vendredi 5 décembre 2008

Une histoire d'amour et de ténèbres, d'Amos Oz

Existe-t-il un « événement fondateur » qui décide d’une carrière d’écrivain ? Peut-être. Mais peut-être aussi n’est-il pas toujours repérable après coup.

Amos Oz déroule les pages de sa vie et peu à peu nous découvrons que sa vie tourne tout entière autour d’un événement infiniment douloureux autant qu’inexplicable : la mort de sa mère.

Amos Oz appartient à la catégorie des « sabras », Juifs nés en Israël. Ses parents, ashkénazes, avaient émigré d’Europe de l’est avant la Seconde Guerre Mondiale, dans ce qui n’était encore que la Palestine, alors sous mandat britannique. Des Britanniques bien peu fair play, puisque, pour des raisons qu’on a peine à comprendre aujourd’hui encore, ils n’avaient de cesse que de favoriser les Arabes au détriment des Juifs qui avaient commencé, depuis quelques décennies déjà, à se réimplanter dans la terre de leurs ancêtres pour y fonder un Etat où vivre libres et à l’abri des persécutions, dont les pires étaient pourtant encore à venir, personne ne pouvant alors imaginer qu’un régime serait assez criminel pour décréter la « solution finale ».

Les parents d’Amos Oz étaient ce qu’il est convenu d’appeler des intellectuels. Parlant plusieurs langues, leur maison était envahie de livres, leur curiosité variée et insatiable. La famille comptait un certain nombre d’universitaires et d’écrivains. Le père, avait l’ambition de devenir lui aussi professeur d’université, ce à quoi il ne réussit jamais car il était sans doute trop timoré dans ses démarches et que les diplômes et titres dont il pouvait faire état se heurtaient à une rude concurrence. Il dut donc se contenter, toute sa vie durant, d’un poste de bibliothécaire, qui lui ménageait cependant l’accès à une documentation précieuse dont il tirait profit, la nuit, lisant et écrivant. Grande lectrice aussi, la mère était aimante et effacée, possédée sans doute par une souffrance qu’elle ne réussit jamais à exprimer.

Ce couple avec enfant unique vécut à Jérusalem les dernières années de l’avant-guerre, puis la guerre elle-même, puis la fondation de l’Etat d’Israël, avec son cortège de violences et de privations. Les moments heureux, les scènes de famille pittoresques ou loufoques alternaient avec des périodes de privation ou de peur pour l’avenir.

La mère était-elle trop fragile pour le supporter ? Toujours est-il qu’elle tomba malade. Et nul ne sut nommer ni guérir sa maladie. Dépression, neurasthénie ? Le petit Amos, enfant doué, grand liseur, conteur d’histoires, professait des opinions au-dessus de son âge. Par une sorte de dérision admirative, son père aimait à l’appeler « Son Excellence ». Les mots, le langage avaient dans cette famille une importance extrême : le père meublait les silences de la conversation par des récits, des plaisanteries, des morceaux d’érudition. Et cependant, il n’y avait pas de mots qui puissent s’appliquer à la maladie de la mère. Peu à peu, celle-ci ralentit son activité, perdit presque complètement le sommeil. Le petit Amos a vu cette chute, sans la comprendre, impuissant.

Un jour, la mère est morte d’avoir absorbé des barbituriques ; ses maux de tête lui avaient ôté l’envie de vivre. Elle s’est suicidée ou s’est laissée mourir : là aussi, les mots peinent à rendre compte de la réalité. Et la famille en a voulu au père. Et le petit Amos a décidé de rejeter loin de lui toute activité intellectuelle, pour aller vivre dans un kibboutz. Là, il a peu à peu compris que le travail manuel n’était pas sa vocation, qu’il lui fallait devenir écrivain, non par fidélité à la tradition familiale, mais parce qu’il n’en aurait jamais fini d’interroger le mystère de la mort de sa mère. Ce grand et beau livre est le résultat de cette quête. Il fait revivre des personnages fascinants et poétiques qui, tous, gardent leur part de mystère. Il interroge sans cesse cette mort, il pose des questions sans réponse, il nous montre, si nous ne le savions déjà, que la plus belle littérature est celle qui donne du sens à la vie, à la souffrance, à la mort, mais que ce sens n’est jamais confiné, jamais réductible à des éléments simples. Ce sens est insaisissable et l’humaine grandeur de la littérature est précisément dans cette recherche à l’infini d’une révélation qui nous échappe.

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