lundi 31 octobre 2011

Le Camp des Saints, de Jean Raspail

Cette fois pas plus que les autres je n’ai dérogé à ma règle : aller jusqu’au bout d’un livre, même déplaisant. Un jour peut-être, lorsque l’impression d’avoir peu de temps encore devant moi sera devenue trop forte, je m’en affranchirai.
D’ailleurs, « déplaisant » n’est pas le qualificatif qui convient à ce roman. Ce roman est parfaitement odieux, du début à la fin.
Mais si je l’ai lu jusqu’au bout, c’est non seulement en raison de la règle que je viens d’évoquer, mais également parce qu’un de mes collègues me l’avait conseillé comme illustrant, sur le mode romanesque, ce qui était en train de se passer en différents lieux d’Italie du sud, depuis que le début des « printemps arabes » avait engendré violence et insécurité dans plusieurs Pays du Maghreb que leurs habitants, en conséquence, cherchaient à fuir.
Le Camp des Saints ne date pas du « printemps arabe » de 2011 et il n’en contient en aucune manière la préfiguration. Non, le propos est beaucoup plus radical : il s’agit d’un million d’hommes et de femmes, ni plus ni moins, lassés de la misère, qui décident un jour de quitter les rives du Gange sur de vieux bateaux rouillés qu’ils envahissent pour l’occasion, et de se rendre en Europe. Le roman avait été écrit et publié il y a plusieurs années. Il avait eu assez peu d’écho. L’éditeur l’a exhumé d’un probable oubli définitif lorsque, en relation avec l’actualité du moment, il pouvait tout à coup passer en quelque sorte pour prophétique. Marketing oblige.
C’est peu dire que l’auteur est de droite. Bien qu’à ce stade de l’aveuglement haineux et stupide on puisse se demander si les concepts politiques ont encore un sens. L’auteur est en tout cas raciste et ne s’en cache pas. S’il fallait lui trouver une qualité, ce serait donc d’être franc du collier, de ne pas tenter de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. N’étant pas complètement ignorant, il sait que le concept même de « race humaine » ne repose scientifiquement sur rien. Mais ne croyez pas que cela puisse l’arrêter en quoi que ce soit : il persiste et signe, il va jusqu’à revendiquer le fait que son ouvrage tomberait, aujourd’hui, sous le coup de la loi (heureusement non rétroactive, prend-il le soin de souligner, et par conséquent non applicable à un texte publié alors qu’elle n’était pas encore en vigueur) qui punit l’incitation à l’injure et à la haine fondées sur des concepts racistes. Bien que peu convaincu pour ma part par la pénalisation à outrance des déclarations publiques racistes ou discriminatoires, cette fanfaronnade me révolte par son mauvais goût. Céline, le Céline des pamphlets antisémites, a enfin trouvé son (in)digne successeur : le Camp des saints vomit à jet presque continu des flots de détestation et de mépris à l’encontre de ces « pouilleux » venus profiter des douceurs de la civilisation occidentale en récupérant à leur profit les sentiments « tiers-mondistes » culpabilisés des Européens en général et des Français en particulier.
Aveuglé par sa rage de combattre tout ce qui est différent (la réédition du Camp des saints a vu l’adjonction d’un avant-propos intitulé « Big Other », titre qui suffit à révéler la confusion mentale dans laquelle patauge l’auteur, qui assimile l’altérité à une forme de totalitarisme), Raspail hypostasie l’Occident. Géographiquement, c’est une notion commode ; culturellement, c’est pour le moins flou. Et c’est surtout pour l’auteur l’occasion de s’enferrer dans un jeu de contradictions : l’ « Occident » serait une « civilisation supérieure » ; cependant, la veulerie qui la caractérise l’empêcherait de s’opposer aux « envahisseurs ». Et elle resterait supérieure, après ça ? Quant à l’ « Occidental », il appartiendrait à une catégorie majeure, mais avant tout parce qu’il est l’héritier du monde gréco-romain ; outre que c’est faux, historiquement, l’auteur n’a pas songé un instant que cela revient à placer l’ « acquis » au-dessus de l’ « inné », ce qui est exactement l’inverse de son propos et des convictions qu’il affiche.
Tout, dans ce livre, vire à la caricature. Toutes les tares du roman à clés y sont aussi. Seules manquent les clés : qui est donc ce Jean Orelle, ministre vaguement philosophe et richissime rêveur, qui finit par se suicider en laissant un message énigmatique ? Malraux, Jack Lang ? Et le Président de la République française, prononçant à minuit sur les ondes un discours courageux, c’est-à-dire guerrier, puis s’effondrant dans le doute et le remords anticipé ?
Non, contrairement à ce l’on a pu me dire, ce que raconte ce roman n’a rien à voir avec ce que vivent les Italiens du côté de Lampedusa. Ce roman est celui d’un homme traqué par l’Autre, obsédé d’une identité qu’il ne parvient à définir que par de grands mots creux (l’ « Occident » étant sans doute le plus inconsistant de tous), croyant à un concept de « race » vide de sens et animé, en somme, par une haine si intense qu’elle dessert son propos. N’est pas Céline qui veut, et en l’occurrence on est pris par moments d’une forte envie d’éclater de rire à la face de l’auteur. Rire pour fuir l’ennui nauséeux de ces pages, voilà la solution, si l’on parvient à s’y tenir. Mais comment ne pas entrer en fureur devant ces multiples appels à faire taire sa conscience ? Tous les grands crimes de l’humanité, génocides et massacres, n’ont pu être commis que grâce au silence des consciences. Alors, de grâce, que les consciences parlent et ne cessent pas de parler !
Dès lors qu’on a vaguement des ascendances du côté des hobereaux de province français, dès lors qu’on fait partie de ces « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », comme disait Brassens, il conviendrait donc, comme Jean Raspail, de se proclamer le sel de la terre ! Faut-il être à côté de la plaque pour le croire et pour pouvoir l’affirmer aussi haut et fort.
Ce livre enfin refermé, on n’a qu’une envie, celle de crier à l’auteur cette vérité d’évidence que quatre cents pages ont tenté en vain de nous faire oublier : tous les hommes sont frères ! Et puisque Raspail en tient tant pour la civilisation gréco-romaine, on peut lui rappeler l’incontournable phrase de Térence (qui, je le rappelle au passage, était d’origine berbère) : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Tout écrivain digne de ce nom ne peut que s’affilier à cette déclaration.
Boulouris, où ce livre a été écrit, est l’un des plus beaux endroits de la Côte. La mer y est merveilleuse, et la lumière souvent sublime. Devant ce spectacle maritime privilégié entre tous, le regard se porte sur le « calme des dieux » ; on peut penser à la Grèce antique, à la mort, à l’écoulement du Temps, aux grandes passions humaines. Il faut avoir l’esprit mal tourné et mal fagoté pour fantasmer sur les légions d’indésirables pouilleux qui débarqueraient un jour et viendraient « souiller » ce merveilleux paysage.

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