mort pour Maupassant, l'Amour pour Duras, la Henriade pour Voltaire, Dieu pour Victor Hugo, etc. Ces livres sont connus parce que leur auteur l'est par ailleurs. Pourquoi donc les considère-t-on comme « ratés », c'est-à-dire inférieurs au reste de l'oeuvre, ne pouvant en aucune manière prétendre au statut de chefs-d'oeuvre, alors même que leur auteur avait par ailleurs parfaitement démontré sa capacité à susciter enthousiasme et admiration chez ses lecteurs ?
Pierre Bayard – qui, on s'en
souvient, nous avait régalé en nous démontrant qu'il était
indispensable et salutaire de savoir parler des « livres qu'on
n'a pas lus » - se livre à une approche qu'il qualifie de
« scientifique » du ratage en littérature. S'efforçant
de ne jamais fléchir dans la rigueur de son analyse, il en vient
ainsi à montrer que les « œuvres ratées » souffrent
toutes d'un même défaut : la mauvaise prise de distance entre
l'auteur et le lecteur. Tantôt cette distance est trop faible,
l'écrivain veut embarquer son lecteur sans ménagement et sans
conditionnement préalable dans une sorte de délire qui lui est tout
personnel, et l'on parlera alors d'une « hallucination »,
dans laquelle il est impossible au lecteur de s'impliquer ;
tantôt, au contraire, l'oeuvre, froide et hermétique, stérilise à
l'avance les tentatives d'approche. Dans l'un et l'autre cas, le
« plaisir du texte » est absent ou corrompu par le texte
lui-même.
Bien exposée, bien illustrée, cette
thèse est tout à fait convaincante. Elle joue sur l'interaction
auteur / lecteur, sur le fait que le lecteur – comme on peut le
constater à merveille dans chaque page d'un chef-d'oeuvre comme la
Recherche – est à la fois contraint par le discours de
l'auteur et invité à susciter en lui la richesse foisonnante de ses
propres rêves et de ses propres souvenirs et sur l'équilibre et la
cohérence formelle dont l'auteur, quel que soit le genre littéraire
qu'il a choisi et le style qu'il adopte, se doit de faire la
démonstration.
Là où les choses se gâtent un peu,
c'est lorsque Pierre Bayard se prend tout à coup d'envies
réparatrices sur les œuvres qu'il cite et étudie. Est-il légitime
de vouloir « améliorer » ces œuvres ? Le livre
refermé, nous en doutons plus que jamais. Produits défectueux,
elles sont des objets d'étude intéressants pour le critique :
leurs défauts sont intéressants, car il importe de les connaître
pour ne pas les reproduire. Hormis cela, les « œuvres ratées »
peuvent bien le rester et subir le sort qui leur est « naturel » :
l'oubli. Un oubli relatif au regard des autres œuvres du même
auteur. Nous n'avons nulle envie de relire une « Henriade »
améliorée. Les éditeurs feront bien de se consacrer à autre chose
qu'à la publication d'un tel ouvrage. N'améliorons pas les œuvres
ratées, consacrons-nous, lecteurs, à en lire par préférence
d'autres. Et là où Pierre Bayard s'égare à peu près
complètement, c'est lorsqu'il nous parle de marier les œuvres
ratées entre elles, de faire entrer tel personnage d'un livre dans
un autre, afin d'additionner les qualités littéraires et de
compenser les défauts. Nous avons tous, à un moment ou à un autre,
rêvé d'une telle interaction : Oliver Twist s'égarant du côté
de Guermantes, ou même Emma Bovary prise sous sa coupe par Stendhal.
Ça
peut être assez drôle, on peut même en faire une sorte de pastiche
littéraire, un hommage teinté d'humour au second degré. Mais ce ne
sera tout autre chose que la réécriture d'une œuvre ratée, à
laquelle nous n'avons aucune légitimité pour procéder, sauf à
considérer qu'il n'y a plus d'auteur et qu'on nage dans une espèce
de magma littéraire universel... Les tenants de la « mort de
l'auteur » semblaient pourtant bien ringardisés, et cependant,
cornaqués par Pierre Bayard, les voici qui se réinvitent travestis
au grand banquet des plaisirs littéraires...
Le
titre « Comment améliorer les œuvres ratées » associe
une question et un constat. La question gagne à demeurer sans
réponse, si ce n'est pour le livre de Pierre Bayard lui même, qui
s' « améliorerait » en voyant disparaître tout ce qui
touche à l'amélioration. Rangeons-les, les « œuvres
ratées », parmi les « archives mortes », afin
qu'elles laissent place à d'autres qui – grâce à la lucidité de
critiques comme Pierre Bayard – n'auront pas leurs défauts.
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