vendredi 6 juin 2008

Brodeck, en gris et noir

Il est des écrivains qui n’ont qu’à se faire un prénom, même s’ils ne sont pas « fils de… ». Et ça ne les aide pas toujours . Ainsi de Philippe Claudel : faire connaissance avec l’homonyme de celui qui écrivit une « Ode au Maréchal Pétain » ne me tentait guère. Se serait-il appelé Martin, c’est sans préjugé que je l’aurais abordé.

Mais, finalement, il s’est trouvé que chez nos amis canadiens, dans les Cantons de l’Est (outre la splendeur de leur paysage naturel, ces lieux disposent de ressources littéraires insoupçonnées pour qui n’a pas sur place des amis qui passent leur hiver, presque enfouis sous la neige, à dévorer de si bons livres que l’hiver canadien en paraît presque court), j’ai trouvé le Rapport de Brodeck sur la table, et j’ai commencé à lire.

Page après page, c’est un monde qui se dessine. Entre vérité historique et fantasmes. Nous pourrions être en Allemagne, au moment de la Seconde Guerre Mondiale. Mais, quoique ayant des prétentions millénaires, le Reich ne s’appelle pas le Reich ; la Nuit de Cristal ne porte pas non plus tout à fait son nom, et ce ne sont pas les Juifs que l’on persécute mais les étrangers en général, ceux qui sont venus d’ailleurs, ceux qui sont simplement différents… Brodeck, lui aussi, est venu d’ailleurs ; il n’est pas tout à fait d’ici, pas tout à fait de ce village où il pensait pourtant se faire accepter, mais qui n’hésite pas à le dénoncer aux militaires des troupes d’occupation, dès lors qu’il faut des victimes à exclure, à martyriser, pour préserver la paix des autres, les « purs », ceux dont l’identité se confond avec le lieu, et tant pis s’ils sont stupides, haineux, illettrés. C’est ainsi que Brodeck devient Chien Brodeck et se rend coupable lui aussi d’une infamie, car qui saurait à coup sûr préserver son intégrité morale en de telles circonstances ? Après lui, un autre étranger en fera les frais, cet homme un peu mystérieux qui arrive un jour et s’installe, et dont nul ne connaîtra le nom… Il a beau être généreux, ses qualités mêmes attirent le soupçon et déclenchent la vindicte. Il périra, pour avoir tendu au village le miroir dans lequel il lui était intolérable de se regarder.

Mené avec une intensité croissante, sans pathos facile, sans effets stylistiques voyants, le récit de Philippe Claudel nous envoûte pour nous entraîner là où nous n’avions peut-être pas envie d’aller : vers des épisodes noirs de l’Histoire récente, revisités par quelqu’un qui, trop jeune, ne les a pas vécus, et qui, par la force de son talent, parvient à les inscrire dans une sorte d’intemporalité. Ce roman, qui n’a rien de moralisateur, n’en est pas moins une puissante mise en garde contre le refus de l’autre (je songe à la Tache, de Philip Roth) et une très belle leçon de style qui donne à entendre, d’un bout à l’autre, une voix singulière et qui résonne.

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