Je n’avais guère aimé « Kafka sur le rivage », pourtant chaudement recommandé par une amie écrivain. Doté d’une incontestable puissance évocatrice, le talent de Murakami s’attaquait à un sujet monumental : il s’agissait ni plus ni moins que de revisiter l’histoire d’Œdipe, l’homme qui a tué son père et épousé sa mère. Et Murakami le faisait en associant le réalisme et le fantastique, un récit donné pour vraisemblable basculant tout à coup dans un monde où tout (c’est-à-dire bien souvent n’importe quoi) peut arriver. C’est très à la mode et bien souvent cela ne « fonctionne » pas ; d’autres auteurs en ont d’ailleurs fait les frais, je pense en particulier au Douglas Kennedy de « la Femme du Vème ».
Rien de tel ici. Ou, plus exactement, disons que le fantasme est tenu en lisière. Le narrateur d’ « Au sud de la frontière… » raconte sa vie et ses amours de jeunesse, sa prédilection pour les femmes boiteuses (conformément à une certaine tradition qui veut que la boiterie constitue un puissant appel sexuel). Cet homme est à la fois sensible et capable d’une certaine indifférence, ou en tout cas de tourner la page facilement. Il est à la fois en quête de profondeur et capable d’agir très superficiellement. Japonais et occidental : il vaut sans doute mieux associer ces deux qualificatifs d’origine que d’affirmer, comme je l’ai lu quelque part (c’était, je crois, un renvoi à partir du blog de Pierre Assouline), que Murakami est un auteur japonais qui écrit des romans américains, et que telle serait l’origine de son succès et de la qualité d’ « auteur-culte » qu’on lui décerne volontiers. Non, vraiment, Murakami demeure bien trop subtil en toute chose pour être qualifié d’ « Américain », même si à ce terme sont volontiers associés l’efficacité et « ce qui fait vendre ».
« Au sud de la frontière… » parle de ce que nous sommes… presque. Ce n’est pas un roman-miroir, où le lecteur aurait à insérer sa propre idiosyncrasie ; plutôt un roman qui a pour effet de ramener à la surface nos propres sensations enfouies et à les analyser, au travers de personnages qui ont leur propre consistance, qui appartiennent certes à un Orient occidentalisé, mais ne sont pas pour autant transposables tels quels chez nous, car si tout ce qui fait leur humanité – et la palette de leurs sentiments, en particulier – n’est pas différente, on constate clairement que leur rapport au corps (spécialement à leur propre corps), tout comme leurs relations avec les autres et plus particulièrement avec leur entourage relèvent d’un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre. La part de mystère de l’être humain s’exprime dans ce roman avec une force subtile. Si les interrogations y foisonnent, elles ne sont jamais gratuites ; et s’il existe des questions sans réponse, elles ne mènent pas pour autant à des impasses. Peut-être la leçon de Murakami est-elle simplement de dire que le tranquille bonheur familial ne mérite que l’estime, mais qu’il ne saurait pour autant effacer les contradictions, les regrets, tout un ensemble de matériaux hétérogènes appartenant au passé, sans lesquels nous serions en quelque sorte amputés d’une part majeure de nous-mêmes.
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