J’ai parfois l’impression que l’on tend à oublier la rupture profonde qu’a marquée la Première Guerre Mondiale. Fin d’un monde ? Fin d’une civilisation ? Ces termes sont délicats à manier. Pourtant, la caractéristique de cet événement est non seulement qu’après lui les choses n’ont plus jamais été comme avant (on peut le dire de bien d’autres faits historiques et c’est presque une tautologie, d’ailleurs) mais qu’un certain regard sur le monde – peut-être pourrait-on le caractériser par la foi en l’avenir - s’est trouvé à jamais anéanti.
De là vient sans doute l’interrogation lancinante sur les causes véritables du conflit. Les thèses dans ce domaines sont aussi variées que peu convaincantes : de l’exacerbation des nationalismes (mais ce phénomène a lui-même des causes qu’il s’agirait d’élucider) à la baisse progressive des taux d’intérêt (idée développée par l’économiste Charles Gide) en passant par les analyses multifactorielles (qui se veulent plus réalistes, mais peuvent apparaître aussi comme purement descriptives et, par conséquent, assez superficielles). Dans un très beau passage, Zweig évoque pour sa part l’accumulation extrême des énergies due au progrès technique, énergies « potentialisées » à l’intérieur des frontières étatiques et récupérées par les pouvoirs en place qui essayaient, de la sorte, de se conforter alors qu’ils se sentaient menacés. Bien sûr, cela ne règle pas définitivement la question ; mais cela s’accorde plutôt bien avec la puissance de la haine et la volonté d’extermination qui régna, dans les deux camps, au commencement de la guerre, jusqu’à ce que l’énergie s’épuisât.
Zweig a vécu cette période en intellectuel cosmopolite et polyglotte qu’il était. En pacifiste, aussi, ami de Romain Rolland, à qui il voue une considération et une estime sans borne. « Au-dessus de la mêlée », texte dont tout le monde connaît le titre et le thème mais que plus personne n’a lu de nos jours (et Zweig mentionne, ce qui à de quoi surprendre, qu’il ne s’agissait pas d’un ouvrage mais d’un article de six pages seulement), causa alors une sorte de choc, tant Romain Rolland allait à l’encontre de l’opinion dominante. A une époque « mondialisée », pourquoi cet auteur traîne-t-il avec lui une réputation de vieillotterie ? Ne faudrait-il pas aller y voir de plus près, de même que certains redécouvrent aujourd’hui avec une surprise heureuse Anatole France, victime en son temps d’une impitoyable « liquidation » de la part d’André Breton ?
S’il ne fut pas à proprement parler un « écrivain engagé », Zweig affirme en tout cas son ambition d’être un éclaireur, un homme qui veut montrer aux autres le chemin des valeurs humaines, contre l’oppression et contre l’obscurantisme. La Vienne où il a vécu, celle des premières années du XXème siècle, a été un formidable bouillon de culture intellectuel et artistique. Ce « Monde d’hier » s’est effondré brusquement, sans que les intellectuels comme lui parviennent à croire à un tel désastre avant qu’il fût arrivé. De même que les intellectuels de l’après Seconde Guerre Mondiale ne purent pas (ou ne voulurent pas) croire aux crimes du nazisme. Les peuples ont besoin de « grandes consciences » et de savoir aussi qu’elles peuvent se tromper. Se trompe-t-on moins à une époque où les « grandes consciences » n’existent plus guère ? Ne peut-on pas rêver que l’expérience d’un Zweig, contenue dans ce récit riche et palpitant, puisse tempérer les égarements d’aujourd’hui ?
Il n’empêche que les mots de Zweig sonnent quelquefois bizarrement pour le lecteur d’aujourd’hui. Les censeurs contemporains taxeraient probablement son livre d’antisémite. Pour lui, le Juif ashkénaze viennois est un Juif assimilé et n’a donc plus rien de Juif, et plus guère de raison d’être considéré comme tel, ne serait-ce que parce que sa famille a depuis longtemps délaissé toute pratique cultuelle : il n’en faut pas davantage pour brandir cette accusation d’antisémitisme. On voit aussi apparaître au détour d’une phrase quelque chose comme l’idée d’une conspiration homosexuelle pour accaparer le pouvoir en Allemagne, aux lendemains de la Première Guerre Mondiale. « Le Monde d’hier », livre posthume écrit par un auteur vieillissant, porte les marques d’une amertume qui déborde parfois inconsidérément. Et nous montre aussi, par un jeu de miroirs d’une époque à l’autre, combien la nôtre a créé de nouveaux tabous, a standardisé le langage et interdit d’accès certains domaines de questionnement. Les bonnes réponses ont-elles été trouvées pour autant ? Pas sûr. Et nous pourrions bien être en train de rebâtir sans l’avouer une dogmatique tout aussi rigide et inadéquate qu’une autre.
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