Il est des livres qui appartiennent à une génération. Peut-être les autres en sont-elles exclues. La mythique de « la route », qui donne son titre au livre, est reliée à une époque : celle où le refus des valeurs bourgeoises, le rejet du « rêve américain » en tant que symptôme d’un incurable attachement à la réussite et à l’argent, supposait la forme moderne du vagabondage, partir ici ou là, en train ou en voiture, vivre de rien, accumuler les aventures, ressentir, souffrir parfois, aimer sans rien devoir à l’ordre établi et surtout ne rien planifier, envisager à tout moment que tout puisse arriver, le pire parfois et le meilleur aussi souvent que possible. Tel était le credo de la « beat generation » et je ne suis pas sûr que nous puissions encore le comprendre vraiment aujourd’hui.
Comme le dit pudiquement Michel Mohrt dans sa préface, « Sur la route » est un livre qui comporte certaines longueurs. O combien ! Pendant les cent cinquante premières pages, je me serai rarement autant ennuyé. C’est seulement par fidélité à ma règle personnelle (mais pas absolue) qui m’incite à ne pas abandonner les livres à demi-lus que j’ai continué. J’ai été récompensé : le second départ vers l’Ouest américain est plus riche que le premier, peut-être parce que Dean, le « héros » du livre, y occupe une place décisive. Il n’empêche que, par moments, on se demande chez quel auteur on se trouve. Ainsi, lorsque Dean et le narrateur s’entendent pour que ce dernier couche avec Marilou, la petite amie attitrée du premier, nous avons droit à cette savoureuse déclaration : « Attends qu’on soit amants à San Francisco ; je n’ai pas le cœur à ça. C’était vrai, elle pouvait en juger. C’étaient trois enfants dans la nuit de la terre qui voulaient affirmer leur liberté et les siècles passés, de tot leur poids, les écrasaient dans les ténèbres. » On en reste pantois : Kerouac est-il le « clochard céleste », cet être éthéré, détaché des contingences matérielles, métaphysiquement dépouillé des attributs du réel, qu’annonce le titre d’un autre de ces livres ? Est-il au contraire un écrivain cynique qui se moque sans vergogne de son lecteur ? Ou un véritable attardé des choses de la vie ? Impossible de le dire vraiment ; et ce que l’on sait de sa vie nous porterait à dire qu’il était tout cela à tour de rôle et parfois simultanément. Il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, disait Michelet. Dean Moriarty, hâbleur inconstant, beau gosse déchu et incontrôlable, que l’auteur exalte à longueur de pages comme un personnage sublime sans jamais qu’on en comprenne le motif (en fait, le motif existe sans doute, mais il fait partie de l’inexprimé de ce roman), Dean Moriarty est finalement un assez triste sire. Le XXIème siècle pourrait-il réhabiliter la beat generation à travers un personnage tel que lui ? Rien n’est moins sûr et c’est peut-être cela qui est particulièrement triste.
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