Je commence à avoir mes petites habitudes à Genève. Les librairies d’occasion que je croyais bonnes avant d’y être allé, du côté de l’Université, se sont avérées en pleine décrépitude. Et c’est dans un îlot urbain théoriquement « alternatif », autrement dit négligé voire dégradé, que j’ai trouvé un vrai bonheur de livres. On y accède par un passage couvert et sombre, on se retrouve dans une cour surbaissée aux herbes folles, on descend deux ou trois marches de guingois, on écarte quelques branches d’arbustes pour se frayer un passage, et on arrive finalement à la porte d’entrée de la librairie. L’éclairage est chaud et c’est un peu comme si l’on entrait dans le salon accueillant de son voisin. On navigue entre des falaises de livres, sur des étagères en bois brut. Il y a les romans, français et étrangers, les essais, la poésie, des disques aussi ; parfois, les étagères débordent en piles sur le sol et il faut alors se fixer des stratégies subtiles avant de pouvoir avancer un pied ou l’autre et pouvoir jeter un coup d’œil de près à quelques titres intéressants. Le propriétaire tient la caisse, elle-même entourée de piles d’ouvrages ; il note scrupuleusement les titres que vous achetez, ainsi que leur prix, sur un grand cahier à carreaux d’écolier. En sortant, on retrouve la bizarrerie de cette cour, les appartements qui ont mal vieilli, avec leurs balcons où s’accumulent les objets hétéroclites, révélateurs d’occupants autrefois bohèmes, sans doute, aujourd’hui plutôt paupérisés et mouisards. On n’est pas tout à fait dans un lieu privé de vie, mais ces immeubles semblent attendre depuis trop longtemps quelque chose qui ne vient pas.
C’est donc là que j’ai trouvé les « Carnets de Saorge ». Curieusement, le client qui me précédait avait acheté plusieurs autres livres de Charles Juliet – mon choix s’était-il fait, en quelque sorte, par imitation ? Un tout petit livre, pour 5 francs, prix imbattable dans une bouquinerie suisse. Un livre dont l’attrait tenait avant tout au nom de Saorge, immédiatement évocateur d’une image : celle de ce gros village perché que l’on découvre brusquement en contre-haut, à un tournant de la route de la Roya, et qui, de loin même, semble à la fois rempli d’Histoire et plein de vitalité de nos jours encore.
Charles Juliet y a séjourné, dans l’ancien couvent franciscain devenu « résidence d’écrivains » sous la houlette de la Direction régionale des Affaires culturelles de la région PACA (qui, paraît-il, va changer de nom, mais on ne sait pas encore lequel sera choisi). Coïncidence : le couvent de Saorge était, en quelque sorte, la « maison-mère » des Franciscains qui enseignaient dans leur collège à Monaco ; et, à l’époque où j’y faisais mes études, le supérieur du couvent de Saorge était le Père Pol de Léon, personnage haut en couleur, auquel j’avais écrit, précisément pour demander si une « retraite littéraire » serait envisageable dans le bâtiment occupé par sa confrérie. A quoi il avait répondu, en substance, qu’il n’avait rien contre le littéraire pourvu qu’il fût, en première intention, hautement spirituel et christianisé dans la stricte observance des rites conventuels. L’échange de correspondance en était resté là. Mais mon idée de « laïciser » le couvent de Saorge, au bénéfice de la pensée et de l’écriture, était en quelque sorte prémonitoire.
Peut-être est-ce la raison essentielle qui m’a fait aller vers ce livre. L’auteur y raconte ses rencontres au village et dans les alentours. Ses « parenthèses », aussi, pour se rendre ici ou là, pour une conférence ou une rencontre. Un certain nombre de ceux que l’on appelle les « néo-ruraux », post soixante-huitards en mal d’ « authenticité » et de « contact avec la nature », se sont plus ou moins établis ou incrustés dans le village et sur ses hauteurs. Cela peut donner des échanges intéressants ou pas, selon le cas ; cela peut ouvrir sur de vraies valeurs humaines ou accentuer encore nos raisons de ne pas beaucoup espérer de l’homme et de son devenir. La marginalité peut se vivre selon des formes tout à fait opposées.
En dehors de cela, le climat et l’ambiance de Saorge semblent propices à la créativité de l’auteur. On ne peut que s’en réjouir pour lui, tout en ayant une pointe de regret quant au fait qu’il ne nous dise à peu près rien de son « work in progress ». Mais, après tout, ce livre n’est qu’un carnet et ne comporte que quelques dizaines de petites pages… Et puis, Charles Juliet retournera certainement dans la région : au cours de ses pérégrinations, il a cherché la Vallée des Merveilles et ne l’a pas trouvée. Si ce n’est pas un motif suffisant pour retourner en ces lieux…
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